Texte intégral
- EXTRAITS -
Q - Monsieur le Premier ministre, vous allez rencontrer le Chancelier Kohl à Bonn.
S'agit-il d'une visite de routine, ou y a-t-il des questions urgentes à l'ordre du jour de cette rencontre ?
R - Les contacts entre la France et l'Allemagne sont si nombreux que nos visites ne peuvent pas être présentées comme exceptionnelles. C'est donc une visite de routine. Du fait des mouvements sociaux en France, je n'avais pas pu participer au dernier sommet franco- allemand en décembre. Et le Chancelier et moi étions alors convenus de nous rencontrer un peu plus tard. Nous avons de nombreux sujets à aborder, dans le domaine économique, mais aussi dans d'autres secteurs.
Q - Puisque vous évoquez les problèmes économiques, en Allemagne aussi nous rencontrons des difficultés similaires à celles de la France. On observe les mêmes symptômes : accroissement du chômage, marasme économique. Il semble pourtant que la France et l'Allemagne aient choisi des voies différentes pour résoudre la crise. Comment se fait-il que, sur un sujet aussi important, il n'y ait pas eu une concertation étroite entre Paris et Bonn sur le contenu des mesures à prendre ?
R - Je ne suis pas de cet avis. Je pense que nous avons pris les mêmes orientations au moins sur un point essentiel : notre volonté commune de réduire les dettes de l'Etat, les déficits publics. Voilà une caractéristique commune aux politiques budgétaires française et allemande. Je dirai d'ailleurs au passage que le gouvernement français a réussi à contenir le déficit budgétaire 1995 dans les limites prévues, c'est véritablement une performance.
La deuxième caractéristique commune, c'est notre objectif de baisser la pression fiscale.
L'Allemagne l'a annoncé pour 1997/98. Et je dois dire que j'ai été très surpris de voir que l'on a opposé ce que fait la France et ce que fait l'Allemagne, en faisant comme s'il existait là une contradiction. Le gouvernement allemand a pris des engagements pour 1998. Nous aussi. Pour ma part, je ne trouve aucune contradiction entre nos politiques économiques.
Il existe naturellement des différences entre la France et l'Allemagne. J'en citerai deux : d'abord : l'Allemagne a connu une dérive salariale que n'a pas connue la France ; ensuite les coûts du crédit sont plus élevés en France qu'en Allemagne. Ce sont ces différences qui peuvent expliquer que nous n'ayons pas pris les mêmes décisions.
Q - Vous avez abordé la réforme de la politique de défense. Il est également question de la suppression ou d'une modification du service militaire. Cela inquiète les Allemands. Qu'en est-il concrètement de vos projets ?
R - Je comprends naturellement que cela intéresse beaucoup nos amis allemands. C'est un des sujets que j'aborderai avec le Chancelier Kohl. A l'heure actuelle, nous n'avons pas pris de décision définitive. Mais il est vrai que nous sommes sur le point de revoir l'ensemble de notre politique de défense. Pourquoi ? Eh bien d'abord parce que nos budgets d'équipements militaires doivent être adaptés aux nouvelles données stratégiques en Europe. De nombreux pays l'ont déjà fait. Nous pas. Et le moment de vérité est venu. L'adaptation de notre budget militaire, de nos programmes d'équipement nous conduit à nous poser la question du format, de la taille de notre armée. Nous devons nous demander dans quelle mesure cette armée devrait être davantage professionnalisée. Et cela inclut aussi la question du service militaire national. Je ne parle pas ici de sa disparition, mais d'une évolution, notamment dans sa forme non militaire. Une discussion va être menée dans les prochains mois sur ces points. Et nous en parlerons avec nos amis allemands, avec le ministre de la Défense, et j'en parlerai moi-même avec le Chancelier.
Q - Votre ami politique Pierre Lellouche a soumis une proposition intéressante dans ce sens. Il propose la création d'un super-eurocorps fort de 150.000 soldats. Qu'en pensez- vous ?
R - Le Président Jacques Chirac, il y a une quinzaine d'années, je crois, a suggéré que l'Europe devrait se doter d'une véritable identité en matière de défense et de sécurité. Rien n'a changé sur ce point. Et je partage entièrement son opinion. Nous souhaitons renforcer l'identité européenne de défense, et cela dans le cadre d'une modernisation de l'Alliance atlantique. Je crois qu'on a souvent mal compris les initiatives de la France vis-à-vis de l'Otan.
