Déclaration de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, sur la construction européenne notamment en matière d'énergie, de services ou d'immigration, Berlin le 22 septembre 2006.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage en Allemagne et allocution au 10ème Forum international de la fondation Bertelsmann, à Berlin le 22 septembre 2006

Texte intégral

Madame la Chancelière, chère Angela,
Messieurs les chefs d'Etat et de gouvernement,
Monsieur le Président de la Commission,
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand honneur pour moi de me trouver devant vous, au ministère des Affaires Etrangères allemand, en plein coeur de Berlin. Ici, comme au Quai d'Orsay à Paris, nos diplomates sont en prise avec un monde qui se transforme rapidement. De nouvelles puissances émergent, de nouveaux enjeux s'imposent à nous.
Dans ce monde en plein changement, l'Europe a des atouts à faire valoir et des valeurs à défendre. Ses atouts, ce sont sa créativité, son énergie, sa capacité à peser sur la scène internationale lorsqu'elle est rassemblée. Ses valeurs, ce sont la solidarité, la justice sociale, le développement durable. Oui, l'Europe a vocation à défendre un chemin original dans ce monde en bouleversement.
Mais aujourd'hui, elle doit retrouver confiance en elle-même, confiance en son avenir et dans sa capacité à rester un pôle de paix, de prospérité et d'humanisme. Pour cela l'Europe doit montrer à ses citoyens qu'elle les protège, qu'elle est un facteur de sécurité : sécurité économique et sociale, sécurité face aux nouveaux risques notamment sanitaires, sécurité face au terrorisme et face aux crises régionales qui secouent notre planète. En intervenant dans le cadre de la FINUL renforcée au Liban, nous avons montré que l'Europe peut être un facteur de stabilité dans une région du monde particulièrement fragile. Je tiens à saluer l'engagement de l'Allemagne aux côtés de la France, de l'Italie et de nos autres partenaires européens dans cette mission.
Nos concitoyens veulent aussi que l'Europe défende leur sécurité en matière énergétique. Il y a aujourd'hui une nouvelle donne énergétique mondiale. Nous assistons à une flambée sans précédent des prix du pétrole : 13 dollars le baril en 1998, 38 dollars en 2004, plus de 75 dollars il y a quelques semaines. Ce n'est pas seulement le pétrole qui est concerné, mais toutes les énergies, le gaz et l'électricité. Nous savons tous à quel point cette hausse pèse sur le pouvoir d'achat des ménages et sur la compétitivité de nos économies. Un seul exemple : certaines petites entreprises ont vu leur facture d'électricité doubler, voire tripler.
Cette envolée des prix témoigne des bouleversements profonds qui sont en cours :
D'abord, le monde a pris conscience de l'épuisement rapide des ressources fossiles. L'après pétrole est désormais une réalité.
Ensuite, les hydrocarbures sont concentrés au Moyen-Orient, l'une des régions parmi les plus instables de la planète.
Enfin l'énergie est devenue un vecteur d'affirmation de la puissance sur la scène internationale.
Tout cela nous pose un défi majeur, à nous, Européens : nous sommes aujourd'hui dépendants de l'étranger à 50% pour nos besoins énergétiques. Dans 30 ans, nous le serons à hauteur de 80%.
Notre responsabilité est claire : comment garantir la sécurité d'approvisionnement de notre continent ? Comment garantir aux Européens une énergie à coût raisonnable ? Ce n'est pas une question technique. C'est un enjeu profondément politique.
1. L'Europe a tous les atouts pour relever ce défi.
L'Europe rassemblée dispose à elle seule d'une offre énergétique d'une grande diversité, liée à l'histoire de chaque pays : le nucléaire et l'hydraulique pour la France, les énergies renouvelables pour l'Allemagne qui est un pays pionnier dans ce domaine, les hydrocarbures pour la Grande-Bretagne. N'opposons pas les choix de chacun, mais faisons jouer nos complémentarités.
L'Europe dispose également d'une plateforme technologique unique. C'est parce que nous avons conjugué nos forces que nous avons pu faire avancer le projet ITER, qui prépare l'énergie de demain.
Nous pouvons également compter sur notre diplomatie. Nous l'avons vu lors des négociations du protocole de Kyoto : lorsque l'Europe est capable de s'unir autour d'un projet et d'une conviction, lorsqu'elle parle d'une seule voix sur la scène internationale, elle parvient à faire bouger les lignes.
Enfin, nous avons dans le domaine de l'énergie des entreprises de dimension internationale qui possèdent des compétences et un savoir-faire remarquables. De grands mouvements de rapprochement sont en cours en Europe. C'est une bonne chose. Mais ils doivent être le fait d'une stratégie industrielle voulue et approuvée par chacune des parties, dans le respect des cultures propres à chaque entreprise et à chaque pays. Ils doivent profiter à tous, salariés et consommateurs.
