Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec BFM le 6 juillet 2006, sur l'Europe de la santé, l'initiative UNITAID, le conflit israélo-palestinien, le nucléaire iranien et sur la construction européenne.

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Média : BFM

Texte intégral

Q - Bonjour Philippe Douste-Blazy, merci d'être avec nous aujourd'hui comme notre grand témoin de l'Europe. Vous êtes un Européen, vous avez la fibre européenne, vous avez une filiation UDF, le parti pro-européen par excellence. Vous n'êtes pas un peu triste de voir l'Europe en panne aujourd'hui ?
R - Je suis en effet un Européen convaincu. Je me suis même engagé en politique sur cette idée, parce qu'elle est merveilleuse, généreuse, fraternelle. C'est le seul cas de l'histoire des hommes où des Etats se mettent ensemble en acceptant de perdre un petit peu de leur souveraineté. C'est une magnifique histoire, mais c'est vrai que l'Europe s'est toujours faite un peu par à-coups.
Nous nous trouvons dans le ressac, et je suis sûr que cette crise dont vous parlez, n'en est pas une, que c'est en fait une période de réflexion, de transition. Nous avons décidé, lors du dernier Conseil européen, en juin, que seraient faites des propositions sous présidence allemande au premier semestre 2007 et de prendre des décisions au dernier semestre 2008 sous présidence française.
Q - Donc on a un peu le temps. C'est vrai que les élections présidentielles seront passées, on pourra passer de la réflexion à l'action. Je voudrais revenir sur votre parcours qui est extrêmement cohérent. Un homme qui est fils de médecin et médecin lui-même, fils de professeur de médecine, votre père était très connu. Vous avez d'ailleurs opté pour une spécialité, la cardiologie, qui était celle, je crois, de votre père. Vous êtes un homme de coeur, sans jeu de mots. L'Europe de la santé, cela a été votre sujet principal lorsque vous étiez ministre de la Santé, auprès de Simone Veil. Que pensez-vous de la visibilité ou plutôt du manque de visibilité de l'Europe de la santé ? On a l'impression qu'il ne se passe pas grand chose à ce niveau.
R - On a beaucoup parlé de la grippe aviaire, récemment. Prenons ce cas concret.
Q - Alors ça marche la lutte contre la grippe aviaire ? Est-ce qu'on est bien coordonnés entre les Etats européens ?
R - Oui. Les mesures de santé animale sont d'ordre communautaire mais les domaines de la santé sont purement du domaine des Etats. Et donc c'est là la question. Pourquoi ? Tout simplement parce que nos systèmes d'assurance maladie, de protection sociale sont nationaux. Et donc il y a une difficulté aujourd'hui à définir une politique européenne de la santé.
Q - Alors c'est vrai que vous avez mené une des rares réformes qui a fait faire un pas extrêmement important vers la rationalisation de notre système de sécurité sociale. Ca s'est plutôt bien passé, quand on voit les difficultés auxquelles Mme Merkel, la chancelière allemande, est actuellement confrontée pour mener à bien sa propre réforme de la santé. En Europe, il y a aussi un autre aspect, il y a l'Europe du médicament. Cela, c'est l'Europe des marchés. En quoi cela nous sert à nous, citoyens européens, cette Europe du médicament ?
R - Si vous prenez le médicament terminé, mis en boîte, cela dépend de l'industrie pharmaceutique, c'est du domaine privé. En réalité, le grand enjeu dont vous parlez, c'est celui de la recherche, que vous connaissez parfaitement. Quelles sont les deux grandes révolutions du XXIème siècle ? Les biotechnologies et les nanotechnologies.
Q - Deux sujets qui font peur, hélas.
R - Et qui en même temps sont des vraies révolutions positives, puisque dans les années 1990, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, Internet sont arrivés ; évidemment les Etats-Unis ont profité d'un dollar faible pour "mettre la main" sur Internet. Aujourd'hui les bio et nanotechnologies sont des révolutions aussi fortes, on le verra demain.
Q- Philippe Douste-Blazy, je vous interromps. Par exemple on vient d'annoncer, je trouve que c'est formidable, que deux grandes entreprises pharmaceutiques mondiales, l'une américaine et l'autre britannique, ont mis au point les premiers vaccins contre le cancer, par exemple contre le cancer du col. C'est une révolution absolument fantastique. Mais cela, c'est des entreprises, cela n'a pas été promu par l'Europe de la recherche ou de la santé.
