Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, sur la proposition de loi visant à sanctionner pénalement la négation du génocide arménien de 1915 reconnu par la loi du 29 janvier 2001, Paris le 18 mai 2006.

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Circonstance : Intervention de Philippe Douste-Blazy à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi complétant la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915

Texte intégral

Permettez-moi, tout d'abord, d'exprimer à mon tour ma sympathie la plus profonde à l'adresse de nos compatriotes d'origine arménienne, marqués par le souvenir des massacres commis en 1915 dans l'ancien Empire ottoman. Ces événements tragiques ont laissé une empreinte douloureuse dans l'histoire du XXème siècle. Ils font partie de la mémoire collective de tous les Arméniens, que notre pays, fidèle à sa tradition d'asile, s'honore d'avoir accueillis. La République doit veiller à perpétuer le souvenir et à témoigner de sa solidarité à l'égard des Français d'origine arménienne. C'est pourquoi le génocide arménien a été reconnu dans la loi du 29 janvier 2001.
Vous envisagez aujourd'hui d'adopter une proposition de loi tendant à sanctionner pénalement la négation du génocide arménien. Je n'entends pas m'appesantir sur la question de la constitutionnalité de ce texte ; votre rapporteur a eu l'occasion de se pencher sur ce sujet, qui mérite certainement de retenir l'attention. Il suffit, à ce stade, d'observer qu'un doute existe et qu'il sera sans doute nécessaire, si cette proposition de loi va de l'avant, de le lever, le moment venu.
Permettez-moi cependant de rappeler qu'il y a quelques mois, à l'occasion du débat sur l'article 4 de la loi du 23 février 2005, un consensus s'était dégagé au sein de cette Assemblée quant au rôle du Parlement face à l'histoire. Vous étiez alors convenus qu'il revenait aux historiens, et à eux seuls, d'établir la réalité des événements du passé et de façonner notre mémoire collective. Il me semble qu'à vouloir s'éloigner de cette règle de bon sens, votre Assemblée prend le risque, une nouvelle fois, d'intervenir dans l'écriture de l'histoire nationale.
Nombre d'historiens de renom ont rappelé le danger qui pouvait découler d'une confusion entre l'élaboration de la loi et le travail historique. Soyons-en conscients et prenons garde de ne pas verser de nouveau dans ce travers. Reconnaissons plutôt qu'entre ces deux grandes nations que sont l'Arménie et la Turquie, seul le travail patient et constructif des historiens, fondé sur la réflexion et le dialogue, permettra d'élaborer une mémoire commune, acceptée et reconnue par tous ; une mémoire qui sera, à n'en pas douter, la meilleure garantie de relations sereines et apaisées.
Ce travail s'engage actuellement en Arménie et en Turquie et il faut s'en féliciter, et ne pas ménager notre soutien aux efforts en cours pour parvenir à une meilleure prise en compte des sensibilités de chacun. L'adoption de la proposition de loi qui vous est soumise aujourd'hui, outre qu'elle contredirait la volonté exprimée par le Parlement de ne plus légiférer sur l'histoire, pourrait compromettre ces efforts et ce processus. N'ayez pas de doute : j'ai toujours pris position pour le respect de la mémoire arménienne. Et, comme beaucoup d'entre vous, j'ai eu l'occasion de faire part à mes interlocuteurs turcs de la nécessité d'accomplir un travail exigeant sur l'histoire et d'oeuvrer à la recherche d'une authentique réconciliation. Mais mon souci, aujourd'hui, est d'attirer votre attention sur les conséquences que pourrait avoir l'adoption d'un tel texte non seulement pour ce qui concerne la réconciliation turco-arménienne mais aussi pour les intérêts de la France et au-delà. Nous ne devons pas ignorer les risques encourus.
Chaque nation, un jour ou l'autre, a été confrontée à des événements dramatiques, à des zones d'ombre, à une part de tragédie léguée par l'histoire. Il s'agit alors de faire face à son passé et de mener l'indispensable travail de mémoire pour s'engager vers l'avenir.
C'est une tâche longue et difficile, qui requiert beaucoup de temps et de courage. Assumer les épisodes douloureux du passé, tel est le travail que doit accomplir la Turquie, même si la Turquie d'aujourd'hui ne saurait être tenue pour responsable des faits intervenus dans les convulsions de la fin de l'Empire ottoman. Ce travail de mémoire, reconnaissons que les Turcs l'ont déjà entrepris. Il faut l'encourager.
