Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Radio France le 27 février 2001, sur la personnalité du nouveau secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, l'évolution de la position américaine par rapport à l'Irak, la cohabitation de la défense européenne et les liens avec l'Otan.

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Circonstance : Réunion ministérielle du Conseil atlantique, à Bruxelles le 27 février 2001

Média : Emission Face à Radio France - Radio France

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, quel genre d'homme est Colin Powell ?
R - Vous savez il m'est arrivé de le croiser ou de l'apercevoir à l'époque de la guerre du Golfe, il y a une dizaine d'années ; mais je ne le connais pas plus que ça. J'ai observé comment il se comportait depuis son arrivée à la tête du Département d'Etat. J'ai lu ses déclarations. Je l'ai vu aujourd'hui à Bruxelles, j'ai eu un entretien avec lui. C'est quand même insuffisant, c'est même très insuffisant pour faire un portrait. En tout cas dans les premiers contacts c'est un homme extrêmement affable, qui est précis, organisé, clair et avec lequel il semble qu'il soit facile de travailler.
Q - Il ne fait pas du tout "ancien militaire" ?
R - Non, les gens viennent bien de quelque part. Personne ne naît secrétaire d'Etat des Etats-Unis. Il faut bien avoir un cursus avant. Et puis je ne sais pas ce qu'on entend par "militaire". J'ai connu beaucoup de responsables militaires qui étaient extrêmement différents entre eux. Il est le secrétaire d'Etat, après on verra.
Q - Est ce que vous pensez qu'il est capable de s'affranchir de la vision du monde qu'il pouvait avoir lorsqu'il était chef d'Etat major de l'armée américaine ?
R - Je pense que toute personne qui devient ministre des Affaires étrangères de son pays doit arriver à une certaine synthèse, une certaine hauteur de vue, qui ne peut pas être uniquement prédéterminée par les fonctions occupées antérieurement. Cette remarque s'applique à toute personne qui devient ministre, et pas uniquement à Colin Powell. Il a déjà rencontré pas mal de gens ces dernières semaines et ses interlocuteurs, que ce soit en Europe ou plus récemment au Proche-Orient, l'ont trouvé ouvert et ont trouvé qu'il était quelqu'un avec lequel il était facile de travailler ; c'est l'expression qui revient dans tous les commentaires des uns et des autres. C'est d'ailleurs bien de cette façon là aussi que j'ai l'intention d'entamer nos relations.
Q - Est-ce que vous avez senti une évolution de la position des Etats-Unis par rapport à l'Iraq, Monsieur le Ministre ?
R - Les responsables américains l'ont dit eux mêmes, donc ce n'est pas uniquement ce que nous sentons, ils ont déclaré qu'ils allaient réfléchir sur cette politique. Quand une nouvelle administration s'installe à Washington elle procède à une "review" systématique de toute la politique étrangère. Sur l'Iraq, ils ont dit à plusieurs reprises en public qu'ils avaient bien le sentiment que tout ce système de sanctions et d'embargo ne marchait pas bien, ne permettait pas d'atteindre son objectif, qu'il était contourné - nous le pensons aussi depuis des années - et que cette réflexion est en cours, qu'elle est ouverte. Je pense qu'ils ont raison de se poser cette question. Cela fait quelques années qu'en ce qui concerne la France nous faisons des propositions d'adaptation de cette politique. D'ailleurs nous avons eu l'occasion d'en dire quelques mots aujourd'hui en marge de la discussion à l'OTAN.
Q - Est ce que le mot de "sanctions" est encore adapté ?
R - En ce qui me concerne je pense que nous aurions intérêt à préciser les choses. Je trouve que, et c'est une remarque un peu personnelle à ce stade, je trouve que le mot de "sanctions" est trop uniquement punitif et tourné vers le passé. Si on prend les choses aujourd'hui de quoi a-t-on besoin ? On a besoin d'un système de contrôle et de vigilance international efficace, crédible, dissuasif, qui empêche que l'Iraq redevienne un danger pour ses voisins ou pour sa propre population. Mais nous devons arriver à ce résultat sans prendre en otage la population. Donc à notre avis nous n'avons pas besoin de sanctions au sens propre du terme, mais de contrôle. Nous n'avons pas besoin d'embargo. En revanche il faut garder des contrôles sur, par exemple, tous les transferts de produits, de savoir-faire qui pourraient contribuer à la poursuite des programmes de réarmement et de production d'armes de destruction massive sauf si le régime apportait la preuve qu'il n'est plus du tout engagé dans cette direction. Mais comme le régime se refuse à une coopération avec l'ONU et les contrôles, c'est difficile d'avoir cette preuve. Il faut distinguer plus clairement une politique de contrôle, de vigilance réelle, et qui n'aurait plus besoin de passer par une politique massive d'embargo.
Q - Comment faire cohabiter la défense européenne et l'OTAN ?
R - Nous avons beaucoup travaillé là-dessus depuis que les Britanniques et nous, nous sommes rapprochés à Saint-Malo ce qui a permis de donner le coup d'envoi de cette défense européenne dont on parlait depuis une vingtaine d'années dans les colloques mais qui ne se concrétisait jamais. Alors nous avons travaillé depuis sur comment combiner la vitalité générale de l'Alliance, son fonctionnement et puis, en même temps, l'autonomie de décision de l'Union européenne qui doit pour cela avoir à sa disposition des informations qui lui soient propres, des projets, certains éléments de programmation qui doivent être les siens pour pouvoir décider ce qu'elle fait et ce qu'elle ne fait pas. Alors tout cela est un petit peu général mais pour le traduire dans le concret, il y a eu beaucoup de réunions entre ministres, entre chefs d'état-major, ministres des Affaires étrangères, de la Défense et nous sommes arrivés à des accords, je crois, satisfaisants à la fin de la présidence française qui ont été publiés dans des textes adoptés lors du Conseil européen de Nice. Il a fallu s'occuper des pays membres de l'OTAN mais qui ne sont pas membres de l'Union européenne, comme la Turquie, qui demandent plus de consultations encore que certains autres. Mais tout cela avance.
Q - Mais il n'y a pas un risque de voir l'OTAN essayer de s'approprier cette défense ?
R - Non il faut retenir la chose essentielle. Tout cela était bloqué depuis toujours. Mais depuis deux ans, on avance ! Quand on avance on tombe sur des difficultés, on les résout. On trouve des solutions originales. C'est ça qui différencie la période actuelle et, à mon avis, la période qui va suivre où nous allons poursuivre la mise en uvre des organes de décision et puis la mise sur pied des capacités militaires d'intervention en temps de crise. Cela va se poursuivre. Quelles que soient les difficultés rencontrées jusqu'ici, nous les avons surmontées. Donc je pense que nous allons maintenir ce bon rythme.
Q - Les liens avec l'OTAN ?
R - Ils sont réglés justement par une combinaison subtile entre la cohésion générale de l'Alliance et l'autonomie de décision de l'Union européenne, après il y a des arrangements dans le détails desquels je n'entrerai pas ici.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er mars 2001)