Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur le patrimoine juif européen, Paris le 28 janvier 1999.

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Circonstance : Conférence internationale sur le patrimoine juif européen, à Paris, le 28 janvier 1999

Texte intégral

Monsieur le Président du Consistoire Central, Cher Jean,
Monsieur le Président du Musée dArt et dHistoire du Judaïsme,
Messieurs les Directeurs du Patrimoine de Roumanie et de Pologne,
Monsieur le Directeur de lArchitecture et du Patrimoine,
Messieurs les Conservateurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je vois dans la diversité du public et lintérêt quil manifeste pour cette rencontre un indice de la spécificité du patrimoine juif, au croisement de plusieurs cultures. Le patrimoine juif aujourdhui nous interroge. Il nest ni uniforme ni homogène. Il fait appel à des champs de connaissances qui se croisent et sont en pleine évolution. Il repose la question de notre relation au patrimoine.
On serait en droit dêtre surpris de ce que le Ministère de la Culture organise une manifestation consacrée à un patrimoine cultuel particulier, alors que notre pays est régi par une loi de séparation entre les religions et létat. Cest par-là que je voudrais commencer notre réflexion.
Le patrimoine juif est une émanation de la vie communautaire mais aussi une manière de se positionner par rapport au monde environnant, de le structurer, quil soit hostile ou bienveillant. Cet environnement a influencé les modes de vie, les organisations de la pratique du culte, les structures de lhabitat et les formes.
Sa diversité en fait sa richesse. Et comme dans la langue ou le jeu déchecs, chaque élément ne prend son sens que dêtre confronté aux autres.
La complexité du patrimoine juif européen tient à cela. Patrimoine national toujours, né de la volonté de se conformer, de se fondre dans les coutumes locales ; il épouse les styles architecturaux de lépoque et du lieu en une claire volonté dappartenance à son milieu. Ce nest pas dassimilation quil sagit, mais dun subtil jeu daffirmation entre « même « et « autre « propre à faire entendre sa différence, tout en désarmant lhostilité que pourrait lui valoir une position par trop irréductible.
Cest pourquoi le patrimoine juif est aussi un ensemble, relié entre chaque pays, par une foi commune, par des rites, et surtout par une histoire, cette « vallée des larmes « selon lexpression de lécrivain du XVI ème siècle, Joseph HA-COHEN, faite de migrations, de persécutions, de précarité, mais aussi déchanges, dhumanisme et de foisonnement intellectuel, denrichissements réciproques. Le Talmud se confronte avec le stoïcisme, de même que Maïmonnide est nourri de science aristotélicienne. La solidarité qui en découle naturellement, létendue des liens au travers de lEurope et au-delà, due à lexplosion des familles et à lémigration forcée, donnent aux traces laissées au fil des siècles une valeur unique. Ce patrimoine constitué, vous lavez vu, de synagogues et de cimetières, mais aussi de parties parfois essentielles de villes et de villages, est donc un patrimoine façonné par une vie sociale très particulière. Il ne sest pas toujours, loin de là, librement constitué.
Aujourdhui, le patrimoine juif se trouve souvent dans des pays ou des régions sans communautés juives organisées : cest là leffet combiné de mouvements sociologiques lourds, au premier rang desquels lexode rural et une urbanisation galopante, et de la catastrophe qui a touché le peuple juif durant la dernière guerre mondiale. Tandis que le monde rural se dépeuplait, limmigration séfarade des années 60 a inventé une nouvelle vie juive communautaire dans les grands ensembles qui, au début de leur constitution, ignoraient tout du judaïsme. Notre responsabilité consiste à garder les traces de ces mutations. Elles sont un fragment signifiant de lhistoire de ce pays.
La France depuis la Révolution, et surtout sous la 3ème République, a façonné, avec lélaboration dun système éducatif égalitaire, lassimilation des particularismes, un modèle de citoyenneté dont nous sommes tout issus.
Aujourdhui, de nouvelles structures sociales, une perméabilité des frontières politiques et culturelles, un jeu dinfluences dû aux nouveaux médias, remettent en cause une idée du caractère homogène du citoyen. Dans le jeu complexe et constant de lidentité et de la différence, le curseur ne cesse de se déplacer...
Les particularismes, les communautarismes peuvent apparaître comme des dangers pour les fondements laïques et nationaux de notre République. Mais ce courant, on le voit bien, se cristallise, et lépoque où lon envoyait les gendarmes à cheval chercher les enfants des campagnes pour les amener à lécole communale est révolue, même si sous des formes autres, le débat demeure, comme en témoigne lactualité la plus récente.
