Texte intégral
Q - Comment est le monde quand on le vit, quand on est dedans, que l'on cherche à maîtriser des problèmes, si l'on y arrive ?
R - Il est en fait beaucoup plus compliqué que ce que l'on croit. Il y a quelques années, quand la guerre froide s'est terminée, que l'URSS a implosé, on a pensé que l'on entrait dans une phase relativement simple qui est celle du monde global et plus ça va, plus on s'aperçoit que, à l'intérieur de ce monde global, il y a des forces qui s'affrontent, des évolutions très grandes. Beaucoup d'Etats dans le monde ont des difficultés ou implosent, et les problèmes soit classiques nationaux, internationaux, soit globaux, ne cessent de se développer. Le monde devient plus compliqué à décrypter.
Q - Et il y a ce que le citoyen ne voit pas peut-être. Des mafias, peut-être des associations qui naissent, peut-être des grandes puissances, peut-être des grandes compagnies ?
R - Un des grands problèmes de cette globalisation, c'est de savoir si l'on va réussir à ce qu'elle soit démocratique ou pas. Il y a des gouvernements dans le monde, il y en a même 189, et puis beaucoup d'organisations qui regroupent des gouvernements, qui essaient tous ensemble de travailler sur les problèmes globaux. Mais, en dehors de ces gouvernements, issus le plus souvent heureusement d'élections libres et démocratiques, il y a toutes sortes de forces qui sont à l'oeuvre et notamment dans l'économie mondiale. Il y a un exemple très frappant qui est que les cinq premières entreprises mondiales aujourd'hui - qui sont naturellement américaines - ont un chiffre d'affaires qui est aussi important que le produit national brut de 132 Etats membres des Nations unies. Donc, dans le monde de demain, il faut quand même se demander qui va réguler quoi ? Qui fait les normes ? Qui organise les choses ? Et à quel moment et par quel procédé les citoyens peuvent-ils avoir une influence sur ce qui se décide ?
Q - Et cela veut dire que dans votre action, vous comme tous les diplomates, vous sentez le poids de ces gens là qui sont invisibles mais extrêmement puissants ?
R - Bien sûr, puisqu'il y a belle lurette que l'on ne fait plus de la diplomatie diplomatique. On travaille dans la réalité, on tient compte de toutes ces forces de ce que l'on appelle la société civile internationale. Mais là dedans il y a de tout : des militants de l'environnement mais aussi les mega entreprises, et puis aussi des forces non organisées. Comment fait-on pour que les citoyens puissent exprimer une volonté politique des gouvernements démocratiques ? A mon avis, c'est la grande question des 10 ou 15 prochaines années.
Q - En tout cas, quel est l'environnement dans lequel commence cette année 2001 ? Georges Bush s'installe dans 6 jours à la Maison blanche, le Proche-Orient est à feu et à sang avec un Arafat qui est maintenant impopulaire chez les siens, Barak rejeté, un Sharon probable vainqueur et déjà honni dans son pays, dans la région et peut être ailleurs. Est-ce qu'il y a un danger que l'on sent pour les premiers mois de cette année ?
R - Ah oui, il y a un risque d'aggravation, c'est vrai. Tant que l'on n'aura pas trouvé au Proche-Orient une solution pour faire une paix juste et équitable permettant aux Israéliens et à l'ensemble de leurs voisins à commencer par les Palestiniens d'avoir des rapports normaux de coexistence puis de cohabitation, puis un jour de coopération, nous serons dans une situation de tension plus ou moins grande et là, elle est forte ; inutile de rappeler ce qui c'est passé de terrible depuis la fin septembre.
Q - Mais là en même temps, on a l'impression que tout va être gelé avec une nouvelle administration républicaine qui arrive aux Etats-Unis.
R - Ce qui peut être gelé, c'est la définition de la politique américaine, c'est l'engagement des Etats-Unis. On ne voit pas comment un autre président avant très longtemps pourrait s'engager autant que l'a fait d'une façon admirable et que je salue le président Clinton et, à ses côtés, Mme Albright.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Ce qui est réellement préoccupant dans les jours qui viennent, c'est de se retrouver au Proche-Orient sans perspective parce que les tentatives des derniers jours et des dernières heures entre les Palestiniens et le gouvernement de M. Barak n'auraient pas abouti. Cela est un facteur d'aggravation.
Q - Jeudi vous avez reçu, Monsieur Védrine, l'Israélien Ben Ami ; est-ce qu'il peut y avoir avant le départ de Bill Clinton, dans 6 jours, entre Israéliens et Palestiniens un acte, une déclaration, quelque chose qui amorce ou annonce la paix ?
R - Je reconnais que c'est dur à croire et le président Clinton lui-même s'exprime maintenant comme s'il n'y croyait plus tout à fait, mais moi je pense que jusqu'à la dernière minute, tout doit être tenté. Je vois que l'Israélien et le Palestinien continuent à se parler. Je souhaite qu'ils continuent à le faire, je les encourage à le faire. Tout ce qui pourrait survivre au changement qui s'annonce, et qui sont plutôt a priori des facteurs d'aggravation serait quand même un petit espoir à partir duquel on pourrait tenter de retravailler. Donc je souhaite qu'ils ne se découragent pas, même maintenant.
Q - Hubert Védrine, l'Autorité palestinienne vient de déclencher une vague de condamnations à mort : deux Palestiniens soupçonnés de collaborer avec Israël ont été fusillés hier en public. A travers vous, que dit l'Europe ?
R - Je ne peux pas m'exprimer au nom de l'Europe. La Présidence est exercée par la Suède maintenant.
Q - Alors qu'est ce que vous dites, vous ?
R - C'est tout à fait désolant et j'ai la même réaction que devant toutes les condamnations à mort et exécutions dans le monde. Mais je sais aussi que ce drame s'inscrit dans une tragédie plus vaste et que la seule façon de régler tout cela, c'est de la régler par le haut. C'est en aboutissant à une solution qui comportera un Etat palestinien qui doit être viable, qui devra être démocratique, qui devra se moderniser et se construire, que l'on arrivera à dépasser tout ce qui peut nous choquer ou nous horrifier d'un côté ou de l'autre et qui sont des aspects de la guerre.
