Déclaration de Monsieur Jean-Pierre Cot, ministre de la coopération et du développement, à l'Institut international d'administration publique le 2 février 1982, sur la politique française de coopération.

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Texte intégral

Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais vous dire tout le plaisir que j'ai à venir ici à l''I.I.A.P. pour vous parler de la politique française de coopération et vous remercier pour votre invitation, même s'il s'agit d'un exercice imposé.
Je souhaiterais faire un exposé introductif assez bref et surtout répondre à vos questions car je crois que c'est cela qui sera le plus intéressant.
La politique française de Coopération, qu'est-ce que c'est ?
Je voudrais d'abord dire que celle-ci fait partie de la politique extérieure de la France, des relations extérieures de la France et qu'à ce titre c'est une politique qui doit donc être insérée dans une conception d'ensemble de la présence de la France dans le monde et, en particulier, de la présence économique de la France dans le monde.
La coopération c'est en effet essentiellement une coopération économique. D'ailleurs, le nouveau titre du Ministère dont j'ai la charge est celui du Ministère délégué à la Coopération et au Développement, ce qui met ainsi l'accent sur la dimension Développement et surtout sur la dimension développement économique, même si la notion de développement est en fait une notion beaucoup plus large et qui ne doit pas être réduite uniquement à une conception économiste.
Dans cette perspective d'ensemble, la politique de coopération de la France doit d'abord rompre résolument avec l'idée que la Coopération doit être les bonnes oeuvres de la France. Il faut rompre résolument avec une vision caritative des relations entre la France et le Sud et accepter d'emblée cette affirmation un peu égoïste du Président de la République "Aider le Tiers-Monde, c'est s'aider soi-même." Pourquoi ?
D'abord, parce que, compte-tenu de l'ambition que nous avons, compte-tenu des objectifs que nous nous sommes fixés, en particulier en matière d'accroissement d'aide au Tiers-Monde, nous n'arriverons jamais à tenir une telle politique si nous ne faisons pas, jour après jour, face à l'opinion publique française, la démonstration que ce que nous faisons est de l'intérêt de la France.
En ce moment-même, nous voyons d'autres États de par le monde, qui s'étaient engagés dans une politique d'aide au Tiers-Monde, reculer aujourd'hui en tirant argument de la crise, en réduisant leur programme d'aide, en limitant leur effort. Je dirais que l'audace -j'allais dire le culot- d'un Gouvernement Français déclarant qu'il va doubler en termes réels, dans les 7 années à venir, son aide au Tiers-Monde, exige pour réussir que nous montrions que c'est de l'intérêt national.
Et je vais donc vous dire au départ qu'il n'y a nulle générosité dans la position que nous prenons, mais qu'il y a intérêt bien compris de notre pays. L'intérêt bien compris de notre pays, c'est que la France-et le Tiers-Monde sont embarqués dans la même affaire. Que la crise mondiale, après avoir dévasté le Tiers-Monde, touche durement la France, et que le Nord ne s'en tirera pas plus tout seul que le Sud n'a réussi à s'en tirer tout seul. Qu'il y a donc à placer notre politique de coopération dans ce cadre-là, qui est un cadre marqué par la nécessité de dégager l'intérêt bien compris et du Nord et du Sud. En tout cas, de la France et du Sud.
C'est aussi pourquoi je ferais reposer la politique de coopération et de développement de mon pays sur l'idée de Nouvel Ordre Economique International. C'est là une formule qui ne nous effarouche pas, bien au contraire, que nous prenons à notre compte tant qu'il est vrai que le vieil ordre économique international a piteusement échoué. Cet "ordre" économique international qui est devenu, au demeurant, un désordre établi pour reprendre l'expression d'Emmanuel MOUNIER. Cet "ordre" qui aboutit aujourd'hui à un constat d'échec sur tous les plans -je n'insiste pas davantage-. Mais un constat d'échec en particulier dans les différentes politiques économiques et dans les différentes politiques de coopération mises en place. Et ce n'est pas jeter la pierre à ceux qui nous ont précédés que de constater globalement la difficulté dans laquelle se trouvent aujourd'hui les Etats du Tiers-Monde malgré les efforts qui ont pu être faits. Ce n'est pas jeter la pierre que de constater très concrètement que, pour les pays africaine, ceux auxquels la France était le plus intéressée, il y a aujourd'hui stagnation, recul et que les problèmes s'accumulent sans trouver de solutions.
Alors, oui, Nouvel Ordre Economique International : voilà le point de départ. Je voudrais à ce propos dire que, dans la conception d'ensemble des relations économiques internationales et dans le grand débat qui aujourd'hui se déroule de par le monde, la véritable opposition n'est pas entre Ronald REAGAN et Willy BRANDT, par exemple, entre ceux qui affirment-la nécessité de limiter les transferts de ressources et ceux qui préconisent l'ampleur de ces transferts.