R - C'est ce dont je voulais parler. Si vous prenez l'exemple des biotechnologies, vous vous apercevez aujourd'hui qu'uniquement 10 % des médicaments sont issus des biotechnologies. Dans 15 ans, 95 % des médicaments, 95 % des vaccins seront issus des biotechnologies. Vous rendez-vous compte de l'importance politique, géopolitique, de la nation, du continent, du groupe de nations qui vont découvrir cela ? Vis-à-vis de l'Inde, vis-à-vis de la Chine, vis-à-vis des pays du Sud, c'est d'une importance capitale. Or, les Etats-Unis consacrent 100 milliards de dollars par an à la recherche, je parle de l'aide publique, de l'aide de l'Etat. Et nous...
Q - Dix fois moins.
R - Non seulement dix fois moins, mais les Espagnols d'un côté, les Britanniques de l'autre. L'Europe de la recherche, c'est faire en sorte que demain nous ayons un plan sur les biotechnologies, un plan sur les nanotechnologies, pour que nous soyons une force politique, non seulement économique mais politique, face aux Etats-Unis, à l'Inde ou à la Chine.
Q - Allez-vous proposer en 2008, pour la présidence de l'Union européenne par la France, par exemple la création d'un institut de recherche médical européen, un peu comme les National Health Institutes aux Etats-Unis, qui sont une force de frappe fantastique ?
R - Il y a deux choses à faire d'urgence. Il faut faire d'abord l'équivalent du CDC (Center for Disease Control and Prevention) américain, c'est à dire un énorme réseau de surveillance épidémiologique des différentes maladies dans l'Union européenne. Au niveau épidémiologique, nous sommes bien partis pour le faire. Là où nous sommes en retard, c'est pour une énorme agence européenne de la recherche. Le président Chirac a lancé...
Q - Il y a un embryon, il y a une agence française...
R - L'Agence française de la recherche. Mais maintenant, c'est l'agence européenne de la recherche. Et là on tombe, en effet, sur la capacité de l'Europe à faire des choses à 25 et demain, à 27.
Q - On peut peut-être faire une autre taxe sur les avions ou sur les voitures pour financer cet argent de la recherche, si les budgets européens sont aussi minces qu'ils le sont aujourd'hui ?
R - D'abord, la question est de savoir si "oui" ou "non" nous pouvons nous mettre à vingt-sept pour faire cela. La réponse est "non". Donc nous allons le faire simplement à quelques-uns uns. C'est là l'avenir de l'Europe.
L'avenir de l'Europe est de ne pas la détricoter, il faut continuer avec cet espace de paix, de stabilité, un espace économique majeur. On en parlera au moment de l'élargissement je pense. La question est de savoir si "oui" ou "non", à trois, quatre, cinq, six ou sept, on peut repartir sur des idées très concrètes avec un droit d'entrée.
Q - Un peu le Schengen, finalement, de la recherche et de la santé. Mais alors il faut y aller, pourquoi on n'y va pas maintenant ?
R - C'est ce que je propose à votre micro pour la première fois. Faire le "Schengen de la recherche". C'est à dire être capable, à quelques-uns uns, de parler le même langage, d'apporter le même poids financier par habitant, par citoyen européen, et d'avoir également des règles du jeu en commun, avec des appels d'offre en commun, avoir des chercheurs européens. On pourrait très bien faire des nano et biotechnologies dans un endroit, des biothèques ailleurs ; la question, c'est de se mettre ensemble, et il ne faut pas toujours aller à la vitesse de celui qui est le plus lent, on n'a pas le temps de faire cela, et l'on risque de se faire distancer par les autres.
Q - Cela veut dire, Philippe Douste-Blazy, qu'on sollicite des chercheurs qui aujourd'hui partent pour les Etats-Unis ou qui s'installent en Inde, qu'on les retient en Europe et qu'évidemment on leur offre un statut convenable. Alors, une dernière question, la réunion finale du G8 présidée par la Russie se tient à Saint-Pétersbourg entre le 15 et le 17 juillet. Parmi les thèmes, il y en a un dont on parle un peu moins, il y a précisément la lutte contre les grandes endémies. Qu'est-ce que M. Poutine va nous proposer ?
