Interview de M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, à France-Inter le 11 avril 2006, sur le rôle du président de la République pour arbitrer le conflit social issu du projet de contrat première embauche (CPE).

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- Le retrait du CPE laisse un grand perdant : D. de Villepin. Pendant des semaines, face à la contestation, il a dit, " Pas question de capituler ". Eh bien, il a dû le faire... Il ne reste rien du CPE de D. de Villepin, il ne reste rien des recommandations de J. Chirac pour améliorer ce texte, on se souvient de son intervention solennelle à la télévision et puis J. Chirac qui l'a soutenu, ce CPE. Est-ce qu'on n'est pas très loin, monsieur Debré, de l'autorité de l'exécutif toujours défendue par les gaullistes dont vous faites partie ?
R- On peut tout dire. D'abord, permettez-moi de dire que le président de la République a eu raison de promulguer la loi. Pour deux raisons : d'abord parce qu'elle avait été votée par le Parlement, et deuxièmement, sur les cinquante articles de la loi, quarante-neuf sont très importants pour améliorer la situation de l'emploi des jeunes. Il y avait un problème pour l'article 8 et le Président avait dit à ce moment là : eh bien on va suspendre l'application de l'article 8 et essayer de trouver une solution avec les organisations professionnelles, les syndicats.
Q- Non mais, il a fait des recommandations très précises : réduire la période d'essai de deux à un an, justifier le licenciement, tout ça c'est fini.
R- Il avait demandé à ce que l'on modifie sur deux points essentiels, à la fois la durée qui passait de deux ans à une période moins importante, et aussi pour la motivation des licenciements.
Q- On ne lui a pas obéi !
R- Oh, vous savez, si c'était si simple que ça ! Les consultations qui ont été opérées ont montré que, finalement, le blocage était tel qu'il fallait trouver une autre solution. Alors, il a réuni tout le monde et il a décidé et il a arbitré. Il a décidé pour un autre système, et il a arbitré entre les différentes tendances.
Q- Et l'autorité, monsieur Debré ?
R- L'autorité, c'est aussi parfois savoir anticiper et sortir d'une crise. L'ensemble des acteurs politiques, sociaux, étaient bloqués et le rôle du Président de la République... Je vous rappelle simplement, puisque vous faites état de mon souhait de toujours défendre les institutions, l'article 5 de la Constitution dit que le président de la République assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Il y avait donc une fonction nécessaire d'arbitre, et il l'a assumée parfaitement.
Q- Donc, il n'y a pas atteinte au crédit de Matignon et de l'Elysée.
R- Je ne dis pas ça, je dis qu'il y a les institutions telles qu'elles fonctionnent, et puis il y a la politique avec ses bons et ses mauvais côtés. Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse aujourd'hui. J'ai été très frappé, depuis ce matin j'écoute les commentateurs, les experts, les politiques, alors ils distribuent des bons points, des mauvais points. Mais moi qui suis maire, vous l'avez rappelé, d'Evreux, j'arrive d'Evreux, toute la journée d'hier qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai vu des jeunes qui cherchaient du travail, qui cherchaient de l'emploi, ils s'en foutent complètement de savoir si c'est Pierre, Paul, Jacques ou Y qui a gagné, perdu. Ce qu'ils veulent, c'est qu'on améliore leur situation.
Q- Non mais attendez ! Les manifestations qui ont eu lieu ces dernières semaines, on ne peut pas dire que c'est des qui s'en foutent.
R- Je veux dire qu'ils s'en foutent que ce soit Pierre, Paul, Jacques, ce qu'ils veulent c'est qu'on améliore la situation de l'emploi. Aujourd'hui, on va passer sa matinée à distribuer des bons points, d'abord parce que je n'ai pas vocation à distribuer des bons points et parce que ça ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est qu'on soit sorti d'une crise et qu'on arrive progressivement à améliorer la situation des jeunes qui sont au chômage.
Q- Très franchement, monsieur Debré, est-ce que durant cette crise, ces derniers jours, D. de Villepin a menacé de démissionner ?
R- Je ne sais pas et pas à ma connaissance.