La véritable opposition, à mes yeux, est bien davantage entre ceux qui d'une part se résignent au désordre économique international actuel, à la division internationale du travail et au renforcement -d'aucuns disent à la rationalisation- de cette division internationale, et ceux qui d'autre part se battent pour le nouvel ordre économique international. De ce point de vue, je mettrais Ronald REAGAN et Willy BRANDT dans le même panier. En fin de compte, il s'agit du même refus de jeter les bases d'un ordre économique international nouveau. Il s'agit de la même foi en un soi-disant libéralisme économique.
Regardons par exemple le problème du cours des matières premières qui est singulièrement manipulé et n'a pas grande vertu de liberté à la sortie. On le corrige sans doute par l'incitation aux investissements, ou par les transferts généreux que préconise le rapport BRANDT. Mais il reste un refus de mettre en place les fondements mêmes de ce nouvel ordre économique international. C'est la première constatation et le premier cadre que je pose.
Deuxième cadre. La deuxième constatation c'est la nécessité de s'engager résolument dans une politique économique autocentrée. Et quand je dis "politique économique autocentrée", je voudrais ajouter tout de suite quelques précisions :
Une politique autocentrée, cela ne se conçoit pas au niveau national. Nos territoires sont trop étriqués. L'hexagone français est trop petit. Et que dire de certains territoires nationaux étrangers plus étriqués encore ! (Quand je dis "étriqués", cela ne comporte nul aspect péjoratif dans l'expression, mais résulte d'un simple constat objectif).
En même temps, je suis persuadé qu'un développement économique ne peut être assuré qu'à partir d'un espace économique centré d'abord sur lui-même. Toute l'histoire passée du développement économique va dans ce sens. Toutes les prouesses récentes du développement économique le confirment : les géants économiques que l'on aime bien citer aujourd'hui, que ce soit les États-Unis d'Amérique ou le Japon, ont une économie d'abord aucentrée. Ce n'est qu'à travers la création d'espaces économiques autocentrés que les différents espaces du globe arriveront à établir leur indépendance. C'est-à-dire leur capacité de développement et, tout d'abord, d'accumulation nationale.
Dans le Sud en effet, cette conception d'un développement économique autocentré, préconisé par le plan de Lagos pour l'Afrique par exemple (qui est un fort bon document quoiqu'on en ait dit), c'est d'abord le souci de créer les conditions d'une accumulation nationale. Il faut bien dire que cette affirmation, qui est avancée bien volontiers, entraîne des conséquences politiques qui ne sont pas toujours clairement appréhendées, ou qui ne sont pas toujours dévoilées tant il est vrai qu'une politique économique autocentrée est le contraire d'une politique économique dépendante. Mais que cela veut dire aussi la fin d'un certain nombre de situations, d'un certain nombre d'habitudes, un combat politique contre des positions acquises, la remise en cause de certains phénomènes de domination qui ne sont pas seulement extérieurs mais aussi intérieurs en d'autres termes nous sommes en pleins politique dans cette affaire. Il faut le savoir. C'est tout.
Cette exigence d'un développement autocentré n'est pas propre au Sud. C'est aussi une exigence dans le Nord. C'est une exigence pour la France. C'est une exigence pour l'Europe. Lorsque nous parlons de reconquête du marché intérieur, nous ne disons pas autre chose. Lorsque nous disons que nous ne pouvons pas rester les bras croisés devant ce saccage de notre économie par les conséquences de la crise internationale, devant des régions dévastées, nous ne disons pas autre chose. Et la même conception, qui nous conduit dans cette perspective d'ensemble à préconiser une politique de développement autocentré pour le Sud, nous conduit aussi à préconiser la même chose pour nous-mêmes dans le Nord. Cela encore, ce n'est pas facile, et cela va, quand on y songe, quant aux conséquences (nous aurons l'occasion d'en parler tout à l'heure), à l'encontre d'un certain nombre de postulats de bonne conduite économique internationale. Mais il faut savoir, là aussi, de quoi on parle.
Dans cette perspective le contexte international que nous souhaitons, pour lequel nous nous battrons, est un contexte international qui doit permettre ce développement autocentré, c'est-à-dire qu'il doit éviter qu'un travail de longue durée ne soit mis à la merci d'un coup de Bourse ou de spéculations quelconques. Plus généralement il faut que l'ensemble des mouvements erratiques du marché mondial soit tempéré, soit maîtrisé. Donc, que d'abord le cours des matières premières puisse titre organisé ainsi que celui de la fluctuation des monnaies.