R - M. Poutine va présider un G8 qui, de plus en plus, s'intéresse, et c'est normal, aux pays les plus pauvres. Pourquoi ? Parce que l'on voit bien que la planète est aujourd'hui menacée par trois ou quatre énormes enjeux. On parle beaucoup de la prolifération nucléaire, avec la Corée, on parle beaucoup de l'intégrisme religieux, on voit ce qui se passe au Proche et au Moyen-Orient, on parle beaucoup du post-pétrole/gaz, de l'énergie. Mais on ne parle jamais de la plus grande arme de destruction massive, qui est la grande pauvreté dans les pays du Sud, qui tue un Africain toutes les trois secondes, par manque de médicaments contre le paludisme, contre la tuberculose et contre le sida. La tuberculose, je le rappelle, est à 100 % guérissable avec des antibiotiques que l'on connaît depuis les années 1950. Cela, il faut évidemment s'en occuper, parce que sinon c'est le désespoir qui va s'emparer de tous ces gens qui sont informés de nos gaspillages, qui voient que nous les "laissons tomber" et qui, par conséquent, peuvent très bien entrer dans des démarches terroristes, anarchiques ou autres.
Q - Vous avez lancé une initiative qui s'appelle UNITAID. Il y a eu une conférence de presse très remarquée au Quai d'Orsay le 7 juin dernier. Alors, c'est quoi UNITAID ? On a beaucoup parlé de la taxe sur les billets d'avion qui est un mode de financement, c'est vrai, tout à fait original. Mais à quoi cela sert UNITAID ?
R - Tout simplement, c'est la prise de conscience que le fait que des pays soient de plus en plus pauvres et d'autres de plus en plus riches aboutit à un fossé qui ne peut qu'aller que vers la déstabilisation du monde, d'abord par des migrations massives. Ce n'est pas une loi sur l'immigration, ce n'est pas une armée qui pourra gérer tout simplement le fait qu'une maman qui voit son fils de 10 ans mourir de la tuberculose ou du sida prenne la route parce qu'elle sait qu'il y a des médicaments de l'autre côté de la frontière. C'est un élément majeur qu'il faut comprendre aujourd'hui. Nous allons à Rabat avec tous les autres ministres des Affaires étrangères européens rencontrer les autres ministres des Affaires étrangères africains le 10 et le 11 juillet pour parler de cela car on ne peut pas continuer ainsi.
Q - Pour parler d'UNITAID ou pour parler de la santé ?
R - Pour parler de la pauvreté dans les pays du Sud et des problèmes migratoires. Et on ne peut pas continuer à passer cela sous silence. Ce qui se passe aux Canaries aujourd'hui, ce n'est pas un problème espagnol. Ce qui s'est passé à Ceuta et Melilla, ce n'est pas un problème marocain. C'est un problème Afrique-Europe.
Q - L'immigration pour la survie, donc, UNITAID, est-ce que cela va résoudre ce problème qui est un problème mondial et malheureusement qui est le grand échec des pays riches vis-à-vis des pays pauvres?
R - Exactement, parce que c'est de l'égoïsme et qu'en réalité, le premier stigmate d'un pays pauvre est de ne pas avoir de système de santé publique. Quand vous n'avez pas de système de santé publique, des maladies comme le sida, la tuberculose, le paludisme tuent. Je vais prendre un exemple : aujourd'hui, parce que nous avons très peu d'enfants affectés par le sida dans les pays riches, les laboratoires pharmaceutiques n'ont pas développé des comprimés antirétroviraux, antisida pour les enfants.
Q - Il n'y a pas de médicaments antisida pour les enfants ? Comment est- ce qu'on soigne, ici, en France ou dans les autres pays européens?
R - Parce qu'il y en a très peu donc on les donne au niveau hospitalier. Il y a des systèmes hospitaliers qui fonctionnent mais il n'y a pas encore de commerce car il n'y a pas suffisamment d'argent à gagner. Alors que vous avez deux mille enfants par jour qui sont contaminés par le virus du sida.
Q - Que va faire UNITAID, c'est une organisation internationale "OMS bis" ?