Ainsi les autorités turques ont-elles récemment assoupli l'accès aux archives, ouvrant la voie à un travail conjoint des historiens pour la recherche de la vérité. En septembre, une conférence a rassemblé des historiens et des intellectuels d'horizons variés, qui se sont efforcés de poser les bases d'un examen objectif des événements effroyables de 1915 et 1916. Beaucoup considèrent que cette conférence, soutenue par Ankara, représente un véritable tournant dans la lente appropriation par le peuple turc de cette partie tragique de son histoire.
C'est à la Turquie qu'il appartient de mener le débat et de se réconcilier avec son passé - mais pour se réconcilier, il faut être deux. Or, une nouvelle dynamique semble se créer depuis peu, en faveur du dialogue avec l'Arménie. Il faut donc encourager les contacts entre les deux pays pour favoriser le règlement des différends. Les autorités turques ont d'ailleurs proposé l'an dernier de mener un travail conjoint avec l'Arménie. Sachons appuyer ces efforts, face à la résurgence du nationalisme et à la tentation d'imposer sa loi. Gardons-nous d'agir de façon unilatérale car, quelle que soit la grandeur de la cause que l'on défend, ce n'est pas toujours le meilleur moyen de la servir.
La France est l'amie fidèle et loyale de l'Arménie. Elle est l'une des premières nations à l'avoir reconnue comme Etat et entretient avec elle des rapports denses et nourris. Elle a concouru de toutes ses forces à la stabilité de cette jeune république. Mais la France est aussi l'amie de la Turquie, à laquelle elle a servi d'inspiratrice au moment de l'instauration de la République et avec laquelle elle entretient depuis longtemps des relations fortes, étroites et suivies. Sur le plan diplomatique, nous partageons avec la Turquie le même point de vue sur de nombreux dossiers. Nos relations économiques, culturelles et scientifiques, sans oublier les liens humains tissés au fil des ans, puisque la France accueille plus de 300.000 ressortissants turcs, ont permis d'établir un partenariat durable.
Devant cette double amitié, et alors que le souvenir du génocide arménien continue de nous hanter, la France doit conduire une politique de paix et de réconciliation. Elle entretient au demeurant des relations de confiance avec l'ensemble des pays de la région et participe activement au règlement des conflits - je pense en particulier à son rôle de médiation dans le cadre du groupe de Minsk sur le Haut-Karabakh. C'est cet esprit qui doit prévaloir pour encourager les efforts de rapprochement des Etats. Soyons lucides : le dialogue est à un tournant, mais il reste fragile. Il est important d'en avoir conscience en examinant cette proposition de loi. Nous devons tous nous mobiliser pour soutenir les efforts de modernisation et de dialogue entrepris depuis peu par la Turquie. Nous devons tous avoir à coeur de ne pas encourager le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et le rejet des valeurs de progrès et d'ouverture auxquelles nous sommes tous attachés. La communauté arménienne de Turquie, tout comme les autres acteurs, l'ont d'ailleurs bien compris.
Tous soulignent la nécessité d'éviter toute interférence dans ce dialogue, qui doit trouver son rythme et sa force propre. La cause arménienne est juste.
Elle doit être défendue et respectée. Mais la représentation nationale doit tenir compte de l'intérêt de la France dans le choix des moyens qu'elle emploie. Or, le texte qui vous est soumis serait considéré, qu'on le veuille ou non, comme un geste inamical par la très grande majorité du peuple turc. Cela ne pourrait manquer d'avoir des conséquences politiques sérieuses et d'affaiblir notre influence non seulement en Turquie, mais dans l'ensemble de la région.
La Turquie, qui a connu en 2005 un taux de croissance supérieur à 7 %, est pour la France un partenaire de premier plan. De nombreux groupes français y sont installés. Ne nous y trompons pas : nous ne pouvons pas accepter cette proposition de loi. La proximité culturelle, scientifique et artistique qui marque l'histoire de nos deux pays est elle aussi en cause. Pour qui connaît la tradition francophile des universités turques, en particulier à Galatasaray, il n'y a pas de doute à nourrir sur le rayonnement de la France dans ce pays.
Promouvoir les valeurs de la France, c'est aussi savoir faire prévaloir l'esprit de responsabilité. C'est la raison pour laquelle, pour rester fidèle aux principes et aux valeurs qui n'ont jamais cessé de guider l'action de la France depuis des siècles et qui font d'elle aujourd'hui une formidable puissance de paix et de réconciliation, je vous propose de refuser cette proposition de loi.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mai 2006