Q- Pas devant vous ?
R- Non. Mais vous savez, moi, chaque fois que je le voyais, on cherchait une solution, un, pour sortir de la crise, et deux, pour améliorer la situation des gens qui sont à la recherche d'un emploi.
Q- On a vu D. de Villepin à la télévision hier matin, et puis hier soir sur TF1, il avait l'air fatigué, traits tirés, on aurait dit un homme K. O. debout. C'est le sentiment que vous avez aussi ? Vous avez parlé avec lui ? Quel est son moral ?
R- Ecoutez, je crois que d'abord il est fatigué, c'est normal, nous sommes tous fatigués, peut-être que vous ne l'êtes pas...
Q- ... non, non.
R- ... moi, je suis assez fatigué, je travaille beaucoup à Evreux, etc. Son moral, il est entier, il est combatif. Il a reçu une mission du président de la République qui est d'essayer de faire en sorte de lutter chaque jour, à chaque instant contre le chômage. Bon, il y a une voie qui n'a pas réussi, eh bien on va commencer par une autre voie. Il faut impérativement qu'en France, on sorte de cette situation où face auchômage, à la désespérance des jeunes, on ne fait que des incantations, on réunit des colloques, on fait des livres blancs. Eh bien non, il faut agir et D. de Villepin et le Gouvernement dans son ensemble essaient d'agir.
Q- J.-L. Debré, après un tel échec, cette affaire du CPE, est-ce que D. de Villepin peut encore lancer des initiatives politiques importantes avant la présidentielle de 2007 ou alors il ne lui reste plus que, disons les affaires courantes, par exemple peut-être une loi interdisant totalement le tabac dans les lieux publics ?
R- D'abord, un, faire de la politique pour attendre le temps qui passe, ce n'est pas son tempérament. La situation dans notre pays est difficile, il y a une désespérance des jeunes, il y a une inquiétude, il faut que nous essayions d'y répondre. Il y a un an, avant les élections présidentielles, eh bien je souhaite que la majorité, le Gouvernement, le Président de la République, le Premier ministre se mobilisent, car chaque jour est un jour important. Vous n'êtes pas aux Sans-emploi, mais moi je les vois tous les jours les gens sans emploi, ils s'en foutent de savoir s'il y a dans un an une élection présidentielle. Ils veulent qu'on leur trouve du boulot.
Q- N. Sarkozy dans Le Figaro, ce matin, déclare, je le cite, " qu'il aurait mieux valu ne pas se lancer dans cette affaire du CPE et que ce dispositif du CPE n'était pas pertinent ". Vous êtes d'accord avec lui ?
R- Attende ! D'abord il le dit, je crois, dans l'interview, il avait approuvé le CPE, mais, si vous voulez... je ne ferai pas de commentaire, parce que, encore une fois, je ne veux pas partir dans ces voies-là qui sont pour moi totalement stériles. Mais, dans la difficulté, dans l'épreuve...
Q- Alors ce que dit Sarkozy est stérile !
R- Attendez ! Je dis que les polémiques sont stériles et qu'aujourd'hui, sans arrêt, aller essayer de distribuer des bons points ou de taper indirectement sur les autres, ce n'est pas la bonne solution. Je dis simplement que moi je préfère dans la difficulté ceux qui serrent les rangs et font face ensemble plutôt que ceux qui n'ont qu'une obsession, c'est de se démarquer. Il y a une épreuve, eh bien on va l'assumer tous ensemble avec un seul souci, non pas de dire, " J'avais raison ", non pas de dire " Si vous m'aviez écouté ", mais de dire simplement : " il y a une épreuve, il y a un échec, eh bien essayons... "
Q- ... et des dégâts.
R- " ...Il y a des dégâts, eh bien essayons de faire en sorte que la situation de l'emploi s'améliore ". Vous savez, ceux qui donnent des leçons, pour moi, ils sont un peu suspects, car c'est tellement facile...
Q- N. Sarkozy donne des leçons ?