Il n'y aura pas de nouvel ordre économique international sans nouvel ordre pour les matières premières, sans nouvel ordre monétaire. C'est non seulement la condition du développement économique dans le Sud. Mais aussi la condition du développement économique dans le Nord. Dans le Sud, on le sait depuis longtemps. Dans le Nord, on est en train de l'apprendre durement.
Cela veut dire aussi, selon la même logique, que ces espaces nationaux ou régionaux autocentrés dont je parle sont des espaces qui doivent pouvoir être protégés à certains moments. Oui, je lâche le mot de "protection". Sans cela, une industrie naissante ne peut pas prendre corps. Sans cela une autosuffisance alimentaire est impossible. Sans cela les reconversions nécessaires sont exclues. Et je revendique également pour nous, les uns et les autres, le droit à la protection de ces espaces. Et en disant cela, j'insiste sur le fait que je ne préconise en rien un protectionnisme et un repli sur soi. Mais une logique conduisant à une organisation des échanges internationaux, à un Nouvel Ordre Economique International. Encore faut-il qu'il s'agisse bien d'ordre et non pas d'anarchie.
Enfin, l'objectif de tout cela doit être bien évidemment de dégager une nouvelle demande solvable dans le Sud. Sans quoi la récession continuera à nous enfoncer tous. C'est là où je rejoins les conclusions du rapport BRANDT, pour me référer toujours à ce point de référence. Mais c'est seulement sur ce point-là que je le rejoins et pas sur le reste.
Voilà le cadre d'ensemble que je voulais vous dessiner rapidement, même si cela peut vous paraître s'éloigner un petit peu de la politique française de coopération. En même temps c'est au fond même de ce que nous recherchons. Je veux dire par là que lorsque nous disons "développement autocentré", lorsque nous disons "autosuffisance alimentaire", lorsque nous disons "stabilisation du cours des matières premières", ce ne sont pas simplement des phrases, c'est une conception d'ensemble, c'est une politique économique d'ensemble et une politique qui a sa cohérence avec la politique économique interne française. C'est une projection extérieure de ce que nous faisons sur le plan intérieur. C'est une logique qui anime le tout. Ce n'est pas simplement un morceau de générosité détaché du reste.
Dans ce cadre d'ensemble, oui, il y a une ambition pour la France. C'est vrai que nous avons la faiblesse de croire que la France peut avoir une ambition dans ses relations avec le Sud. qu'il est grand temps quelle l'affirme, et que la solidarité de la France avec le Sud est une solidarité qui doit s'exprimer et s'exprimer hautement. Mais, et c'est capital, qui doit s'exprimer avec cohérence.
Cette solidarité est d'abord politique. Et aussi bien la déclaration de Claude CHEYSSON à la journée des Nations Unies contre l'Apartheid deux jours après avoir pris ses fonctions, que le discours de François MITTERRAND à Mexico, ou que les positions que nous avons prises sur le Salvador et celle que nous prenons sur la Pologne forment un ensemble qui est indissociable et qui, dans sa manifestation politique vis-à-vis du Sud, a cette cohérence.
Une cohérence qui se retrouve sur le plan économique, et d'abord par la volonté française d'accroître l'aide publique au développement. Sur ce point, je rappelle donc la remise en ordre de notre effort d'aide publique au développement, puisque nous entendons reprendre à notre compte l'objectif, qui était celui de l'Organisation des Nations Unies de consacrer 0,7 % du Produit National Brut à l'aide publique au développement (aide publique comptabilisée honnêtement, c'est-à-dire ne tenant pas compte des départements et territoires d'Outre-Mer, ce qui veut donc dire que nous devons passer de l'ordre de 0,35 % du PNB aujourd'hui à 0,70 % d'ici la fin du septennat). C'est un effort et cet effort est important.
A l'intérieur de cet accroissement de notre effort, nous entendons privilégier les Pays les Moins Avancés car, là encore, l'engagement a été pris par Jacques DELORS à la Conférence de Paris sur les Pays les Moins Avancés d'avancer à marche forcée vers un sous-objectif de 0,15 % du PNB d'aide publique au développement pour ces PMA, ces 31 pays classés dans cette catégorie. Là encore, un doublement de l'effort pour les pays de cette catégorie a été décidé. Et ceci d'ici à 1985.
Il y a donc là des engagements chiffrés qui devront être tenus. Ils impliquent un accroissement important de l'effort public français. Ils sont le volet "aide publique au développement" de cette solidarité dont je vous parlais. Ce n'est pourtant pas le seul volet, bien entendu, puisque, par ailleurs, la solidarité économique, c'est aussi les positions que nous prenons concrètement sur les accords sur les produits de base (la ratification de l'accord sur le fonds commun), par les positions que nous avons prises sur la négociation et la signature de l'accord sur le cacao, par les demandes que nous répétons auprès de nos partenaires pour que le système du STABEX (dans le cadre de la Convention de Lomé) puisse effectivement faire face et ne serve pas simplement de cliquet pour atténuer la secousse de l'effondrement du cours de certains des produits de base. Il y a là une solidarité économique qui est une solidarité économique d'ensemble et qui a été rappelée par le Président de la République à Cancun.