Ces peuples se sentent encore en guerre. Je crois qu'il faut dépasser cela.
Q - Mais devant des tribunaux expéditifs qui jugent sous les applaudissements, des types sont fusillés, condamnés à mort et fusillés, 48 heures après. Vous donnez le sentiment qu'il ne faut peut être pas se taire, même si l'on comprend l'environnement ?
R - Je viens de m'exprimer, mais il ne faut pas non plus oublier l'environnement. Il faut chercher une solution dans laquelle cette situation de guerre et tout ce qui en découle, y compris ses formes de justice expéditive seront dépassées, deviendront inutiles dans un Proche-Orient en paix qui reste notre objectif, quoiqu'il arrive.
Q - Madeleine Albright s'en va, vous lui avez offert au Quai d'Orsay, il y a quelques jours un dîner d'adieu avec toutes les têtes de la diplomatie mondiale, y compris le Russe Ivanov.
R - J'ai souhaité faire un dîner pour faire un geste envers elle parce que les relations, pendant qu'elle était là, avec le président Clinton, ont été tout à fait extraordinaires par rapport aux relations qui existaient dans le passé entre la France et les Etats-Unis.
Q - C'est la politique Védrine/Albright qui a été observée ?
R - Ce n'est pas un flirt. Elle, elle disait "intellectual affair", mais j'ai toujours pensé que pour bien défendre nos intérêts, nos idées, nos projets y compris pour dire non, il fallait le faire à l'intérieur d'un dialogue très soutenu.
Q - Et est-ce que vous pourrez avoir un "intellectual affair" avec le général Colin Powell qui va s'installer ?
R - A priori, nous avons les mêmes dispositions d'esprit. Nous souhaitons coopérer avec les Etats-Unis, nous voulons avoir la liberté de travailler avec eux et de dire oui, chaque fois que nous sommes d'accord ; nous gardons la liberté de dire non, ou de désapprouver lorsque nous ne sommes pas d'accord et nous serons toujours des amis des Etats-Unis, des amis historiques, des alliés parce que nous sommes dans la même alliance, mais nous ne serons jamais alignés. C'est aussi simple que cela, nous sommes disponibles par rapport à la nouvelle administration, dont je ne connais pas exactement la politique.
Q - Vous n'aimez pas que l'on dise que vous êtes plutôt pro-américain ?
R - Je ne suis ni pro, ni anti. Je pense que ce sont des catégories inopérantes et tout à fait dépassées.
Quand j'ai parlé d'hyperpuissance, c'est plutôt pour provoquer un choc et de la curiosité en France ; pour pousser la France à analyser le monde tel qu'il est, pour savoir comment on défend mieux nos intérêts par rapport à cela.
Les Américains ont cru pendant au moins un an et demi, que c'était une formule férocement anti-américaine. Alors que c'est une formule descriptive. Il n'y a pas de pro ou d'anti, il n'y a pas à l'être globalement. On peut être d'accord sur certains sujets, et pas d'accord sur d'autres. C'est cela notre liberté.
Q - Est-ce qu'il faut avoir peur de l'Amérique de George Bush ?
R - Non, il n'y a pas du tout à avoir peur. Vous vous rendez compte, nous sommes la France, l'Europe, une des grandes composantes du monde d'aujourd'hui ; simplement, il faut avoir des précisions sur certains des projets de l'administration qui va s'installer le 20 janvier et qui sur certains points peuvent être source d'incompréhension entre l'Europe et les Etats-Unis, mais je le dis prudemment, parce qu'ils ne sont pas encore installés, ils n'ont pas précisé leurs options : je pense à la défense européenne, je pense au projet de boucliers antimissiles.
Q - Vous êtes pour ou contre vous, le bouclier antimissile ?
R - Personne dans le monde n'est pour, ni très pour en fait. Mis à part un certain nombre de gens aux Etats-Unis qui considèrent que c'est une nécessité. L'ensemble des alliés des Etats-Unis ont demandé à pouvoir, au minimum, dialoguer avec les Etats-Unis pour savoir à quelle menace cela répondrait, quelle est sa crédibilité technique, quelles seraient ses conséquences ? Nous en sommes simplement à souhaiter avoir ce dialogue avec l'administration qui va arriver quand elle sera installée.
Q - Monsieur Védrine, on va parler tout à l'heure de l'Europe. Mais vous avez publié en décembre dans le "Monde diplomatique" un article qui a fait beaucoup de bruit qui a ouvert une polémique durable : "il faut refonder.....
R - Une polémique ! Un débat disons..
Q - Vous vous en prenez aux intellectuels que vous trouvez absents des débats, ils vivent dans un monde tourné sur lui-même.....
R - Parce que je les aime ! Je regrette qu'ils ne soient, certains d'entre eux, parfois pas assez présents sur ces grands débats de la géopolitique.
Q - Vous vous en prenez aux ONG humanitaires qui sont 26 000 dans le monde. Combien y en a-t-il qui, sur le terrain, ont une action utile d'après vous ?
R - Il y en a énormément. Simplement sur les 26 000 ONG à peu près recensées dans le monde, parce qu'il n'y a pas de liste exhaustive, il y en a de toutes sortes : il y a les humanitaires, il y a celles qui s'occupent des Droits de l'Homme, de l'environnement, celles qui sont spécialisées comme celles qui ont lancé la campagne sur les mines antipersonnel. Le débat - que je n'ai pas lancé il existait avant moi - auquel j'ai souhaité contribuer c'est : quelles doivent être, dans le monde globalisé vers lequel nous allons à grands pas, les places respectives des pouvoirs publics et des autres entités qui sont présentes aujourd'hui dans ces relations internationales ? Présentes, c'est un fait, tout le monde le reconnaît, personne n'y revient et nous coopérons d'ailleurs chaque année davantage avec les ONG. Mais il y a un problème de définition des rôles : qui fait quoi ? Il y a un problème de démocratie aussi, de légitimité démocratique.