Il ne s'agit pas pour nous de regagner la partie intégrée de l'Otan. Nous disons plutôt : si l'Otan se modernise, et si l'Europe y voit son rôle renforcé, alors nous sommes prêts à nous rapprocher davantage de l'Alliance, et c'est en ce sens que la proposition de Pierre Lellouche est intéressante. Permettez-moi d'ajouter que la tragédie yougoslave se serait certainement déroulée autrement si nous avions disposé d'une telle force d'intervention.
Q - Il est beaucoup question d'une "nouvelle Otan", de la création d'un pilier européen au sein de l'Otan. La France continue-t-elle à miser sur un élargissement de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ?
R - Nous continuons de penser que l'UEO est le pilier sur lequel repose l'identité européenne de défense. Lorsque je parle de la modernisation de l'Alliance atlantique, c'est en étroite coordination avec l'évolution de l'UEO elle-même.
Q - Où en est l'offre de la France d'européaniser la force de frappe, et l'offre à l'Europe d'une "disuasion concertée", qui a déclenché un certain scepticisme en Allemagne ? Où en est la discussion ?
R - Ce qui m'amuse parfois, c'est que tout le monde en France prétend être à l'origine de cette idée. Je ne sais pas qui en a la paternité. Mais je me souviens très bien que j'ai moi- même, dans les premières semaines de 1995, fait une proposition en ce sens, lors d'un discours à l'occasion de l'anniversaire du centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay. Je crois qu'il faut être prudent et modeste, et pas trop ambitieux en présentant cette idée. La France a une force de dissuasion. Elle s'est donnée les moyens de garantir à long terme la fiabilité et la crédibilité de cette force. Et ceci reste un élément fondamental de notre doctrine de défense.
Dans un monde extrêmement instable, dont il est difficile de prévoir les évolutions, nous considérons que la dissuasion nucléaire est la garantie de nos intérêts vitaux. Nous disons à nos partenaires européens que cette dissuasion doit naturellement rester nationale. Il ne s'agit pas de l'européaniser. Mais nous demandons dans quelles conditions elle pourrait le cas échéant apporter sa contribution à la sécurité de l'Europe. Vous savez, le Général de Gaulle n'a jamais dit que les intérêts vitaux de la France se limitent aux frontières de son territoire national. Si la sécurité de nos proches voisins et amis, comme par exemple l'Allemagne, était menacée, cela nous concernerait naturellement aussi. Ne peut-on pas simplement y réfléchir ?
Nous avons posé la question. Nous ne souhaitons rien imposer à personne. Nous disons simplement que cela mérite peut-être d'en parler.
Q - Monsieur le Premier ministre, mercredi, vous allez vous rendre à Moscou, pour rencontrer le Président Yeltsine. Il sera certainement aussi question de l'élargissement de l'Otan. Allez-vous plaider un élargissement rapide ou avez-vous plutôt tendance à ménager les sensibilités de Moscou ?
R - Je crois que dans ce domaine, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Quand j'étais ministre des Affaires étrangères, j'ai déjà dit que les pays qui se préparent à devenir membres de l'Union européenne ont vocation à rejoindre un jour l'Alliance atlantique. C'est une simple question de logique. On pourrait d'ailleurs se demander si ceux qui sont déjà dans l'Union européenne ne devraient pas prendre la même voie. Je pense ici à quelques Etats dits neutres. Personne ne doit s'arroger un droit de veto à l'évolution de l'Alliance. Mais donner à la Russie le sentiment que nous allons aller poster des troupes de l'Otan à ses frontières, et créer en quelque sorte une nouvelle cassure en Europe, ce serait une grave erreur. Je crois que dans les discussions avec la Russie, il faut s'accorder du temps et que nous devons faire de la Russie un véritable partenaire, un partenaire de l'Union européenne et du système de sécurité collective sur le continent. J'avais naguère suggéré de conclure un traité de sécurité entre une Union européenne élargie, l'Alliance élargie et la Russie, pour montrer à la Russie que toute cette opération n'est pas montée contre la Russie. Je crois qu'il faudrait montrer cela clairement, et qu'il ne faut rien précipiter.
Q - Il semble qu'il existe des discordances entre Paris et Bonn sur la politique européenne. Je ne veux pas nier la bonne volonté des deux gouvernements. Mais l'incertitude sur l'union monétaire et les grandes difficultés que rencontrent la France et l'Allemagne pour remplir dans les délais les critères, ont entraîné quelques fausses notes. En Grande-Bretagne, il semble qu'on ait clairement prévu un échec ?