Le projet Gaz de France/Suez respecte ces exigences. Il va permettre de mieux sécuriser nos approvisionnements en gaz dans les années qui viennent. Il préserve le statut des salariés tout en renforçant les perspectives de développement de leur entreprise. Il donne la possibilité au nouveau groupe d'accéder au gaz à meilleur coût en renforçant son poids dans les négociations internationales. Au final, c'est le consommateur qui pourra bénéficier de prix plus intéressants.
Bien évidemment ce projet ne suffit pas. Nous devons aller plus loin dans nos ambitions industrielles, mais surtout politiques.
2. Pour cela, il est temps que l'Europe définisse une véritable stratégie énergétique.
Trouvons ensemble des solutions fortes et durables pour répondre aux attentes de nos concitoyens. Je vois deux objectifs :
Le premier, c'est d'assurer notre indépendance énergétique, et avec elle notre indépendance économique et politique. Ne subissons pas le jeu mécanique de l'offre et de la demande. Ne nous exposons pas davantage aux tensions du monde. Définissons ensemble les voies qui garantissent la sécurité et l'indépendance de nos approvisionnements.
Le deuxième objectif, c'est la protection des consommateurs. La libéralisation des marchés de l'énergie est aujourd'hui mal comprise par nos concitoyens. Ils y voient la cause principale de la hausse de leur facture. A nous de leur expliquer que la seule réponse de long terme, c'est la création d'un grand marché européen de l'énergie. Un marché qui doit se construire de manière pragmatique, en tenant compte des rythmes et des particularités de chaque pays.
Pour atteindre ces objectifs, nous avons besoin d'une stratégie énergétique européenne fondée sur trois piliers :
Le premier pilier, c'est la mise en place d'une véritable diplomatie énergétique européenne. Nous aurons d'autant plus de poids dans les négociations avec les producteurs que nous serons capables de parler d'une seule voix.
Cette diplomatie pourrait être conduite par un représentant spécial pour l'énergie. Il travaillerait en étroite liaison avec le Haut représentant Javier SOLANA et le Commissaire en charge de l'énergie, Andris PIEBALGS.
Il pourrait organiser au début de l'année prochaine, sous présidence allemande, un sommet réunissant les Européens et leurs principaux voisins producteurs de pétrole et de gaz : l'Algérie, la Norvège et la Russie bien sûr, mais aussi par exemple les pays de la Mer Caspienne, comme le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan. Avec ces pays proches, nous avons déjà des accords de partenariat, couvrant de nombreux aspects de nos relations. Au moment où l'énergie occupe une place croissante dans nos échanges, il est temps de conclure des accords portant spécifiquement sur cette question.
Le deuxième pilier, c'est la convergence de nos politiques énergétiques nationales. Dans la bataille de l'énergie, chacun de nos pays dispose de ses propres atouts. Engageons-nous dans la définition commune de nos ressources et de nos besoins, à la fois en ce qui concerne la production, les investissements, le transport ou le stockage. Engageons-nous dans de nouveaux projets ambitieux, comme le réacteur de fusion nucléaire ITER. Engageons-nous aussi dans la voie des économies d'énergie. Le mémorandum déposé par la France auprès de la Commission en janvier ainsi que le Livre vert de la Commission proposent des pistes d'action. Avançons de manière concrète dans cette direction.
Le troisième pilier de cette politique d'indépendance énergétique, c'est la coordination de nos réserves stratégiques d'hydrocarbures, de pétrole et de gaz pour lutter contre la spéculation. En cas de crise internationale forte, ces réserves sont à la fois des outils stratégiques, mais aussi des moyens de régulation des prix.
3. Ce projet pour l'énergie n'est pas un projet isolé. Il s'inscrit dans une vision politique de l'Europe.
Pour que nos concitoyens retrouvent confiance dans ce projet commun, l'Europe doit retrouver la maîtrise de son destin économique et social. Elle ne doit pas subir la mondialisation, elle doit la conduire. Elle ne doit pas renoncer à ses valeurs, elle doit les affirmer. Il y a une identité européenne, nous pouvons en être fiers. Appuyons-nous sur elle pour avancer.
Pour reprendre en main notre destin économique, la première condition, c'est de mieux défendre nos intérêts. Les entreprises, les consommateurs, les ménages, mais aussi les services publics doivent savoir que pour eux, l'Europe est un atout. Elle ne les expose pas à davantage d'incertitude, elle leur donne au contraire des garanties pour l'avenir. Prenons un exemple concret, celui des petites et moyennes entreprises, qui sont au coeur de notre tissu industriel.
Les PME doivent avoir un accès plus facile aux marchés publics : je souhaite que l'Union européenne dépose dès cet automne une demande à l'OMC en ce sens.
Il ne s'agit pas d'instaurer des quotas. Il s'agit pour l'Europe d'établir les conditions d'une concurrence égale entre grands groupes et PME.