R - Nous allons produire ces médicaments. Justement, l'idée du président Chirac et du président Lula c'est de se dire : on ne va pas continuer ainsi, on ne va pas faire un impôt de plus, donc on va essayer de trouver un produit de la mondialisation ; Puisque c'est la mondialisation qui aboutit à plus de richesses dans les pays riches et à toujours plus de pauvreté dans les pays pauvres, prenons un symbole de la mondialisation, quel meilleur symbole de la mondialisation qu'un billet d'avion ? On nous dit que durant les 10 ans à venir, il y aura une augmentation de 35 % du nombre de voyageurs par avion.
Et moi qui préside l'agglomération de Toulouse, où l'on fabrique les Airbus, je sais que les carnets de commandes sont pleins parce que l'on a de plus en plus besoin de ce mode de transport.
Q - C'est une sorte de fiscalité, pour la première fois, au lieu que les Etats contribuent, c'est un impôt qui est directement affecté à quelle organisation ?
R - Et l'avantage surtout c'est que cet euro part...
Q - C'est jusqu'à 40 euros par billet ?
R - C'est un euro pour tous les vols en France, un euro pour tous les vols dans l'Union européenne et quatre euros lorsque vous faites un voyage international.
Q - J'ai lu 40 euro...
R - Si vous faites partie des "happy few" qui sont en première classe, alors vous pouvez mettre 6.000 euros lorsque vous allez à New York. On peut donc vous prendre 40 euros car c'est peu. C'est très possible, à condition que l'on sache où cette somme va. Donc l'idée que nous avons eu est qu'avec cet argent, nous allons faire une sorte de caisse mondiale, une pharmacie mondiale. Nous allons acheter les médicaments.
Q - Qui va gérer ?
R - UNITAID est une organisation, dans un premier temps une association. Comme je ne veux pas mettre en place une technocratie de plus, une bureaucratie de plus, je ne veux pas que l'argent aille à des fonctionnaires mais au contraire uniquement aux médicaments pour les enfants ou pour les adultes affectés dans les pays du Sud. Nous avons demandé à un fonds fiduciaire qui est l'Organisation mondiale de la santé, l'OMS, de gérer cela.
Q - Vous trouvez que c'est efficace l'OMS ?
R - L'OMS est un fonds fiduciaire, je ne vais pas créer en plus des financiers. Il y a l'OMS et ils le font très bien.
Q - Il faudra quand même regarder car si l'OMS était si efficace, je ne veux pas trop les mettre en cause, on n'assisterait pas à ces drames que vous évoquez des enfants qui sont contaminés et qui meurent chaque jour.
R - Vous ne pouvez pas dire cela. En fait, pour régler les problèmes de pauvreté et de santé publique, il nous manque à peu près 30 ou 40 milliards de dollars par an.
Q - Oui, ils ont un budget qui est dix fois ou 40 fois inférieur à celui de la fondation Bill Gates.
R - Vous ne pouvez pas demander à l'OMS d'être aussi efficace que ce qu'elle pourrait être si elle avait dix fois plus d'argent.
Q - Ce n'est pas une bureaucratie, l'OMS ?
R - Certainement, comme toute institution internationale. Mais ce n'est pas l'OMS qui aura la responsabilité de la gestion, elle gèrera le fonds. Nous allons ensuite, grâce à l'OMS, grâce à l'UNICEF, grâce à des organisations non gouvernementales et grâce surtout aux pays qui vont recevoir cette aide, donner ces médicaments. J'ai vu l'industrie pharmaceutique en détail. Je dois dire avec plaisir que l'industrie pharmaceutique a évolué. Nous allons donc casser les prix. UNITAID est une sorte de levier.
Q - C'est-à-dire les entreprises pharmaceutiques vont fabriquer des médicaments qui, d'après ce que vous indiquez, n'existent pas pour les enfants atteints de sida, de paludisme, et les commercialiser à un prix plus faible ? Donc c'est une subvention aussi de la part des entreprises pharmaceutiques, indirectement ?
R - Non parce que ce sont des marchés qui n'existent pas pour eux.
Q - Oui, donc ils conquièrent aussi des marchés..