Q - Dans certains cas d'opacité, peut-être, pour chercher un peu plus d'ouverture, de clarté.
R - Je pense qu'il est souhaitable que les exigences de clarté, de responsabilité, que l'on applique aujourd'hui, à juste titre, au gouvernement, peuvent s'appliquer à toutes les entités qui interviennent dans les relations internationales d'aujourd'hui, que ce soit les éléments de la société civile, ou que ce soit les grandes entreprises. Ce débat dont nous parlions au début en fait, où la globalisation peut-être ou non démocratique, c'est à cela que j'essaie de contribuer.
Q - et en même temps voir le rôle des citoyens et là il y a un argument que vous utilisez depuis 10 ans mais cette fois en tant que ministre, il a une force nouvelle. Je vais essayer de citer la phrase : "A l'émotion des téléspectateurs occidentaux, bombardés d'images choquantes, imbus de leur puissance sur de leur bon droit, intimant à leur gouvernement l'ordre de faire cesser leur souffrance de téléspectateurs". Cela veut dire que dans certains cas les dirigeants font une guerre pour que l'on souffre moins, au moment du journal télévisé ?
R - Vous savez, ce qui m'avait inspiré cette réflexion, c'est ce qui s'était passé à la fin du mandat de George Bush, le père, quand il y avait deux grands drames en Afrique. Un immense drame au Sud Soudan, une guerre civile qui dure depuis plus de 10 ans, et d'autre part un immense drame à la fois de guerre civile et puis de famine en Somalie. Alors étant donné que les médias américains ont mis l'accent sur la Somalie et qu'en plus c'était plus facile d'accès parce que c'était au bord de la mer, il y a eu une opération américaine en Somalie qui d'ailleurs a tourné au fiasco. Ils se sont retirés après, puis la Somalie est entrée dans une très longue période de cahots dont elle commence à peine aujourd'hui à sortir alors qu'au Sud Soudan il ne s'est rien passé. Donc j'avais essayé d'analyser - c'était il y a une dizaine d'années, je n'étais même pas ministre quand j'ai écrit cela - quel était le poids de cette opinion publique. Mon idée, c'est que l'on doit agir en fonction de nos valeurs, nos convictions, notre conscience et nos moyens d'action. Mais que l'on ne doit pas agir uniquement quand il y a une pression très forte de l'opinion sur un sujet donné.
Q - Je prends un cas : vous avez fait et expliqué la guerre du Kosovo. Est-ce que c'est parce nous avons tous en tant que téléspectateurs été bouleversés par les images des réfugiés ? Est-ce qu'il ne fallait pas faire la guerre ou fallait-il la faire ?
R - Non, je n'ai jamais appliqué la formule que vous citiez. J'ai même toujours dit, y compris devant des publics qui sont restés hostiles ou dans des journaux qui sont restés hostiles à l'intervention au Kosovo, que nous avions eu raison d'y aller ; parce que nous avions épuisé tous les moyens politiques et diplomatiques de régler le problème autrement. Donc à un moment donné, nous avons décidé - j'ai fait partie collectivement de cette décision - d'y aller. Simplement, à l'époque , nous avons dû y aller sans un mandat absolument clair et explicite du Conseil de sécurité qui a le droit de faire cela, qui est celui qui commande l'ingérence légitime.
Q - Vous l'avez fait malgré cette absence pour nous faire plaisir ou pour suivre les Américains ?
R - On l'a fait malgré cette absence parce que tous les Européens ont conscience- je parle des gouvernements européens démocratiques, tous les membres de l'Union, tous les pays voisins - ont pensé qu'il fallait y aller pour mettre un terme à cette politique serbe de Milosevic au Kosovo. Et je crois que l'on a eu raison de le faire par rapport à cela. Simplement il ne faut pas souhaiter que se développent des interventions de ce type, que l'on est obligé de faire sans passer par un mandat explicite du Conseil de sécurité. C'est un peu technique, mais en fait c'est très politique, c'est très légitime.
Q - Non, non, je comprends. Je suis obligé d'aller vite, mais par exemple Bernard Kouchner rentre aujourd'hui à Paris après 18 mois d'une mission très dure, et apparemment réussie. Qu'est ce que vous lui dites ?
R - Je lui dis "chapeau", il a fait un travail absolument formidable. Il a agi à l'intérieur de cette résolution 1244, dans un contexte parfaitement légitime sur le plan international, même si c'était violemment contesté par la Yougoslavie de Milosevic. Il a été désigné par Kofi Annan avec un accord des membres permanents du Conseil de sécurité, et c'est donc un cas d'intervention internationale remarquable.
Beaucoup de problèmes ont été réglés, notamment grâce à son énergie extraordinaire, et nous avons tous, et lui en particulier, à organiser des élections locales. Cela c'est bien passé. Beaucoup de problèmes restent à résoudre encore par rapport au Kosovo, mais pour cela, il fallait qu'il y ait un changement à Belgrade.
Q - Lui a réussi ?
R - Il a bien réussi la mission qui lui avait été confiée par le Conseil de sécurité.
Q - Et vous aimeriez qu'il trouve vite une place à sa mesure auprès de vous dans le gouvernement même si ce n'est pas vous qui allait décider ?
R - C'est un ami. Moi, j'ai toujours été heureux de travailler avec lui dans ce qu'il a fait au Kosovo et dans toutes les autres occasions que la vie pourra présenter.
Q - Y compris dans le gouvernement ?
R - Cela n'est pas à moi à le décider.
Q - Mais cela ne vous choquerait pas ?
R - Non.
Q - Cela ne vous choquerait pas qu'il soit ministre ?
R - Il l'a été déjà avec beaucoup d'éclat.
Q - Lionel Jospin, Jacques Chirac, et vous-même, vous vous mettez vraiment en colère quand on dit que la Présidence française a été sur l'Europe mauvaise, comme si vous pensiez que c'étaient vous qui étiez en cause. Mais pourquoi vous fâchez-vous comme cela, je sais qu'il y a eu des résultats très précis sur la sécurité maritime, alimentaire, sur la charte, etc... mais le public a eu le sentiment qu'il n'y en avait pas assez, qu'il n'y avait pas de souffle ou d'imagination de l'Europe et qu'elle était en panne.
