Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Réforme" le 1er juin 2006, sur son projet politique et ses valeurs et le nécessaire renouvellement du paysage politique français.

Prononcé le 1er juin 2006

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Média : Pour la Réforme - Réforme

Texte intégral

Q - Vous venez de voter une motion de censure contre le gouvernement. Est-ce pour vous un acte de fondation ?
R - C'est un acte de fondation. Depuis des années, je suis la même démarche de rénovation de la vie politique. Mais il y a des moments où les mots ne suffisent pas. Il faut que les actes soient au rendez-vous. Il y avait une raison impérieuse à ce vote. C'est que je n'imaginais pas que, devant la déliquescence que nous avons sous les yeux, des parlementaires conscients puissent esquiver leur responsabilité. Il y a des moments où la crise de l'Etat devient si lourde, la perte de confiance si grave que chacun doit faire son devoir, au moins en tirant le signal d'alarme. Si on ne le fait pas en ces circonstances, quand le fera-t-on ?
Q - Mais pourquoi ne pas avoir censuré le gouvernement sur le projet du CPE ?
R - Comme vous le savez, j'ai combattu le CPE, sur le fond et sur la forme. Pourtant, je considère qu'en cette matière, économique et sociale, le gouvernement avait le droit de proposer un projet. On pouvait le combattre, mais il ne fallait pas le renverser sur cette question. J'ajoute qu'il m'était alors impossible de me joindre aux propositions formulées par le parti socialiste qui sont, dans le domaine de l'emploi, complètement absurdes. Le parti socialiste ne proposait pas moins de cinq impôts nouveaux sur les entreprises. En revanche, sur l'affaire qui nous occupe ces dernières semaines, nous avons sous les yeux la décomposition du système politique français, entièrement reliée à l'architecture de ce système. Nous découvrons un pays où pouvoir signifie « abus de pouvoir » et absolutisme. Où un petit groupe contrôle tout. C'est une vision jacobine de la politique, où se révèle l'utilisation de l'Etat au service des haines internes à l'UMP ou des passe-droits pour les copains. Pour moi, qui développe cette analyse depuis des années, c'était le moment de sanctionner un état de choses inacceptable. Nous vivons la fin d'un système, la fin d'un régime que j'appelle la République absolutiste.
Q - Un sondage récent indique que l'électorat de droite condamne votre démarche...
R - Certains milieux à droite ont été probablement troublés sur le moment. C'est normal. Mais eux aussi réfléchiront. Ils vont se rendre compte que tout cela ne peut pas durer. Quand vous ouvrez des voies nouvelles, quand vous vous trouvez en situation de pionnier, vous suscitez l'incompréhension de ceux dont toutes les habitudes de pensée appartiennent à l'ancien monde. Je constate en même temps que les moins de 35 ans approuvent massivement ma démarche. Comme si les plus jeunes, eux, ne se situaient plus dans ces clivages d'un autre temps. Je reçois des milliers de messages d'espoir et de soutien. Tous disent la même chose : enfin !
Q - La structure bipolaire de la vie politique française a pourtant permis d'échapper aux errements de la IVe République...
R - Il faut que vous acceptiez de remettre vos logiciels à l'heure. En 2002, on a essayé de gommer le premier tour en « vendant » aux Français à toute force le duel Chirac-Jospin. Ce lavage de cerveau les a tellement indisposés qu'on a eu le résultat que l'on sait ! Ne recommencez pas la même bêtise. On ne peut plus négliger le premier tour. L'élection présidentielle à deux tours de scrutin a été inventée pour que les Français dessinent eux-mêmes le deuxième tour. Le second tour se décide quand on connaît les résultats du premier. Et c'est à partir de là que les regroupements se font.
Vous n'allez tout de même pas, vous, à Réforme, accepter cette approche dogmatique ! Dois-je le rappeler devant des protestants ? C'est bien la Réforme qui a apporté au monde occidental l'idée qu'il n'était plus possible de verrouiller la vérité et de l'imposer du sommet (1). Vous n'allez pas - vous ! - accepter une vérité binaire !
