Tribune de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens et ancien ministre de l'intérieur, dans "La lettre de République moderne" de décembre 2000, sur l'avenir de la construction européenne intitulée "Pour une doctrine de Monroe européenne".

Prononcé le 1er décembre 2000

Intervenant(s) : 

Média : La Lettre de République Moderne

Texte intégral

Le sommet de Nice a produit, dit-on, une usine à gaz. En fait il a perfectionné c'est-à-dire complexifié l'usine à gaz qu'était déjà devenue l'Union Européenne. Mais pouvait-il faire autrement ? L'ampleur et la complexité des sujets abordés dépassaient, à coup sûr, l'entendement de la plupart des commentateurs. Il est vrai que l'Allemagne voit sa place centrale consacrée. Mais c'est très largement la conséquence de la démographie et de l'élargissement qui va accroître le nombre des Etats qui sont dans son orbite. L'Europe élargie sera une autre Europe que celle dans laquelle la France voyait un prolongement de son rôle.
Que les européistes soient les premiers à se lamenter devrait davantage éveiller l'attention.
Non, ils ne se désolent pas de ce qu'aucun désir d'Europe européenne ne se soit exprimé! On sait que la seule évocation d'une défense européenne en dehors de l'OTAN a été prestement retirée, à la demande de nos amis britanniques. Ce qui les inquiète, c'est la réalité : celle de la prépondérance des intérêts nationaux sur toute autre considération. Chaque pays a cherché à préserver ce à quoi il tenait le plus, la Grande-Bretagne sa liberté fiscale, la France sa culture, 'Allemagne son souci de contenir une immigration mal contrôléeY a-t-il là quelque chose d'illégitime, sauf à vouloir construire l'Europe sans les peuples mais plus encore contre eux ?
Les européistes nous décrivent l'Europe réduite à n'être qu'une zone de libre échange, comme si tel n'était pas déjà le cas - et de leur fait - si on met à part la politique agricole et la politique commerciale communes et l'action des fonds régionaux. Et en vérité, la grande Europe le sera de plus en plus, car si l'Espagne a obtenu de conserver la part des fonds régionaux qui lui revient jusqu'en 2013, on ne voit pas très bien l'Allemagne, la Grande Bretagne et la France financer seules l'élargissement à l'Europe centrale et orientale. L'extension géographique affaiblira inévitablement la puissance relative du moteur communautaire et la portée des efforts de péréquation, ce qui ne devrait pas empêcher pour autant le développement de coopérations renforcées dans des domaines spécialisés.
En réalité, les européistes veulent revenir à leur marotte initiale, aux temps bénis de la guerre froide, celle d'une Europe fédérale. Ils n'hésitent pas pour cela à casser l'Europe de l'après communisme et il n'y a pas besoin d'avoir l'oreille bien fine pour savoir, après le discours de Joschka Fischer à l'Université de Humboldt, largement approuvé par es européistes français, la voie qu'ils chercheront à emprunter : ils voudront greffer sur "l'Euroland" non pas seulement un gouvernement économique, mais un véritable système fédéral. L'Allemagne a obtenu que soit programmé pour 2004 un sommet consacré à l'élaboration d'une véritable Constitution européenne.
D'ici 2004, l'euro sera entré en vigueur dans les faits avec la mise en circulation des billets et des pièces en janvier 2002. Les grands pays d'Europe occidentale : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie auront passé le cap des élections générales. Le moment sera venu en s'appuyant sur le parlement européen où on sait que le SPD contrôle le PSE et la CDU le PPE, de relancer l'offensive fédéraliste.
D'ici là le renversement u cycle économique sera sûrement intervenu non seulement avec les Etats-Unis mais aussi en Europe. 2004 c'est aussi la date des prochaines élections européennes. Gageons que d'ici là les fédéralistes auront fourbi leurs armes. Il est loin d'être avéré cependant qu'ils pourront procéder à ce véritable coup de force institutionnel qui laisserait de côté non seulement l'Europe centrale et orientale mais aussi la Grande-Bretagne et la Scandinavie. C'est l'euro qui risque de souffrir de cette confrontation car la monnaie unique n'a été conçue par ses auteurs que dans cette perspective : servir de rampe de lancement à l'Europe fédérale. Simplement au lieu d'être la monnaie d'un noyau dur à cinq ou à six, comme le prévoyaient, en 1994, messieurs Schäuble et Lammers, l'euro est devenu la monnaie d'un ensemble beaucoup plus vaste incluant contre toute attente les pays méditerranéens.