R - Ce qui est vrai, c'est que pour les médicaments antirétroviraux de première génération, le coût d'un malade qui est soigné pour le sida aux Etats-Unis ou en Europe, c'est 13.000 dollars par malade et par an. Avec UNITAID nous allons passer à 150 dollars par malade et par an.
Q - Cela va donner des idées aux patients outre-atlantique ou en Europe.
R - Non parce que nous allons prendre des gélules d'une couleur donnée avec des puces "anti-trafic" Nous mettons au point actuellement pour justement éviter cela. Prenez les antipaludéens, aujourd'hui l'antipaludéen le plus efficace coûte deux euros par comprimé. Aucun pays du sud ne peut se payer cela. Nous allons donc diviser ce prix par deux, voire par trois. Les médicaments à eux seuls ne peuvent pas tout faire. Nous allons donc également mettre en place un système de santé publique avec, en particulier, des dispensaires, des infirmières, des médecins de brousse, grâce au budget d'UNITAID.
Q - Qui représentera combien, M. Philippe Douste-Blazy ?
R - Pour la France, c'est deux cent millions d'euros par an, trois cent millions de dollars, qui seront récoltés. Aujourd'hui, nous sommes 42 pays avec notamment le Brésil, la Norvège, le Chili, le Royaume-Uni, le Congo, Madagascar, Maurice, la Corée du Sud, le Qatar... Je crois que l'on peut facilement obtenir un milliard de dollars assez vite.
Q - Que pensez-vous de la situation actuelle qui est dramatique sur le conflit isréalo-palestinien ? Est-ce que nous, Européens, qui nous sommes donné un rôle important à travers la diplomatie des trois pays, Allemagne, Royaume-Uni et France, pouvons faire quelque chose ?
R - L'Union européenne doit être plus visible au Proche et au Moyen-Orient. Je suis absolument persuadé que ce n'est ni par la violence, ni par des attaques militaires, que nous pourrons régler le conflit israélo-palestinien ; ce n'est que par le processus politique, par le dialogue et par le respect de l'autre. Je ne crois pas à l'unilatéralisme, qu'il soit du côté israélien ou du côté palestinien.
Nous avons condamné les tirs de roquettes palestiniens vers Israël. Nous avons également condamné la prise de l'otage israélien - qui est aussi de nationalité française ; nous exigeons sa libération sans condition. Nous avons, par ailleurs, condamné l'arrestation de ministre ou d'élus du parlement palestiniens.
Q - Est-ce que le Hamas figure encore sur la liste des organisations terroristes ?
R - Oui, le Hamas figure encore sur la liste des mouvements terroristes de l'Union européenne. Nous avons demandé au Hamas de respecter trois principes : la renonciation à la violence, la reconnaissance de l'Etat d'Israël et la reconnaissance des accords passés entre l'OLP et Israël. Le Hamas n'a rien fait. Je le regrette d'autant plus que, depuis quinze jours, un début de discussion s'était amorcé entre le Hamas et l'Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas, en qui nous avons confiance et dont nous soulignons la difficulté de l'action.
Q - Dans cette démarche, ne croyez-vous pas, d'après les déclarations d'aujourd'hui même du Premier ministre palestinien, qu'il y a une certaine ouverture, paradoxalement, au dialogue de la part du Hamas ?
R - Il est nécessaire qu'il y ait un dialogue. Je regrette que cette spirale de la violence vienne contrarier ce qui s'amorçait du côté palestinien, c'est-à-dire une discussion entre les deux parties palestiniennes qui, me semble-t-il, s'orientait vers une voie plus modérée et, pourquoi pas, vers une reconnaissance d'Israël.
Q - Ne croyez-vous pas que cela peut se faire aujourd'hui, dans le contexte actuel ?
R - Je l'espère. Je ferai tout, la France et l'Union européenne feront tout pour cela.
Q - Allez-vous vous réunir avec le Royaume-Uni, l'Allemagne, vos deux partenaires privilégiés, pour mener cette diplomatie dans le Proche-Orient avec Javier Solana qui est le Haut-Représentant du Conseil ?
R - Ce sujet était récemment à l'ordre du jour de nos discussions à Bruxelles et nous venons de nous entretenir par téléphone. Nous pensons que l'Union européenne, après avoir joué un rôle important à Rafah, au poste-frontière entre l'Egypte et Gaza, doit maintenant jouer un rôle important pour que la diplomatie prenne le pas sur la violence.