R - Je crois qu'il faut être prudent quand à l'objectivité des analyses de nos amis britanniques dans ce genre de situation. Il faut dire qu'ils sont actuellement dans une position des plus confortables. Ils prévoient donc un échec. Et si cela fonctionnait pourtant, je suis sûr qu'ils essayeraient de prendre le train en marche. Il est certain que beaucoup de gens ont intérêt à ce que l'union monétaire ne se fasse pas. La ligne du gouvernement français n'a pas bougé. Nous tiendrons nos engagements. Nous nous sommes fixé un objectif et nous ferons tout pour y parvenir. Le ministre des Finances a déjà confirmé que pour 1995, nous avons atteint notre objectif. Nous visions 5 % de déficit par rapport au Produit Intérieur Brut. Nous avons même fait un peu mieux. Et nous allons poursuivre nos efforts en 1996 et 1997. Je constate que le gouvernement allemand a dit la même chose. Pour ma part, je ne vois pas le problème. Il y a évidemment toujours des gens pour faire des commentaires de l'extérieur.
C'est la démocratie. L'idée selon laquelle un assouplissement des critères nous faciliterait la tâche me paraît très perverse. Ce serait le meilleur moyen d'étrangler la monnaie unique.
Parce que dès que nous aurions assoupli légèrement les critères, on nous demanderait de les assouplir encore un peu plus. Et si l'on commence à retarder la date d'un an on pourra nous dire : et pourquoi pas plutôt deux ans ? Et nous nous retrouverons en l'an 2010, et nous n'aurons rien fait. Je crois qu'il faut nous en tenir à nos objectifs, c'est l'avenir. Je suis optimiste et confiant.
Q - Pouvez-vous garantir à 100 % que la France sera qualifiée pour l'Union monétaire en 1998 ? Dans l'éventualité d'un échec, vous avez certainement déjà mené des réflexions sur ce qu'il conviendrait alors de faire.
R - Evidemment, si l'on part d'emblée sur l'idée d'un échec, il est certain que cela ne marchera pas. Aujourd'hui, je pars du principe que nous y arriverons. "Si", "au cas où"... au fond, on peut toujours dire cela pour tout dans la vie.
Q - Pourtant les doutes se multiplient. Ulrich Cartellieri, membre du directoire de la Deutsche Bank a suggéré, en cas d'échec, de ne faire l'union monétaire qu'entre la France et l'Allemagne. Pensez-vous qu'il s'agit là d'une solution alternative possible ?
R - Je refuse d'entrer dans le débat sur les solutions alternatives. Nous avons signé un traité. La France et l'Allemagne ont déclaré qu'elles sont décidées à en remplir les conditions.
Et c'est ce que nous ferons. Le reste, c'est une recherche de facilité ou un manque de courage.
Que les observateurs observent et ceux qui sont au gouvernement gouvernent.
Q - Une autre position intéressante a été faite par votre ami politique Pierre Lellouche, qui parle d'un noyau des grands Etats européens. Les cinq grands pays européens - la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne - assureraient à l'avenir la présidence de l'Union européenne par rotation tous les deux ans et demi, alors que les petits Etats de l'Union se contenteraient du poste de vice-président.
R - J'ai tendance à penser que l'Europe a besoin d'un visage. Cela vaut en particulier pour la politique étrangère et de sécurité de l'Union que nous menons en dialogue avec les Américains et les Russes. Si le porte-parole, le Président de l'Union européenne change tous les six mois, ce n'est pas bon. Et c'est la raison pour laquelle nous avons proposé de rallonger le mandat du Président ou de nommer une sorte de haut-représentant de l'Union européenne.
Quant à savoir si les grands Etats de l'Union doivent disposer d'un statut différent de celui des petits, je n'en suis pas convaincu. L'Union européenne repose sur l'égalité des droits. Même si évidemment les petits pays savent que, pour des questions aussi importantes que par exemple la guerre et la paix, ils ne peuvent pas avoir le même poids que l'Allemagne, la France et d'autres. Il faut faire preuve d'un peu de réalisme .
Q - Vous n'excluez donc pas un noyau européen composé des grands.
R - Ce que je n'exclus pas, c'est une Europe dans laquelle il y a quelques pays qui vont plus loin et plus vite que d'autres. C'est ce que j'appelle les solidarités renforcées. C'est la philosophie du Traité de Maastricht et de l'union monétaire. Et je crois d'ailleurs que cela peut porter aussi sur la politique extérieure et de sécurité, et sur d'autres domaines. A une condition : c'est que dans cette solidarité renforcée, l'Allemagne et la France soient toujours présentes, et que ce cercle reste ouvert aux autres intéressés. En cela, ma position diffère de celle du député CDU Karl Lamers, au moins telle qu'elle a été perçue en France. On a eu le sentiment que dans la position de Monsieur Lamers, il s'agirait d'un noyau dur fermé.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 novembre 2002)