Enfin, cette solidarité est une solidarité qui s'exprime aussi en termes de sécurité. Nous voulons dire par là, dans le sens le plus large du terme, que nous considérons que le Tiers-Monde a droit au non-alignement s'il l'entend, et que les pays qui font ce choix ont le droit d'avoir les moyens de ce non-alignement. Et, là encore, la France est prête à les y aider ; c'est d'ailleurs ce qui nous vaut quelques difficultés aussi bien avec nos alliés qu'avec ceux, qui ne sont pas nos alliés, tant il est vrai que la notion de non-alignement paraît saugrenue à certains ; pour notre part, nous prendrons nos responsabilités en la matière, nous l'avons du reste déjà fait depuis quelques mois.
Voilà donc les grandes lignes de cette politique en matière de coopération et de développement.
Un dernier mot pour conclure sur la réorganisation politique et administrative de l'instrument français de la politique de développement. Car il faut bien dire que cet instrument était un instrument qui se trouvait dispersé, éclaté, qui n'était pas en état de faire face à une ambition telle que celle que je viens d'exprimer.
D'abord, la politique française pour le développement était gérée, pour l'essentiel, par le Ministère de l'Économie et des Finances, un peu moins par le Ministère de la Coopération, un petit peu par les Affaires Étrangères, et puis pour quelques poussières par les Ministères techniques. Cela créait une situation d'incohérence dans laquelle les départements ministériels n'étaient pas en état de mener une politique cohérente et unie. Les négociations multilatérales dépendaient des uns. L'aide alimentaire dépendait des autres. La politique bilatérale de coopération avec les 26 pays de l'Afrique francophone dépendait du Ministère de la Coopération. Mais sitôt qu'on passait à l'Algérie, au Maroc ou à l'Indonésie cela relevait du Quai d'Orsay. Tout cala créait une dispersion considérable des instruments politiques et administratifs de la coopération française.
Notre premier souci a été de rétablir un peu de cohérence et d'harmonie dans tout cela. Non pas en créant un grand Ministère de la Coopération, ce qui aurait été une formule. Ou en créant une Agence (on en avait parlé à un moment), mais plutôt en assurant une coordination de l'ensemble des efforts, une possibilité de mobilisation de toutes les capacités françaises au service d'une politique du développement, et ceci par l'intermédiaire d'une structure interministérielle, les grandes lignes de la politique française de développement étant définies par le Président de la République en Conseil Restreint (comme c'est le cas par exemple pour la définition des grandes lignes de la politique de Défense). La cohérence d'ensemble et notamment au niveau des négociations internationales sera assurée par une délégué interministériel placé auprès du Premier ministre. Le Ministère de la Coopération et du Développement étant chargé de l'animation de cette politique. C'est le premier aspect de la réorganisation : la cohérence de l'ensemble.
Le second aspect de cette réorganisation, c'est, à l'intérieur de l'ensemble de la politique extérieure de la France et du Ministère des Relations Extérieures, d'arriver à définir un instrument développement qui puisse mettre en oeuvre la politique française du développement.
Auparavant il y avait d'une part un Ministère des Affaires Etrangères comprenant une Direction Générale des Relations Culturelles, Scientifiques et Techniques qui s'occupait de tout sauf de l'Afrique francophone du Sud du Sahara, et d'autre part un Ministère de la Coopération chargé des relations spéciales avec les 26 Etats qui relevaient de la Coopération. Nous avons décidé de réorganiser les choses : Premièrement -et c'est là l'essentiel- la politique de coopération et du développement rejoint le Ministère des Relations Extérieures et en fait partie. Deuxièmement, nous allons distinguer dans la politique extérieure de la France ce qui relève de l'action culturelle d'une part,et ce qui relève de la politique du développement d'autre part. Et c'est ce à quoi nous sommes attachés en ce moment. Ce que nous sommes en train de redistribuer pour mieux réunir. Et je pense qu'au cours des semaines à venir cette modification sera entrée dans les faits.
Enfin, il faudra à ce moment-là nous attacher à réorganiser les structures mêmes du Ministère de la Coopération et du Développement. Ceci est une affaire interne qui viendra par la suite et sur laquelle il n'y a pas lieu d'insister. Elle permettra de faire du Ministère de la Coopération et du Développement un département ministériel qui sera mieux à même de répondre à cette exigence, à cette conception du développement que je vous indiquais au début de ce propos liminaire et qui est la conception d'un développement autocentré prenant en compte toutes les dimensions du développement et ayant pour ambition d'aider le Tiers-Monde sans doute en aidant la France.