Q - On a le sentiment que l'Europe, qui a aidé les Palestiniens, n'a pas été payée de retour puisque qu'il y avait une corruption endémique au niveau du Fatah et c'est ce qui a finalement, semble-t-il, aidé à l'élection du Hamas. Va-ton pouvoir, de nouveau, aider les Palestiniens en prenant toutes les garanties afin que cela aille vraiment au peuple ?
R - L'élément majeur, aujourd'hui, c'est qu'il faut être absolument sûr que l'argent de la communauté internationale va à la population palestinienne. C'est la raison pour laquelle le président Chirac avait proposé à Mahmoud Abbas une aide de la communauté internationale, via la Banque mondiale, afin de payer les fonctionnaires - qui sont proches du peuple.
Nous avons en partie réussi puisque cette proposition a été acceptée par le Quartet à la demande de l'Union européenne, afin de pouvoir payer les fonctionnaires du secteur hospitalier : les médecins, les infirmières, mais aussi les personnels des laboratoires.
Q - Une question qui vient aux lèvres, c'est celle de la course à l'armement nucléaire. On a l'impression que le XXIème siècle va être l'ère du nucléaire militaire, des bombes : La Corée du Nord, c'est inquiétant, l'Iran c'est inquiétant. Alors que fait-on, nous, Européens ?
R - D'abord, il est très important d'avoir à l'esprit qu'il n'y a qu'une seule solution : c'est le multilatéralisme ; c'est l'ONU. Nous devons gérer les crises liées à la prolifération nucléaire à l'ONU. C'est la raison pour laquelle l'AIEA, qui joue sa crédibilité dans l'affaire iranienne comme dans l'affaire coréenne...
Q - D'ailleurs, elle n'est pas contente d'avoir été trompée pendant une vingtaine d'années par l'Iran qui a camouflé systématiquement les programmes qui étaient mis en oeuvre.
R - Il est absolument majeur de suivre cela ensemble. Cela veut dire, premièrement, que nous suivons ce que dit M. El Baradeï, le directeur de l'AIEA. Deuxièmement, nous nous sommes mis d'accord, Russes, Chinois, Américains et Européens, le 1er juin, à Vienne, sur une proposition positive...
Q - Mais pas sur des sanctions au cas où cette proposition ne serait pas retenue par le président de l'Iran.
R - Sur les deux points ; nous nous sommes mis d'accord sur des propositions politiques, essentiellement le développement d'une énergie nucléaire civile, pacifique...
Q - Avec contrôle de l'Agence ?
R - Avec contrôle de l'Agence et également avec des accords commerciaux - c'est le côté positif de notre proposition. Nous demandons aux Iraniens de répondre rapidement à notre offre.
Q - Ils ont dit qu'ils avaient le temps et qu'ils ne voulaient pas répondre immédiatement ?
R - M. Javier Solana rencontre aujourd'hui même M. Larijani ; il est important que nous puissions avoir des réponses concrètes et rapides.
Si les Iraniens répondent négativement à notre proposition, nous nous sommes également mis d'accord sur une action commune au niveau du Conseil de sécurité des Nations unies ; la pire chose pour nous serait de ne pas être ensemble.
Q - Comment va-ton maintenir l'unité du Conseil de sécurité ?
R - L'unité du Conseil de sécurité est la clef de l'efficacité parce que les Iraniens voudraient voir une communauté internationale divisée : les Européens d'un côté, les Américains de l'autre, et les Russes et les Chinois qui, comme vous le dites, pourraient demeurer en retrait ; ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Q - Alors, cela ce serait un vrai succès si vous maintenez l'unité du Conseil de sécurité.
R - C'est ce que nous avons fait jusqu'à maintenant à force de dialogue, à chaque étape, et j'espère pouvoir continuer très prochainement à Paris. Si la réponse des Iraniens est négatives, avec mes collègues, nous devrons envisager, à un moment donné, de faire adopter une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies .
Q - Avec des sanctions, Monsieur le Ministre ?
R - La question est évidemment posée ; nous n'avons pas encore la réponse. Nous ne nous sommes pas encore réunis.