La solution réside dans la vitalité de ces conceptions fragmentaires de notre société. Chaque patrimoine est une richesse dont la réunion aux autres constitue notre trésor national. Il faut les protéger, les mettre en valeur afin de les rendre accessibles à tous. Cest par la confrontation des cultures quune meilleure connaissance, moins partielle, des apports de chacune des composantes de notre nation sera possible. Cest là que commence lapprentissage du respect de lautre, comme dun autre moi-même.
Ce patrimoine juif à qui appartient-il ? La question résonne douloureusement dans notre Europe daprès le nazisme. Et sans doute les réponses ne peuvent-elles être rigoureusement identiques en Pologne et en France par exemple.
La responsabilité morale de lEtat à légard du patrimoine juif tient tout autant à la reconnaissance de ce que la communauté juive a enduré sous le Régime de Vichy, que de notre volonté daffirmer léquilibre et les différences des diverses cultures qui ont fait la France.
Il est de notre devoir de faire en sorte que lensemble de nos concitoyens puisse approfondir sa connaissance de ce patrimoine pour se le rendre plus proche, plus familier. Les journées de découverte du patrimoine juif alsacien désormais organisées chaque année, drainent un public de plus en plus nombreux, dont lécrasante majorité nest pas juive et découvre avec curiosité une réalité pour elle à la fois proche et lointaine.
La situation du patrimoine juif est paradoxale. La partie qui est du domaine du cultuel est sous la responsabilité de communautés récentes dont les racines et les préoccupations culturelles ne sont pas toujours en phase avec la nature historique des monuments en question, ne serait ce que parce que les lieux dimplantation et de vie ont changé. Cet aspect de la question rend dautant plus nécessaire la valorisation de ce patrimoine dans lesprit de tous, afin que ceux qui en ont la charge prennent davantage conscience de cette valeur.
Jen veux pour exemple laffaire de la synagogue de Balbronn dont on a parlé ces dernières semaines. Croyez-moi, cette affaire me tient tout particulièrement à cur puisque pour lAlsacienne, théologienne de formation que je suis, ce nest pas seulement un dossier abstrait. Il a une réalité charnelle très forte et jai pu échanger épistolairement ou oralement à son propos avec de nombreuses personnes au premier rang desquelles mon ancien maître, le Professeur KELLER, qui fut à lorigine de la sauvegarde de la synagogue de Traenheim.
Souvent la fonction ministérielle, à cause de la diversité et de la multiplicité des dossiers évoqués - et presque toujours dans lurgence - implique peu de familiarité avec ces dossiers. Croyez-moi ce nest pas le cas en lespèce !
Nous sommes là en présence de deux conceptions différentes du patrimoine. Lune privilégie la fonction, lautre privilégie la relation que cette fonction du monument lui a donnée avec le contexte historique, social et urbain. Le monument possède une vie propre avec un dialogue constant, entre sa fonction originelle et son histoire. Pour prendre un exemple dans une autre religion, lAbbaye de Fontevrault est parvenue jusquà nous parce quelle devint une prison ; elle est aujourdhui un centre international de rencontre. Lessentiel pour nous est quelle soit encore là. Cette vie du bâtiment hors du sacré noblitère pas ce que fut sa vocation. Elle la révèle sous un autre jour comme à Strasbourg la Commanderie Saint-Jean, tour à tour Commanderie de templiers, couvent, prison pour femmes, avant de redevenir Ecole Nationale dAdministration. Parce que lhistoire des hommes est faite du dialogue ininterrompu du sacré et du profane.
Le cas peut être rapporté aux petites synagogues dAlsace devenues menuiserie, maison dhabitation, hangar pour les pompiers. Elles représentent ainsi lhistoire dun tissu humain en mutation ininterrompue. Le « détournement « dun lieu (au sens où pouvaient en parler les situationnistes) ne lannule pas, mais lui confère dautres sens, qui pour nêtre pas spirituels nen sont pas moins réels.
Le dialogue sest peut-être tendu sur cette question de Balbronn, emblématique des problèmes qui se posent à nous. Aujourdhui concertation et communication progressent. Les objectifs de mise en valeur et de sauvegarde apparaissent identiques ; ce malentendu doit nous servir à établir de nouvelles bases de travail partagées par tous.
Il nous faut être vigilants sur la manière dont nous considérons des éléments du patrimoine par rapport à dautres dont la valeur artistique paraît de prime abord plus évidente. Ainsi, lidée quune synagogue rurale puisse navoir assez de qualité architecturale suffisante pour être considérée comme un élément essentiel du patrimoine est une notion aujourdhui dépassée.