La démarche que je conduis vise au renouvellement du paysage politique français. Je suis décidé à voir naître une majorité différente de celles que nous avons l'habitude de connaître. Une majorité centrale, large, allant du centre droit au centre gauche. Nos concitoyens ne supportent plus de voir Dominique Strauss-Kahn faire semblant d'être d'accord avec Olivier Besancenot, alors qu'il ne partage rien avec lui. De même, beaucoup de Français n'acceptent pas que les élus de droite se croient obligés de multiplier les signes de connivence avec le Front national. Je souhaite en même temps que tous les courants politiques soient représentés au Parlement. Même ceux que je n'aime pas et que je combats. Il faut que toutes les sensibilités du peuple français (au-dessus d'un seuil de 5 % des voix) participent au débat parlementaire. Il faut sortir de ces vieilles habitudes qui ne conduisent à rien. Il n'est plus possible de laisser croire que les grands problèmes du pays puissent être traités selon le seul clivage droite-gauche. Les questions institutionnelles et de fonctionnement de notre démocratie, celles de la protection de l'atmosphère, de l'énergie, de l'Europe et du développement traversent et transpercent les oppositions d'autrefois. Il faut l'assumer enfin : on peut dépasser les frontières pour le bien du pays.
Q - Quelles sont les grandes mesures que vous prendriez si vous étiez élu président de la République ?
R - Je veux que le peuple français se reforme, se rassemble. Un service civil universel, garçons et filles, d'une durée de six mois, permettra de refaire le creuset républicain et d'assumer des tâches de cohésion sociale. Le principe d'activité universelle conduira à offrir à tout titulaire des minima sociaux (sauf ceux qui souffrent d'un handicap) une tâche d'intérêt collectif qui lui permettra d'arrondir ses fins de mois et de se reconstruire en étant reconnu dans la société. En matière économique et sociale, la question des charges sur l'emploi bloque des créations nécessaires. Je proposerai, en urgence, que deux emplois sans charges puissent être créés par entreprise (c'est beaucoup pour les petites, presque rien pour les grandes). Et j'ouvrirai ensuite la grande réflexion sur l'assiette des charges. Rendons à la société sa place dans la préparation du futur. Dans tous les grands pays du monde, la société, par l'intermédiaire des syndicats et des associations, tient une place essentielle. Le problème principal qui se pose à nous en terme économique et social est l'incroyable et perpétuel changement de nos normes, de nos lois et de nos décrets.
Nous avons enfin un problème de finances publiques. Je propose que l'on inscrive dans la Constitution l'interdiction de présenter des budgets en déséquilibre de fonctionnement. Il est scandaleux de faire payer aux générations futures nos dettes. Il nous faudra baisser notre dépense publique d'environ 1 % du PIB.
Q - Sur le plan économique, l'Etat doit-il s'impliquer davantage ou moins ?
R - Il faut d'abord laisser les entreprises tranquilles, alléger les réglementations. Une vague de fond d'inquiétude submerge les Français. La crainte existe que les décisions soient prises ailleurs, on ne sait pas où, dans le monde des grands intérêts financiers, dans les multinationales. Il faut qu'en France nous repensions une politique d'aménagement du territoire. Il est impossible de voir des territoires en voie de désertification et d'assister à la course à la concentration par ailleurs. L'Etat ne doit pas s'engager davantage dans l'économie administrée. Mais je pense que l'Etat doit contribuer à dessiner la géographie de l'activité. La politique des zones franches a joué un rôle positif. Elle est assez fondée. La carte des voies de communication, l'incitation à retisser la vie économique sur l'ensemble du territoire national sont des priorités pour l'Etat. Pour moi, le jacobinisme est la cause principale du mal français.
Reste que la régionalisation telle qu'elle est pratiquée encourage l'émergence de potentats locaux et contribue à la mise en place d'un labyrinthe de structures locales. Ce n'est pas satisfaisant, c'est pourquoi je suis favorable à une simplification drastique, conduisant, par exemple, à la fusion des régions et des départements.
Q - Sur le plan théorique, vous définissez-vous comme social-démocrate, social-libéral... ?
R - Si le mot existait, je me définirais comme « solidariste ». Le mot qui m'intéresse est solidarité. C'est-à-dire à la fois libres et nous soutenant les uns les autres. Car le dirigisme suppose que les personnes et les entreprises ne sont pas libres, et l'ultralibéralisme indique qu'elles ne sont pas solidaires. Je n'accepte pas que le système de valeurs de la France soit obsolète. L'idée que la liberté est à marier avec la fraternité et l'égalité doit être préservée. L'argent ne peut être maître du monde. Quand la France oppose son système de valeurs à celui de la financiarisation toujours plus forte de l'économie mondiale, c'est elle qui a raison. Si la politique se contente d'organiser l'affaissement d'un système de valeurs, elle n'est plus légitime. On n'a pas suffisamment défendu l'idée que l'Europe est un moyen de peser sur l'avenir de la planète. L'Europe peut nous rendre moins démunis face aux évolutions financières de la globalisation.
Q - Votre projet politique s'ordonne autour de quelles valeurs ?