R - D'abord on ne se fâche pas. On essaie d'expliquer.
Deuxièmement, ce n'est pas le public, parce que si vous prenez les quinze pays d'Europe, il y en a une bonne douzaine qui considèrent que le Sommet de Nice est un très bon résultat.
Donc, il s'agit simplement de critiques qui ont été faites dans principalement deux pays peut être trois, et dans une ou deux institutions européennes. Donc, je dis simplement qu'à force d'avoir des ambitions extraordinaires avant le Sommet de Nice, à force de ne pas se rappeler qu'elle était la position réelle des Quinze, et à force de vivre, par rapport à ce non, dans une utopie un peu maximaliste, sympathique mais qui ne tient pas compte de la réalité de l'Europe des Quinze, on risque de négliger les acquis considérables du Traité de Nice qui sont très importants puisque l'on a progressé dans les décisions à la majorité qualifiée. On a assoupli le système des coopérations renforcées : vous verrez dans l'avenir que cela va être très utile avec cette Europe qui va s'élargir. On a inscrit dans le traité le principe du plafonnement de la Commission avant que l'on atteigne 27 membres. On avait une pondération tout à fait irréaliste avant dans les droits de vote qui était de 1 à 5, on est passé quand même de 1 à 10 après une discussion qui a été assez rude, mais enfin c'était prévisible. On a réformé la Commission et l'on s'est fixé rendez-vous en 2004 pour essayer de rendre les institutions européennes plus claires, plus lisibles et de préciser la distribution des pouvoirs entre le niveau européen, national et local. C'est quand même important. J'ai dit attention parce qu'il y avait beaucoup d'ambitions, ne pas passer tout cela par pertes et profits. D'autant qu'il faut quand même maintenant ratifier ce Traité et l'utiliser tout en continuant...
Q - Cela va faire un grand débat la ratification avant 2002 ?
R - Cela va faire un grand débat. Il faut faire tout cela, tout en poursuivant les négociations d'élargissement, tout en continuant la mise en oeuvre de notre Europe de la défense. On a beaucoup avancé, tout en renforçant l'harmonie économique à l'intérieur de l'Eurogroupe, c'est-à-dire les pays de l'euro et tout en commençant à réfléchir et à débattre, à propos du rendez-vous de 2004. Faire tout en même temps.
Q - Mais pourquoi l'impression fréquente est que la grande puissance européenne, telle qu'elle se dégage en ce moment, c'est l'Allemagne ? Est-ce vrai ou faux ?
R - Je crois que c'est vrai et faux à la fois. Mais c'est tout à fait vrai que, depuis que l'Allemagne est réunifiée, c'est un pays qui a plus de poids qu'avant. Mais plus de poids qu'avant c'est relatif, il y a 20 millions de différences dans le nombre d'habitants, entre l'Allemagne et les autres trois grands pays d'Europe. En 1957, c'était 10 millions, la différence n'est pas extraordinaire. Cela ne change pas tout. Cela ne change pas l'idée politique centrale, qui est à la base de la construction européenne. Je pense simplement qu'un certain nombre de gens se sont rendu compte simplement, après Nice, d'une réalité qui est celle de l'Europe depuis dix ans. Et que nous, nous avons intégré dans notre politique, dans notre pratique, déjà depuis longtemps.
R - Je peux vous dire qu'il n'y a pas de présidence depuis plusieurs années, qui ait eu autant de résultats, indépendamment des élections.
Q - Ce n'est pas de l'autosatisfaction ça ?
R - Non, regardez, l'histoire de la société européenne, dont les entreprises ont tellement besoin, c'était bloqué depuis 32 ans, nous l'avons débloqué. La fiscalité sur l'épargne, c'était bloqué depuis trois ans et demi, nous l'avons débloquée. Et là il y a.
Q - Lionel Jospin parle généralement
R - J'ai plein de sujets.
Q - Mais Lionel Jospin dit peu ou presque rien sur l'Europe. Par exemple, lors de ses vux, est-ce qu'il y a une politique, ou il y aura une politique européenne de Jospin ?
R - Qui est-ce qui a obtenu les acquis, dont on vient de parler, dont on a économisé la liste pour les auditeurs ? Les 15 sujets, 15 ou 20 sujets qui ont été débloqués ? C'est le gouvernement Jospin, ce sont des ministres du gouvernement Jospin, avec en plus, disons, un travail de coordination de Pierre Moscovici et de moi-même, par rapport à ça. Donc, il y a eu un engagement très fort du gouvernement Jospin pour que cette présidence soit pleinement réussie. Mais c'était un engagement concret, plus que théorique. Concret, précis, pour que l'Europe avance, pour qu'elle soit plus efficace, qu'elle soit plus utile. Quand on a travaillé sur la sécurité alimentaire, quand on parle sécurité maritime, quand on travaille
Q - Très bien, mais vous ne m'avez pas répondu. Est-ce qu'il va parler de l'Europe, de sa façon de voir l'Europe, ou il faut attendre le candidat Jospin pour entendre parler de l'Europe ?
R - Non, le Premier ministre parlera au moment de son choix. En tant que Premier ministre.
Q - Si j'ai bien compris vous réclamez aussi pour vous, le droit à contester ce que l'on dit, le droit pour un ministre des Affaires étrangères, en deux mots, le droit à l'ironie, ou à la contestation ?
R - En tant qu'être humain, je revendique le droit à l'ironie. En tant que ministre, je refuse d'être enfermé dans la langue de bois. Mais, vous disiez plusieurs fois cette formule, vous employez plusieurs fois cette formule, je ne m'en prends à personne. Simplement, j'estime que j'ai le droit dans cette société de démocratie et de débats, moi aussi de participer au débat et que par rapport à la charge que j'ai, une expérience à communiquer, des questions à poser. J'espère que cela alimente ce débat, comme vous le faites, là aujourd'hui.
Q - Voilà, vous le faites aujourd'hui. Et puis, si vous voulez vous écouter, vous pouvez le faire ce soir sur Europe 1.