Il serait absurde de rechercher des critères artistiques là où il y a des valeurs historiques, religieuses et ethnologiques fondamentales. Nest-ce pas là ce que contient la notion de patrimoine culturel ? Cest une forme « dabus monumental « (pour reprendre le titre des derniers entretiens du Patrimoine) quand lidée que lon se fait du monument idéal oblitère tout ce qui façonne lhistoire dun pays, dune région, dun village. Lattention que lon porte à ces synagogues modestes, à ces petits cimetières ruraux, est la clef du rééquilibrage à lintérieur de la notion de patrimoine, que depuis bientôt vingt ans le Ministère de la Culture cherche à établir.
La question de savoir si le patrimoine juif est le patrimoine des juifs, selon lexpression de Monsieur Gilbert WEIL, appelle, pour le Ministère de la Culture, une réponse claire. Le patrimoine juif en France est aussi le patrimoine de tous les Français. De même que les cathédrales de France appartiennent aussi aux Juifs de France. Cest ce qui justifie notre action et la République ne peut admettre lidée que ce serait aux communautés seules dassumer la charge de leur patrimoine historique. Cest dans ce but qua été créé, voici plus de cent cinquante ans, le service des monuments historiques.
Mais laction de lEtat est dabord incitative et accompagnatrice dactions. Cest aux divers acteurs dans le domaine du patrimoine quil revient de travailler en synergie et en harmonie : les propriétaires et affectataires, les associations cultuelles et culturelles, les collectivités, les universités et les organismes de recherche. LEtat est prêt à assumer un rôle de coordination et de soutien, mais il ne peut se substituer aux propriétaires, quil sagisse dindividus, dassociations ou de communes.
La situation du patrimoine juif en France par rapport au patrimoine catholique est certes un peu paradoxale. La désaffectation cultuelle atteint dans les campagnes lun et lautre. Mais les conséquences de la loi de 1905 nont pas été les mêmes, et le devenir dune synagogue qui est désacralisée ne doit plus être le problème des seuls consistoires qui ne peuvent faire face.
Le patrimoine juif en France est peut-être moins riche que dans certains pays dEurope. Raison de plus de sen soucier.
Le nombre déléments qui nous sont parvenus dans ce domaine est peut-être relativement faible, mais cela ne diminue en rien son importance , bien au contraire. Certains de ses aspects restent mal connus et malgré le développement des études juives dans notre pays, des pans entiers de lhistoire de la présence juive en France restent à découvrir. Je pense en particulier à larchéologie et à la découverte du monument juif de Rouen, exceptionnelle trace qui restitue à la France et à lEurope entière une facette cachée de son histoire. Dans le domaine des monuments historiques, de linventaire et de lethnologie aussi, la tâche de connaissance, de conservation et de mise en valeur est engagée depuis la fin des années 70, mais il reste beaucoup à faire.
Jai demandé à François Barré, Directeur de lArchitecture et du Patrimoine, de me proposer un premier bilan qui permettra détablir un programme pluriannuel, en concertation avec les Directions Régionales des Affaires Culturelles. Ce programme définira des priorités. Lobjectif est de rendre plus efficace les mesures de protection, daméliorer la lisibilité de ce patrimoine sur le territoire. Ce doit être loccasion détablir des programmes détudes, de rechercher les partenaires, de coordonner toutes les actions dans ce domaine et de renforcer les échanges et la coopération avec nos collègues étrangers.
Je souhaite donc que la mission confiée à Monsieur Max POLONOVSKI - dont je tiens à saluer ici lengagement de tous les instants sur cette question - soit poursuivie et quil sentoure dun comité de sages venus dhorizons divers afin de définir les orientations, le suivi du programme et sa mise en uvre efficace.
Le regard sur le patrimoine ne doit pas être un repli sur le passé, et le patrimoine juif apparaît bien après ces trois jours comme un thème davenir. La mise en commun des ressources intellectuelles, la comparaison des méthodes de recherches, la confrontation des expériences, créent les moyens douverture et dapprofondissement sur des thèmes plus vastes, sur des questions qui intéressent tous nos pays, la composition pluri-ethnique et multi-culturelle de nos sociétés européennes.
Le patrimoine juif doit être pour nous tous lun des miroirs où se reflète fidèlement le devenir de nos sociétés, fait de tolérance et dabus, de naissances et de disparitions, et souhaitons le, de renaissances.
(Source http://www.culture.gouv.fr)