La deuxième condition, c'est de rassembler nos forces. Alors que la compétition internationale est de plus en plus vive et concerne désormais tous les secteurs, c'est une priorité absolue. Il ne s'agit en aucun cas de fermer nos frontières ou d'ériger des barrières protectionnistes. Il s'agit tout simplement de mettre en commun nos atouts pour être plus forts dans un monde plus compétitif. C'est le sens du patriotisme économique européen que je défends et qui tient en deux mots : l'Europe d'abord.
La troisième condition, c'est d'être fidèles aux valeurs de solidarité et de justice sociale qui sont au coeur de l'identité européenne. Ces valeurs, nos concitoyens ont trop souvent l'impression qu'elles sont oubliées dans le projet européen.
C'est pourquoi je me réjouis de l'accord auquel nous sommes parvenus sur la directive « services » pour créer un marché unique des services et relancer la croissance en Europe, sans "dumping social" ni remise en cause des droits des consommateurs.
De même, la France soutient pleinement l'élaboration d'une approche globale du marché du travail en Europe qui puisse combiner la mise en oeuvre progressive d'un marché du travail sans frontières et le respect des droits des travailleurs, en matière de retraite, de représentation syndicale, de lutte contre les discriminations, de santé et de sécurité sur le lieu de travail.
Notre responsabilité aujourd'hui, c'est aussi d'anticiper les grandes évolutions auxquelles l'Europe sera confrontée dans les années à venir.
L'évolution démographique d'abord. C'est aujourd'hui qu'il nous faut répondre aux conséquences du vieillissement de la population sur notre croissance et sur nos systèmes de retraites et de santé. Ne l'oublions pas : dans quinze ans, il y aura une vingtaine de millions d'Européens en âge de travailler de moins. A nous de trouver des solutions concrètes pour permettre aux Européens et aux Européennes de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle. Une première étape a été franchie avec le pacte européen pour la jeunesse lancé par le Président Jacques Chirac avec l'Espagne, l'Allemagne et la Suède. Pourquoi ne pas organiser une conférence européenne sur la politique de la famille pour partager nos expériences ?
Nous devons également permettre à l'Europe de relever le défi de l'immigration. En 2050 la population du continent africain aura doublé, celle de l'Europe aura diminué. Or chaque jour nous faisons ce constat : nos dispositifs de maîtrise des flux migratoires et de lutte contre l'immigration clandestine ne sont pas à la hauteur du défi. Nous avons besoin d'une approche européenne de l'immigration.
D'abord, avec un véritable partenariat associant pays d'origine, pays de transit et pays de destination, dans la ligne de la conférence de Rabat, tenue au mois de juillet dernier. Tant que des hommes et des femmes seront prêts à risquer leur vie pour venir travailler clandestinement dans nos pays, nous ne pourrons pas maîtriser les flux migratoires. Nous devons leur permettre de mieux contribuer au développement de leur pays d'origine.
Nous devons également mieux coordonner nos politiques de contrôle aux frontières. La mise en place d'une agence européenne, FRONTEX, doit s'appuyer sur des moyens opérationnels. Les événements récents montrent que nous n'avons pas fait assez. C'est pourquoi je propose de créer dès à présent, avec les pays qui le souhaitent, une police européenne des frontières : des moyens nationaux identifiés seraient mobilisables sans délai en cas de crise, par exemple face à un afflux soudain d'immigrants irréguliers.
Enfin, préparer l'avenir de notre continent, c'est placer l'Europe aux premiers rangs de la société de la connaissance. L'identité européenne s'est forgée dans les lieux de savoir et de recherche. Aujourd'hui son avenir se joue dans sa capacité à affirmer ses valeurs universelles tout en jouant un rôle pionnier dans les domaines de la recherche et de l'innovation.
Pour cela, nous devons disposer d'universités capables de faire face à la compétition internationale en poursuivant leur mise en réseau.
Enfin, il faut développer l'Europe numérique au service de la diversité culturelle, par exemple en permettant l'accès de tous aux réseaux à très haut débit, ou en mettant en place une bibliothèque numérique européenne.
Mesdames, Messieurs,
Lors du référendum sur le Traité constitutionnel, les Français n'ont pas dit non à l'Europe. Ils ont exprimé leur inquiétude face à une Europe trop éloignée de leurs préoccupations quotidiennes. Ils ont manifesté leur souhait d'une Europe qui défende davantage leurs intérêts dans la mondialisation, d'une Europe capable de les protéger face aux nouveaux risques d'un monde instable.
Cette attente, l'ensemble des citoyens européens la partagent. Si nous voulons poursuivre notre projet commun, nous devons leur apporter des réponses. Nous devons avancer sur des projets concrets : l'énergie, l'immigration, la recherche et l'innovation, tous ces sujets qui représentent aujourd'hui des enjeux majeurs pour nos sociétés. A nous de nous mobiliser pour lancer ensemble des initiatives ambitieuses dans tous ces domaines. A nous de nous rassembler pour construire cette Europe que nos concitoyens attendent.
Je vous remercie.Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 26 septembre 2006