Q- Alors, ce serait quoi, par exemple, on pourrait geler certains avoirs ? Cela ne serait pas des sanctions qui toucheraient la population iranienne.
R - Comprenez bien qu'à quelques heures de la rencontre entre M. Larijani et M. Solana, je ne puisse pas vous faire une réponse concrète.
Q - Est-il justifié, selon vous, que la Russie soit admise dans la famille de l'OMC, même si cela ne marche pas très fort à l'OMC en ce moment ?
R - Nous l'avons toujours dit. Nous avons d'excellentes relations avec la Russie. Il n'y aura pas de stabilité de l'Union européenne sans stabilité en Russie. Il est donc important de comprendre ce grand pays, ce grand peuple, qui a vécu des moments difficiles ces dernières années, et qui est en train de se démocratiser...
Q - Vous croyez que la Russie est en train de se démocratiser ?
R - J'en suis persuadé. Nous n'avons pas peur de parler de la Biélorussie, de la Géorgie, de la Tchétchénie lorsque nous rencontrons nos amis Russes...
Q - M. Khodorkovski qui, en Sibérie, rappelle quand même des temps immémoriaux...
R - Je ne m'immiscerais pas dans les affaires de justice russes tout comme les Russes ne s'immiscent pas dans les affaires de justice françaises. Par contre, je peux vous dire que nous avons déjà parlé de la Biélorussie, et j'ai reçu, au Quai d'Orsay, le principal opposant biélorusse avec beaucoup d'égards. Cet accueil au Quai d'Orsay a été celui que la France fait au nom des Droits de l'Homme à tous les opposants du monde.
Q - Je voudrais que l'on revienne dans l'Europe telle quelle se construit ou peut-être telle qu'elle se déconstruit. Faites-vous un bilan positif de l'élargissement ?
R - Ne pas avoir accompli l'élargissement aux dix pays qui viennent de nous rejoindre aurait été une faute politique majeure. La seule chose que l'on peut dire, c'est que l'on aurait pu approfondir notre système institutionnel avant de les y faire rentrer et, en réalité, il était clair qu'on n'aurait pas pu les faire attendre longtemps après cette injustice historique. Le jour où chaque Français sera conscient des énormes avantages que la France retire de cet élargissement, on sera éloigné des positions de M. Emmanuelli qui a fait croire qu'il y aurait des plombiers polonais et des délocalisations. Prenez l'exemple de la Slovaquie où l'usine Peugeot va être l'une des plus belles usines automobiles du monde. C'est parce que Peugeot a une usine slovaque que 5.000 emplois seront créés en France par cette entreprise.
Q - On sent quand même que dans ces pays qui n'ont pas estimé avoir été accueilli comme ils auraient dû l'être, une certaine fragilité qui n'était pas celle des pays de l'Europe occidentale quand ils ont créé l'Europe dans les années 60: par exemple, le gouvernement polonais comporte des partis d'extrême droite, la Slovaquie aussi, d'une façon un petit peu étonnante le Premier ministre social-démocrate va s'allier avec le parti de Mercar et un autre parti aussi très nationaliste. Comment peut-on faire face à cette fragilité ?Faut-il faire passer cela entièrement sous silence ?
R - Absolument pas. Il faut simplement être très vigilant, il faut arrimer ces pays aux valeurs qui sont les leurs d'ailleurs, et qui sont les valeurs universelles de l'Europe. Il faut aussi arriver à travailler ensemble. Progressivement, au fur et à mesure que le pouvoir d'achat augmente, que les investissements se développent, on voit bien qu'il y a un nouvel état d'esprit dans ces pays. Je suis persuadé que tout cela va aller très vite. A l'époque, il y avait une grande discussion pour savoir si l'Espagne allait rentrer ou pas dans l'Union européenne. On ne peut pas dire que des pays de l'Est qui viennent d'arriver dans l'Union européenne sont revenus à l'époque soviétique...
Q - Non, ils sont nationalistes.
R - Ce que je crois, c'est qu'il faut attendre que la démocratie fasse son oeuvre. Il faut que les investissements, les bourses, le marché, une fois passées les premières heures de l'ultralibéralisme, se régulent. Il faut être à la fois très compréhensif et en même temps rigoureux dans les propositions que nous leur faisons.