R - Je suis très attentif et attaché à la spiritualité. Je n'imagine pas la vie sans spiritualité. Mais je suis aussi, en même temps, très attaché à la laïcité. Je suis d'une espèce particulière : chrétien croyant, pratiquant et attaché à la laïcité. J'ai beaucoup écrit sur les guerres de Religion, je sais que les religions peuvent être très dangereuses si l'on n'est pas capable de faire ce que Blaise Pascal appelait la distinction des ordres. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de vérité imposée qui s'applique à tous les aspects de la vie. Il se trouve que des vérités spirituelles ont pu conduire à des erreurs temporelles. Je suis donc ravi que le temps de la fusion du temporel et du spirituel soit révolu. Je n'étais, de ce fait, pas partisan d'inclure les racines chrétiennes de l'Europe dans la Constitution européenne. Une Constitution ne sert pas à écrire l'Histoire, mais à fonder le Droit. Elle est la loi fondamentale.
Mais j'insiste, la valeur de référence est pour moi celle de la solidarité active. On n'est pas quitte avec quelqu'un quand on lui a donné un chèque. Il ne faut pas organiser une exclusion de fait. Construire une société qui rassemble, qui inclut au lieu d'exclure, ce renversement-là me paraît une priorité.
Q - Le christianisme que vous professez vous conduit-il à certains choix éthiques ?
R - La Bible, pour moi, avant de nous parler d'éthique, nous révèle une présence. Dieu, pour un chrétien, est d'abord une présence, d'abord un visage, une personne qui me fait personne. Le grand apport du judaïsme est, selon moi, dans la Genèse : « A son image, il le fit. » L'homme est fait à l'image de Dieu. La divinisation de l'homme, ce n'est pas de la morale, cela touche à la nature de ce que nous sommes. Que cette conviction ait des conséquences morales, nul n'en doute. Mais l'essentiel pour moi est dans cette nature, si particulière et précieuse, de l'homme. On n'a pas besoin de valeurs chrétiennes pour être honnête, pour être nuancé dans son jugement, pour être tolérant. Il y a des choses que l'on ne peut se permettre quand on est homme. C'est une marque de rupture de se conduire de cette manière dans le combat politique. Respecter les citoyens et les considérer au plus haut niveau, c'est pour moi la marque d'une autre manière de faire de la politique. Il faut se livrer à une sorte de réarmement civique, pour reprendre l'expression que Gabriel Marcel appliquait au réarmement moral.
Q - Votre référence au catholicisme vous entraîne-t-elle à défendre, par exemple, les valeurs familiales ?
R - La famille est un recours pour ceux qui n'en ont aucun autre. Elle est un lieu de protection et de formation. Dans un monde dur, elle est un espace de chaleur humaine. Mais que les formes de la famille soient en évolution, nous le voyons tous les jours. Les familles se décomposent, se recomposent, ont perdu pour beaucoup d'entre elles la forme stable qui était la leur. L'homosexualité est désormais assumée, y compris par des hommes et des femmes qui sont des pères et des mères de famille. C'est notre temps. Et les gouvernants, quels qu'ils soient, quelles que soient leurs convictions personnelles, privées, seront forcément des gouvernants de notre temps. Je ne l'oublie jamais.
Q - L'Europe, enfin. Est-elle vraiment l'avenir de la France ?
R - Il n'y a pas d'avenir de la France sans Europe parce qu'une Europe forte est pour nous le seul moyen de peser sur l'avenir de la planète. Et le projet national de la France a toujours été un projet universel. L'Europe reviendra donc dans le débat. Pour l'instant, elle est entrée dans la crise la plus profonde de son histoire parce que c'est une crise d'inspiration. Le « non » au référendum a dit trois choses : nous ne voulons pas perdre la maîtrise de notre propre destin, nous ne voulons pas perdre notre identité, nous ne voulons pas qu'on nous impose un modèle de société qui n'est pas le nôtre. C'est d'autant plus triste pour les proeuropéens que c'est précisément pour ces trois raisons, maîtrise du destin, identité, modèle de société, que l'on a voulu faire l'Europe. Alors, désormais, tout est à reconstruire, mais la maison ne pourra être reconstruite que par des leaders engagés dans la foi européenne.
Propos recueillis par Jean-Luc Mouton et Frédérick Casadesus
(1). Voir à ce sujet : Ils portaient l'écharpe blanche : l'aventure des premiers réformés, des Guerres de religion à l'édit de Nantes, de la Révocation à la Révolution, François Bayrou, Grasset, 1998. source http://www.udf.org, le 2 juin 2006