R - Je ne me réécoute jamais.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 janvier 2001)
R - Il est en fait beaucoup plus compliqué que ce que l'on croit. Il y a quelques années, quand la guerre froide s'est terminée, que l'URSS a implosé, on a pensé que l'on entrait dans une phase relativement simple qui est celle du monde global et plus ça va, plus on s'aperçoit que, à l'intérieur de ce monde global, il y a des forces qui s'affrontent, des évolutions très grandes. Beaucoup d'Etats dans le monde ont des difficultés ou implosent, et les problèmes soit classiques nationaux, internationaux, soit globaux, ne cessent de se développer. Le monde devient plus compliqué à décrypter.
Q - Et il y a ce que le citoyen ne voit pas peut-être. Des mafias, peut-être des associations qui naissent, peut-être des grandes puissances, peut-être des grandes compagnies ?
R - Un des grands problèmes de cette globalisation, c'est de savoir si l'on va réussir à ce qu'elle soit démocratique ou pas. Il y a des gouvernements dans le monde, il y en a même 189, et puis beaucoup d'organisations qui regroupent des gouvernements, qui essaient tous ensemble de travailler sur les problèmes globaux. Mais, en dehors de ces gouvernements, issus le plus souvent heureusement d'élections libres et démocratiques, il y a toutes sortes de forces qui sont à l'oeuvre et notamment dans l'économie mondiale. Il y a un exemple très frappant qui est que les cinq premières entreprises mondiales aujourd'hui - qui sont naturellement américaines - ont un chiffre d'affaires qui est aussi important que le produit national brut de 132 Etats membres des Nations unies. Donc, dans le monde de demain, il faut quand même se demander qui va réguler quoi ? Qui fait les normes ? Qui organise les choses ? Et à quel moment et par quel procédé les citoyens peuvent-ils avoir une influence sur ce qui se décide ?
Q - Et cela veut dire que dans votre action, vous comme tous les diplomates, vous sentez le poids de ces gens là qui sont invisibles mais extrêmement puissants ?
R - Bien sûr, puisqu'il y a belle lurette que l'on ne fait plus de la diplomatie diplomatique. On travaille dans la réalité, on tient compte de toutes ces forces de ce que l'on appelle la société civile internationale. Mais là dedans il y a de tout : des militants de l'environnement mais aussi les mega entreprises, et puis aussi des forces non organisées. Comment fait-on pour que les citoyens puissent exprimer une volonté politique des gouvernements démocratiques ? A mon avis, c'est la grande question des 10 ou 15 prochaines années.
Q - En tout cas, quel est l'environnement dans lequel commence cette année 2001 ? Georges Bush s'installe dans 6 jours à la Maison blanche, le Proche-Orient est à feu et à sang avec un Arafat qui est maintenant impopulaire chez les siens, Barak rejeté, un Sharon probable vainqueur et déjà honni dans son pays, dans la région et peut être ailleurs. Est-ce qu'il y a un danger que l'on sent pour les premiers mois de cette année ?
R - Ah oui, il y a un risque d'aggravation, c'est vrai. Tant que l'on n'aura pas trouvé au Proche-Orient une solution pour faire une paix juste et équitable permettant aux Israéliens et à l'ensemble de leurs voisins à commencer par les Palestiniens d'avoir des rapports normaux de coexistence puis de cohabitation, puis un jour de coopération, nous serons dans une situation de tension plus ou moins grande et là, elle est forte ; inutile de rappeler ce qui c'est passé de terrible depuis la fin septembre.
Q - Mais là en même temps, on a l'impression que tout va être gelé avec une nouvelle administration républicaine qui arrive aux Etats-Unis.
R - Ce qui peut être gelé, c'est la définition de la politique américaine, c'est l'engagement des Etats-Unis. On ne voit pas comment un autre président avant très longtemps pourrait s'engager autant que l'a fait d'une façon admirable et que je salue le président Clinton et, à ses côtés, Mme Albright.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Ce qui est réellement préoccupant dans les jours qui viennent, c'est de se retrouver au Proche-Orient sans perspective parce que les tentatives des derniers jours et des dernières heures entre les Palestiniens et le gouvernement de M. Barak n'auraient pas abouti. Cela est un facteur d'aggravation.
Q - Jeudi vous avez reçu, Monsieur Védrine, l'Israélien Ben Ami ; est-ce qu'il peut y avoir avant le départ de Bill Clinton, dans 6 jours, entre Israéliens et Palestiniens un acte, une déclaration, quelque chose qui amorce ou annonce la paix ?
R - Je reconnais que c'est dur à croire et le président Clinton lui-même s'exprime maintenant comme s'il n'y croyait plus tout à fait, mais moi je pense que jusqu'à la dernière minute, tout doit être tenté. Je vois que l'Israélien et le Palestinien continuent à se parler. Je souhaite qu'ils continuent à le faire, je les encourage à le faire. Tout ce qui pourrait survivre au changement qui s'annonce, et qui sont plutôt a priori des facteurs d'aggravation serait quand même un petit espoir à partir duquel on pourrait tenter de retravailler. Donc je souhaite qu'ils ne se découragent pas, même maintenant.
Q - Hubert Védrine, l'Autorité palestinienne vient de déclencher une vague de condamnations à mort : deux Palestiniens soupçonnés de collaborer avec Israël ont été fusillés hier en public. A travers vous, que dit l'Europe ?
R - Je ne peux pas m'exprimer au nom de l'Europe. La Présidence est exercée par la Suède maintenant.
Q - Alors qu'est ce que vous dites, vous ?
R - C'est tout à fait désolant et j'ai la même réaction que devant toutes les condamnations à mort et exécutions dans le monde. Mais je sais aussi que ce drame s'inscrit dans une tragédie plus vaste et que la seule façon de régler tout cela, c'est de la régler par le haut. C'est en aboutissant à une solution qui comportera un Etat palestinien qui doit être viable, qui devra être démocratique, qui devra se moderniser et se construire, que l'on arrivera à dépasser tout ce qui peut nous choquer ou nous horrifier d'un côté ou de l'autre et qui sont des aspects de la guerre.