L'euro large est un euro faible. Le restera-t-il structurellement ? C'est probable, sauf s'il se rétracte sur son noyau dur. Et j'ajoute que cela est probablement mieux ainsi car un euro faible a plus d'avantages que d'inconvénients pour la croissance et pour l'emploi. Il n'est d'ailleurs pas improbable que l'atterrissage de l'économie américaine entraîne un affaiblissement du dollar et par contre coup un redressement de l'euro. l'intérêt de l'Europe n'est pas de renouer avec le mythe de la monnaie forte qui nous a coûté assez cher de 1991 à 1997. L'avantage de la zone euro est de créer une zone de stabilité pour les deux tiers de notre commerce extérieur. Il faudra mettre en regard cet avantage avec les inconvénients qui résulteraient de critères de convergence budgétaire trop stricts et d'une politique de relèvement des taux inconsidérée. La France peut et doit uvrer à une réforme des statuts de la banque Centrale pour que les exigences de la croissance et l'emploi soient prises en compte au même titre que la lutte contre une inflation qui a disparue. Elle peut et doit aussi uvrer pour que le gouvernement économique à onze soit à même de conduire le moment venu des politiques contracycliques. Rien de tout cela ne commande la constitution d'une Europe fédérale. L'Union monétaire peut rester une coopération renforcée, une sorte de coopérative monétaire à onze Etats. Le concept de coopération renforcée est un des principaux acquis du sommet de Nice. Certes pour lancer une coopération renforcée il faut être huit. Mais on devine que dans la boîte à outils de l'Europe élargie, ce concept peut permettre de construire sur la base de l'existant - le marché unique pour aller vite - de nouveaux étages, certes plus tarabiscotés, mais aussi mieux adaptés aux réalités : qu'il s'agisse de coopérations scientifiques, technologiques, industrielles, de projets d'infrastructures ou d'actions communes de défense ou de politique étrangère, il y a fort à faire pour resserrer la solidarité des nations européennes. On peut imaginer la création d'Agences spécialisées car l'Europe se doit d'être plus efficace. Si Ariane avait dû passer par Bruxelles elle n'aurait jamais décollé !
Ce qui manque en fait à l'Europe c'est pas un raffinement supplémentaire de son mécano institutionnel, encore moins une fuite en avant dans le procédural et le fédéral. C'est tout simplement une volonté commune. Il y a un peu moins de deux siècles, MONROE établissait sa fameuse doctrine "L"Amérique aux Américains". Il serait temps d'élaborer une doctrine similaire pour notre continent : "l'Europe aux Européens" En tous domaines, l'Europe devrait s'attacher à conquérir une raisonnable autonomie à l'égard des Etats-Unis : politique monétaire - politique d'approvisionnement énergétique - capacité militaire, au moins pour assure la paix sur notre continent - industries culturelles de programme, etc
Mais qui veut d'une Europe européenne ? Ni la Grande-Bretagne, qui tient à ses relations spéciales. Ni les Pays-Bas, ni les pays scandinaves, ni les pays d'Europe centrale et orientale. Tous préfèrent dépendre des Etats-Unis plutôt que de pays européens plus puissants qu'eux. Ni même, pour le moment du moins, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne. La France seule y prétend. Encore n'est-ce pas sûr
L'Europe est une civilisation. Elle n'est pas - ou pas encore - un projet politique. C'est probablement par là qu'il faudrait commencer : pour créer ce fameux espace public de débat qu'invoque Jürgen Habermas, faire mûrir, dans chacun de nos peuples et entre eux, l'idée d'une Europe européenne. En comptant sur les épreuves à venir pour accélérer les prises de conscience nécessaires. Les Etats-Unis auront beaucoup à faire au 21ème siècle, ailleurs qu'en Europe.
Il n'est pas sûr qu'en définitive, ils ne se satisfassent pas de voir ce continent, si compliqué pour eux, se prendre progressivement en charge lui-même.
(source http://www.tribunes.com, le 22 février 2001)