Q - On a vu en Slovaquie, récemment, le retour des nationalistes au pouvoir à cause d'une certaine lassitude de la population face à des réformes très libérales. Croyez-vous qu'en Europe, comme on le dit parfois même en France, on va assister à un retour vers une sorte de protectionnisme national ?
R - Je ne le crois pas. Je suis persuadé que nous devons effectuer deux mouvements. Un premier mouvement consiste à aller vers beaucoup plus de fédéralisme avec un certain nombre de pays...
Q - Vous êtes pour l'Europe à géométrie variable.
R - Oui, je ne veux exclure personne mais prenez, par exemple, la zone euro. Nous venons de voir la Slovénie y rentrer. Nous en sommes très heureux, cela prouve que cela n'est pas un club fermé. En même temps, pourquoi , avec la zone euro, ne pas aller un peu plus loin sur le plan des politiques budgétaires? C'est cela, effectuer une réflexion politique.
Q - Sans cela, l'euro risque d'avoir des problèmes.
R - Tout à l'heure, nous parlions de la recherche. Si nous voulons être compétitifs demain, nous devons faire aujourd'hui de la recherche et donc cela se fait à quelques-uns. Si d'autres veulent venir, tant mieux.
Q - Alors vous avez parlé de la recherche, de la santé, des politiques économiques. Ne croyez-vous pas que l'Europe puisse être plus visible car il n'y a pas de gouvernement politique européen ?
R - Il faut un ministre des Affaires étrangères européen.
Q - Justement, pourquoi n'applique-t-on pas sur ce point la Constitution avant la lettre? Vous seriez très bien pour le poste.
R - Je vous remercie. Le problème est là. Le Traité constitutionnel était un élément majeur pour deux raisons politiques. La première, c'est qu'il était prévu que la présidence du Conseil européen dure deux ans et demi et surtout, qu'elle ne soit renouvelable qu'une seule fois. Un homme ou une femme peut alors dire : "voilà ce que je veux laisser comme message et comme oeuvre à l'Union européenne".
Q - Et La France l'aurait-elle accepté si le président du Conseil n'avait pas été français ?
R - A la limite, il faut même aller vers un système où le président de l'Union européenne à terme ne sera pas un des présidents d'un Etat membre.
Q - Elu par le Parlement ?
R - Non. Je ne veux pas aller trop loin là-dessus mais, ce que je veux dire, c'est qu'avoir une présidence de deux ans et demi renouvelable une fois, c'est quelque chose de très important. C'est le renouvellement ou non en fonction de votre travail - qui est considéré comme bon ou mauvais - et pour un homme politique, c'est majeur. On vous reprend ou on ne vous reprend pas. Or, aujourd'hui, le président du Conseil européen, pendant six mois, a uniquement le temps d'arriver, de terminer ce que l'autre a commencé, d'animer les travaux, et de repartir. Ce n'est pas possible. La deuxième chose, c'est le poste de ministre des Affaires étrangères européen, parce qu'aujourd'hui on a une perception claire des Etats-Unis - on voit le visage de M. Bush, on entend sa voix - ce qui n'est pas le cas de l'Europe.
Q - Nous allons passer à notre petit test de personnalité. Si vous étiez un pays européen ?
R - L'Italie car j'adore ce pays, les Italiennes et les Italiens, l'ambiance, le raffinement, la cuisine, l'art, les maisons, la mode, le design.
Q - Une date européenne ?
R - 9 mai 1950. Le lancement de l'Europe avec la CECA.
Q - Un monument européen ?
R - Le pont de Mostar qui est une passerelle entre la Bosnie et la Croatie, passerelle des cultures, des civilisations et des religions. Je suis allé onze fois à Sarajevo en 1992 et 1993. Je suis passé par Mostar neuf fois sur onze. La onzième fois, le pont de Mostar n'existait plus, il avait été bombardé. Il y avait à Sarajevo des mosquées, des églises, des temples et tout ce monde vivait ensemble en paix, à l'école, dans la rue, dans les cinémas. Il n'y avait aucun problème. Et vouloir communautariser tout cela, c'est le contraire pour moi des valeurs européennes.
Q - Un personnage historique européen ?
R - Un de mes prédécesseurs, Aristide Briand, qui a été le premier à parler des Etats-Unis d'Europe.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 juillet 2006