Ces peuples se sentent encore en guerre. Je crois qu'il faut dépasser cela.
Q - Mais devant des tribunaux expéditifs qui jugent sous les applaudissements, des types sont fusillés, condamnés à mort et fusillés, 48 heures après. Vous donnez le sentiment qu'il ne faut peut être pas se taire, même si l'on comprend l'environnement ?
R - Je viens de m'exprimer, mais il ne faut pas non plus oublier l'environnement. Il faut chercher une solution dans laquelle cette situation de guerre et tout ce qui en découle, y compris ses formes de justice expéditive seront dépassées, deviendront inutiles dans un Proche-Orient en paix qui reste notre objectif, quoiqu'il arrive.
Q - Madeleine Albright s'en va, vous lui avez offert au Quai d'Orsay, il y a quelques jours un dîner d'adieu avec toutes les têtes de la diplomatie mondiale, y compris le Russe Ivanov.
R - J'ai souhaité faire un dîner pour faire un geste envers elle parce que les relations, pendant qu'elle était là, avec le président Clinton, ont été tout à fait extraordinaires par rapport aux relations qui existaient dans le passé entre la France et les Etats-Unis.
Q - C'est la politique Védrine/Albright qui a été observée ?
R - Ce n'est pas un flirt. Elle, elle disait "intellectual affair", mais j'ai toujours pensé que pour bien défendre nos intérêts, nos idées, nos projets y compris pour dire non, il fallait le faire à l'intérieur d'un dialogue très soutenu.
Q - Et est-ce que vous pourrez avoir un "intellectual affair" avec le général Colin Powell qui va s'installer ?
R - A priori, nous avons les mêmes dispositions d'esprit. Nous souhaitons coopérer avec les Etats-Unis, nous voulons avoir la liberté de travailler avec eux et de dire oui, chaque fois que nous sommes d'accord ; nous gardons la liberté de dire non, ou de désapprouver lorsque nous ne sommes pas d'accord et nous serons toujours des amis des Etats-Unis, des amis historiques, des alliés parce que nous sommes dans la même alliance, mais nous ne serons jamais alignés. C'est aussi simple que cela, nous sommes disponibles par rapport à la nouvelle administration, dont je ne connais pas exactement la politique.
Q - Vous n'aimez pas que l'on dise que vous êtes plutôt pro-américain ?
R - Je ne suis ni pro, ni anti. Je pense que ce sont des catégories inopérantes et tout à fait dépassées.
Quand j'ai parlé d'hyperpuissance, c'est plutôt pour provoquer un choc et de la curiosité en France ; pour pousser la France à analyser le monde tel qu'il est, pour savoir comment on défend mieux nos intérêts par rapport à cela.
Les Américains ont cru pendant au moins un an et demi, que c'était une formule férocement anti-américaine. Alors que c'est une formule descriptive. Il n'y a pas de pro ou d'anti, il n'y a pas à l'être globalement. On peut être d'accord sur certains sujets, et pas d'accord sur d'autres. C'est cela notre liberté.
Q - Est-ce qu'il faut avoir peur de l'Amérique de George Bush ?
R - Non, il n'y a pas du tout à avoir peur. Vous vous rendez compte, nous sommes la France, l'Europe, une des grandes composantes du monde d'aujourd'hui ; simplement, il faut avoir des précisions sur certains des projets de l'administration qui va s'installer le 20 janvier et qui sur certains points peuvent être source d'incompréhension entre l'Europe et les Etats-Unis, mais je le dis prudemment, parce qu'ils ne sont pas encore installés, ils n'ont pas précisé leurs options : je pense à la défense européenne, je pense au projet de boucliers antimissiles.
Q - Vous êtes pour ou contre vous, le bouclier antimissile ?
R - Personne dans le monde n'est pour, ni très pour en fait. Mis à part un certain nombre de gens aux Etats-Unis qui considèrent que c'est une nécessité. L'ensemble des alliés des Etats-Unis ont demandé à pouvoir, au minimum, dialoguer avec les Etats-Unis pour savoir à quelle menace cela répondrait, quelle est sa crédibilité technique, quelles seraient ses conséquences ? Nous en sommes simplement à souhaiter avoir ce dialogue avec l'administration qui va arriver quand elle sera installée.
Q - Monsieur Védrine, on va parler tout à l'heure de l'Europe. Mais vous avez publié en décembre dans le "Monde diplomatique" un article qui a fait beaucoup de bruit qui a ouvert une polémique durable : "il faut refonder.....
R - Une polémique ! Un débat disons..
Q - Vous vous en prenez aux intellectuels que vous trouvez absents des débats, ils vivent dans un monde tourné sur lui-même.....
R - Parce que je les aime ! Je regrette qu'ils ne soient, certains d'entre eux, parfois pas assez présents sur ces grands débats de la géopolitique.
Q - Vous vous en prenez aux ONG humanitaires qui sont 26 000 dans le monde. Combien y en a-t-il qui, sur le terrain, ont une action utile d'après vous ?
R - Il y en a énormément. Simplement sur les 26 000 ONG à peu près recensées dans le monde, parce qu'il n'y a pas de liste exhaustive, il y en a de toutes sortes : il y a les humanitaires, il y a celles qui s'occupent des Droits de l'Homme, de l'environnement, celles qui sont spécialisées comme celles qui ont lancé la campagne sur les mines antipersonnel. Le débat - que je n'ai pas lancé il existait avant moi - auquel j'ai souhaité contribuer c'est : quelles doivent être, dans le monde globalisé vers lequel nous allons à grands pas, les places respectives des pouvoirs publics et des autres entités qui sont présentes aujourd'hui dans ces relations internationales ? Présentes, c'est un fait, tout le monde le reconnaît, personne n'y revient et nous coopérons d'ailleurs chaque année davantage avec les ONG. Mais il y a un problème de définition des rôles : qui fait quoi ? Il y a un problème de démocratie aussi, de légitimité démocratique.
Q - Dans certains cas d'opacité, peut-être, pour chercher un peu plus d'ouverture, de clarté.