R- Non, je ne parle pas de SARKOZY, mais vous voyez comme vous êtes obsédé par la politique, obsédé par ça. Moi, je suis obsédé par essayer de trouver dans mon pays une amélioration à la situation de l'emploi. Alors, je voudrais qu'on évite une bonne fois pour toute, je vais vous dire, de m'interroger sur les commentaires que je peux faire sur monsieur Sarkozy. Je vous dis simplement que moi je préfère que dans l'épreuve, on soit tous ensemble plutôt de se démarquer. Mais aujourd'hui, nous avons mis en place et nous mettons en place un nouveau système qui va permettre à des jeunes d'essayer de trouver un parcours professionnel et une formation. C'est ça qui est important. Après, laissez aux historiens le besoin de commenter et de distribuer des bons points ou des mauvais points.
Q- On peut quand même s'interroger quand un homme politique dit qu'il est solidaire et qu'en même temps il critique l'action du patron du gouvernement.
R- Mais écoutez, interrogez-le mais ne m'interrogez pas. Tout ça ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse c'est, encore une fois, l'emploi. Venez avec moi à la mairie d'Evreux, vous verrez ces jeunes qui demandent et vous verrez s'ils s'intéressent aux questions de savoir si Trucmuche, Trucmache ou Machin Chouette a été pour ou a été contre. Ce qu'ils veulent c'est qu'on améliore.
Q- Non mais, Trucmuche, Machin Chouette, il s'agit quand même du Premier ministre et du ministre de l'Intérieur, le n° 2 du Gouvernement.
R- Mais vous vous en remettez toujours à cela. Je dis simplement que le
problème il n'est pas là.
Q- Justement, vous évoquez les jeunes que vous rencontrez à Evreux. Ces dernières semaines, il y a eu des centaines de milliers de jeunes dans les rues qui ont contesté ce CPE. Est-ce que vous avez le sentiment de vous être mis à dos la jeunesse et est-ce que vous pensez que ça peut vous coûter cher lors de la présidentielle de 2007 ?
R- Non, je pense qu'on se serait mis à dos si on n'avait pas écouté. Là, on a montré notre capacité à écouter et à entendre et à comprendre. Je vais vous dire, cela fait 25 ans qu'il y a en France un problème du chômage des jeunes. Cela fait 25 ans que un certain nombre de responsables politiques font des beaux discours et ne font rien. Nous essayons d'agir, nous essayons de modifier, nous essayons de transformer. Il n'y a pas de politique sans risque, il y a des politiques sans chance.
Q- Monsieur Debré, vous êtes un homme de terrain, député maire UMP d'Evreux, est-ce que finalement le grand conseil qu'il aurait fallu donner à D. de Villepin c'est : il faut d'abord convaincre avant de réformer ?
R- Je n'ai pas de conseil à donner, car si la politique était une science, ça se saurait. C'est un art, la politique. Or, il faut le faire suivant son tempérament. Il y a un moment où il faut savoir écouter, entendre, et il y a un autre moment où il faut agir et décider. Je crois que dans ce pays, très souvent et trop souvent, les hommes politiques donnent des leçons, font des cours et n'agissent pas suffisamment.
Q- Et le mot " gâchis " qu'on retrouve ce matin dans la presse, ce n'est pas le mot qui résume bien ce qui s'est passé, le gâchis ?
R- Pour moi, non, parce que de cette crise est née une prise de conscience qui va, je pense, durer très longtemps, à savoir qu'il faut impérativement réformer, retrouver de la flexibilité dans le parcours professionnel comme il y a dans tous les pays du monde. On a pris conscience aussi qu'il fallait réformer et mieux réformer l'université, nous avons pris conscience aussi qu'il fallait dans les lycées forcer sur la formation professionnelle, la permanente, etc. Alors, de cette crise, n'en faisons pas un gâchis, faisons au contraire un champ d'espoir pour réformer, modifier et transformer.
Q- Monsieur Debré, vous avez quelques minutes pour rester avec nous ?
R- Mais je reste aussi longtemps que vous voulez.
Q- Formidable.
R- Je n'ai pas rendez-vous avec monsieur Sarkozy.
Eh bien, parfait. C'est une information..Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 avril 2006