R - Je pense qu'il est souhaitable que les exigences de clarté, de responsabilité, que l'on applique aujourd'hui, à juste titre, au gouvernement, peuvent s'appliquer à toutes les entités qui interviennent dans les relations internationales d'aujourd'hui, que ce soit les éléments de la société civile, ou que ce soit les grandes entreprises. Ce débat dont nous parlions au début en fait, où la globalisation peut-être ou non démocratique, c'est à cela que j'essaie de contribuer.
Q - et en même temps voir le rôle des citoyens et là il y a un argument que vous utilisez depuis 10 ans mais cette fois en tant que ministre, il a une force nouvelle. Je vais essayer de citer la phrase : "A l'émotion des téléspectateurs occidentaux, bombardés d'images choquantes, imbus de leur puissance sur de leur bon droit, intimant à leur gouvernement l'ordre de faire cesser leur souffrance de téléspectateurs". Cela veut dire que dans certains cas les dirigeants font une guerre pour que l'on souffre moins, au moment du journal télévisé ?
R - Vous savez, ce qui m'avait inspiré cette réflexion, c'est ce qui s'était passé à la fin du mandat de George Bush, le père, quand il y avait deux grands drames en Afrique. Un immense drame au Sud Soudan, une guerre civile qui dure depuis plus de 10 ans, et d'autre part un immense drame à la fois de guerre civile et puis de famine en Somalie. Alors étant donné que les médias américains ont mis l'accent sur la Somalie et qu'en plus c'était plus facile d'accès parce que c'était au bord de la mer, il y a eu une opération américaine en Somalie qui d'ailleurs a tourné au fiasco. Ils se sont retirés après, puis la Somalie est entrée dans une très longue période de cahots dont elle commence à peine aujourd'hui à sortir alors qu'au Sud Soudan il ne s'est rien passé. Donc j'avais essayé d'analyser - c'était il y a une dizaine d'années, je n'étais même pas ministre quand j'ai écrit cela - quel était le poids de cette opinion publique. Mon idée, c'est que l'on doit agir en fonction de nos valeurs, nos convictions, notre conscience et nos moyens d'action. Mais que l'on ne doit pas agir uniquement quand il y a une pression très forte de l'opinion sur un sujet donné.
Q - Je prends un cas : vous avez fait et expliqué la guerre du Kosovo. Est-ce que c'est parce nous avons tous en tant que téléspectateurs été bouleversés par les images des réfugiés ? Est-ce qu'il ne fallait pas faire la guerre ou fallait-il la faire ?
R - Non, je n'ai jamais appliqué la formule que vous citiez. J'ai même toujours dit, y compris devant des publics qui sont restés hostiles ou dans des journaux qui sont restés hostiles à l'intervention au Kosovo, que nous avions eu raison d'y aller ; parce que nous avions épuisé tous les moyens politiques et diplomatiques de régler le problème autrement. Donc à un moment donné, nous avons décidé - j'ai fait partie collectivement de cette décision - d'y aller. Simplement, à l'époque , nous avons dû y aller sans un mandat absolument clair et explicite du Conseil de sécurité qui a le droit de faire cela, qui est celui qui commande l'ingérence légitime.
Q - Vous l'avez fait malgré cette absence pour nous faire plaisir ou pour suivre les Américains ?
R - On l'a fait malgré cette absence parce que tous les Européens ont conscience- je parle des gouvernements européens démocratiques, tous les membres de l'Union, tous les pays voisins - ont pensé qu'il fallait y aller pour mettre un terme à cette politique serbe de Milosevic au Kosovo. Et je crois que l'on a eu raison de le faire par rapport à cela. Simplement il ne faut pas souhaiter que se développent des interventions de ce type, que l'on est obligé de faire sans passer par un mandat explicite du Conseil de sécurité. C'est un peu technique, mais en fait c'est très politique, c'est très légitime.
Q - Non, non, je comprends. Je suis obligé d'aller vite, mais par exemple Bernard Kouchner rentre aujourd'hui à Paris après 18 mois d'une mission très dure, et apparemment réussie. Qu'est ce que vous lui dites ?
R - Je lui dis "chapeau", il a fait un travail absolument formidable. Il a agi à l'intérieur de cette résolution 1244, dans un contexte parfaitement légitime sur le plan international, même si c'était violemment contesté par la Yougoslavie de Milosevic. Il a été désigné par Kofi Annan avec un accord des membres permanents du Conseil de sécurité, et c'est donc un cas d'intervention internationale remarquable.
Beaucoup de problèmes ont été réglés, notamment grâce à son énergie extraordinaire, et nous avons tous, et lui en particulier, à organiser des élections locales. Cela c'est bien passé. Beaucoup de problèmes restent à résoudre encore par rapport au Kosovo, mais pour cela, il fallait qu'il y ait un changement à Belgrade.
Q - Lui a réussi ?
R - Il a bien réussi la mission qui lui avait été confiée par le Conseil de sécurité.
Q - Et vous aimeriez qu'il trouve vite une place à sa mesure auprès de vous dans le gouvernement même si ce n'est pas vous qui allait décider ?
R - C'est un ami. Moi, j'ai toujours été heureux de travailler avec lui dans ce qu'il a fait au Kosovo et dans toutes les autres occasions que la vie pourra présenter.
Q - Y compris dans le gouvernement ?
R - Cela n'est pas à moi à le décider.
Q - Mais cela ne vous choquerait pas ?
R - Non.
Q - Cela ne vous choquerait pas qu'il soit ministre ?
R - Il l'a été déjà avec beaucoup d'éclat.
Q - Lionel Jospin, Jacques Chirac, et vous-même, vous vous mettez vraiment en colère quand on dit que la Présidence française a été sur l'Europe mauvaise, comme si vous pensiez que c'étaient vous qui étiez en cause. Mais pourquoi vous fâchez-vous comme cela, je sais qu'il y a eu des résultats très précis sur la sécurité maritime, alimentaire, sur la charte, etc... mais le public a eu le sentiment qu'il n'y en avait pas assez, qu'il n'y avait pas de souffle ou d'imagination de l'Europe et qu'elle était en panne.
R - D'abord on ne se fâche pas. On essaie d'expliquer.
Deuxièmement, ce n'est pas le public, parce que si vous prenez les quinze pays d'Europe, il y en a une bonne douzaine qui considèrent que le Sommet de Nice est un très bon résultat.
Donc, il s'agit simplement de critiques qui ont été faites dans principalement deux pays peut être trois, et dans une ou deux institutions européennes. Donc, je dis simplement qu'à force d'avoir des ambitions extraordinaires avant le Sommet de Nice, à force de ne pas se rappeler qu'elle était la position réelle des Quinze, et à force de vivre, par rapport à ce non, dans une utopie un peu maximaliste, sympathique mais qui ne tient pas compte de la réalité de l'Europe des Quinze, on risque de négliger les acquis considérables du Traité de Nice qui sont très importants puisque l'on a progressé dans les décisions à la majorité qualifiée. On a assoupli le système des coopérations renforcées : vous verrez dans l'avenir que cela va être très utile avec cette Europe qui va s'élargir. On a inscrit dans le traité le principe du plafonnement de la Commission avant que l'on atteigne 27 membres. On avait une pondération tout à fait irréaliste avant dans les droits de vote qui était de 1 à 5, on est passé quand même de 1 à 10 après une discussion qui a été assez rude, mais enfin c'était prévisible. On a réformé la Commission et l'on s'est fixé rendez-vous en 2004 pour essayer de rendre les institutions européennes plus claires, plus lisibles et de préciser la distribution des pouvoirs entre le niveau européen, national et local. C'est quand même important. J'ai dit attention parce qu'il y avait beaucoup d'ambitions, ne pas passer tout cela par pertes et profits. D'autant qu'il faut quand même maintenant ratifier ce Traité et l'utiliser tout en continuant...
Q - Cela va faire un grand débat la ratification avant 2002 ?
R - Cela va faire un grand débat. Il faut faire tout cela, tout en poursuivant les négociations d'élargissement, tout en continuant la mise en oeuvre de notre Europe de la défense. On a beaucoup avancé, tout en renforçant l'harmonie économique à l'intérieur de l'Eurogroupe, c'est-à-dire les pays de l'euro et tout en commençant à réfléchir et à débattre, à propos du rendez-vous de 2004. Faire tout en même temps.
Q - Mais pourquoi l'impression fréquente est que la grande puissance européenne, telle qu'elle se dégage en ce moment, c'est l'Allemagne ? Est-ce vrai ou faux ?
R - Je crois que c'est vrai et faux à la fois. Mais c'est tout à fait vrai que, depuis que l'Allemagne est réunifiée, c'est un pays qui a plus de poids qu'avant. Mais plus de poids qu'avant c'est relatif, il y a 20 millions de différences dans le nombre d'habitants, entre l'Allemagne et les autres trois grands pays d'Europe. En 1957, c'était 10 millions, la différence n'est pas extraordinaire. Cela ne change pas tout. Cela ne change pas l'idée politique centrale, qui est à la base de la construction européenne. Je pense simplement qu'un certain nombre de gens se sont rendu compte simplement, après Nice, d'une réalité qui est celle de l'Europe depuis dix ans. Et que nous, nous avons intégré dans notre politique, dans notre pratique, déjà depuis longtemps.
R - Je peux vous dire qu'il n'y a pas de présidence depuis plusieurs années, qui ait eu autant de résultats, indépendamment des élections.
Q - Ce n'est pas de l'autosatisfaction ça ?
R - Non, regardez, l'histoire de la société européenne, dont les entreprises ont tellement besoin, c'était bloqué depuis 32 ans, nous l'avons débloqué. La fiscalité sur l'épargne, c'était bloqué depuis trois ans et demi, nous l'avons débloquée. Et là il y a.
Q - Lionel Jospin parle généralement
R - J'ai plein de sujets.
Q - Mais Lionel Jospin dit peu ou presque rien sur l'Europe. Par exemple, lors de ses vux, est-ce qu'il y a une politique, ou il y aura une politique européenne de Jospin ?
R - Qui est-ce qui a obtenu les acquis, dont on vient de parler, dont on a économisé la liste pour les auditeurs ? Les 15 sujets, 15 ou 20 sujets qui ont été débloqués ? C'est le gouvernement Jospin, ce sont des ministres du gouvernement Jospin, avec en plus, disons, un travail de coordination de Pierre Moscovici et de moi-même, par rapport à ça. Donc, il y a eu un engagement très fort du gouvernement Jospin pour que cette présidence soit pleinement réussie. Mais c'était un engagement concret, plus que théorique. Concret, précis, pour que l'Europe avance, pour qu'elle soit plus efficace, qu'elle soit plus utile. Quand on a travaillé sur la sécurité alimentaire, quand on parle sécurité maritime, quand on travaille
Q - Très bien, mais vous ne m'avez pas répondu. Est-ce qu'il va parler de l'Europe, de sa façon de voir l'Europe, ou il faut attendre le candidat Jospin pour entendre parler de l'Europe ?
R - Non, le Premier ministre parlera au moment de son choix. En tant que Premier ministre.
Q - Si j'ai bien compris vous réclamez aussi pour vous, le droit à contester ce que l'on dit, le droit pour un ministre des Affaires étrangères, en deux mots, le droit à l'ironie, ou à la contestation ?
R - En tant qu'être humain, je revendique le droit à l'ironie. En tant que ministre, je refuse d'être enfermé dans la langue de bois. Mais, vous disiez plusieurs fois cette formule, vous employez plusieurs fois cette formule, je ne m'en prends à personne. Simplement, j'estime que j'ai le droit dans cette société de démocratie et de débats, moi aussi de participer au débat et que par rapport à la charge que j'ai, une expérience à communiquer, des questions à poser. J'espère que cela alimente ce débat, comme vous le faites, là aujourd'hui.
Q - Voilà, vous le faites aujourd'hui. Et puis, si vous voulez vous écouter, vous pouvez le faire ce soir sur Europe 1.
R - Je ne me réécoute jamais.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 janvier 2001)