Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, sur l'avenir de l'Union européenne, notamment son avenir institutionnel, Natolin le 29 janvier 2007.

Prononcé le

Circonstance : Voayge en Pologne de Ph. Douste-Blazy : intervention au Collège européen de Natolin, suivie d'un débat le 29 janvier 2007 à Natolin

Texte intégral

Madame le Ministre, Chère Anna,
Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, je sais qu'il y a ici les ambassadeurs de l'Union européenne qui sont venus ici nombreux,
Mesdames et Messieurs et Chers Etudiants.
D'abord, je voudrais vous dire que je suis très heureux de venir ici, en Pologne, aux cotés de ma collègue et amie Anna Fotyga et également d'Hubert Védrine dans ce Collège d'Europe. Ce Collège d'Europe de Natolin incarne pour moi une chose : c'est la réunification de l'Europe, la réunification du continent européen sous le signe de l'intelligence et de la jeunesse. Il symbolise également le fait qu'il y ait en Pologne une grande institution universitaire, européenne, qui pour moi l'Europe et ses valeurs universelles. Et je voudrais vraiment vous remercier d'avoir organisé ce débat.
Je suis heureux aussi d'être tout simplement en Pologne aujourd'hui. Parce que nos deux pays ont souvent été côte à côte dans l'histoire, notamment dans la lutte contre les absolutismes, contre les totalitarismes. Et je suis convaincu que nous serons encore ensemble pour porter, avec nos partenaires européens, un projet politique ambitieux pour l'Europe du XXIème siècle.
Comme Anna vient de le dire, nous n'oublierons jamais les années Solidarnosc, et je me souviens moi, comme maire de Lourdes à l'époque, d'avoir jumelé ma ville avec Czestochowa.
Après Anna Fotyga, je voudrais à mon tour vous dire quelques mots de la manière dont je vois l'avenir de la construction européenne.
La question est : où va l'Europe ? Et d'abord permettez-moi quand même de répondre à une question, ou plutôt de faire un constat : qu'est-ce que l'Union européenne aujourd'hui ?
L'Union européenne aujourd'hui c'est un géant, qui regroupe 27 Etats membres, 490 millions d'habitants. Il n'y a pas plus grand ensemble, même en termes de population, à part l'Inde et la Chine. Et contrairement à ce qui est souvent dit, ce géant européen est doté de pouvoirs absolument considérables :
- une monnaie unique, pour certains des Etats membres, qui est la seconde devise mondiale,
- une seule politique monétaire, en tout cas pour les 13 Etats de la zone euro,
- un ordre juridique qui place la loi européenne au-dessus de toute loi nationale,
- des règles de concurrence qui sont les plus redoutées du monde : la société Microsoft en sait quelque chose, qui a dû se soumettre aux exigences des services de la concurrence de la Commission européenne là où elle avait été épargnée par l'administration américaine elle-même,
- une politique commerciale commune,
- un pouvoir de normalisation considérable. C'est cela aujourd'hui l'Union européenne. Et ce pouvoir de normalisation considérable s'étend bien au-delà des frontières de l'Union européenne : on l'a vu avec la norme GSM pour le téléphone mobile ou les normes environnementales...
Et contrairement aussi à ce qui est parfois dit à l'Ouest de l'Europe, ce géant n'est absolument pas paralysé depuis le grand élargissement de 2004 :
- l'Union européenne s'est d'ailleurs dotée en 2005 d'un budget ambitieux jusqu'en 2013, certes au prix d'une grande discussion ;
- elle s'est montrée unie et volontaire sur la scène internationale, y compris sur des dossiers qui nous ont divisés dans le passé - je pense au Proche-Orient. Elle a mené des opérations de grande envergure en Afrique, par exemple en République démocratique du Congo, et bien sûr récemment au Liban où c'est l'Union européenne qui est le principal acteur de la FINUL aujourd'hui,
- elle exerce par ailleurs un formidable pouvoir d'attraction sur ses voisins puisque les candidats continuent à frapper à la porte de l'Union européenne.
Donc je ne crois pas, pour ma part - c'est mon premier message - à une panne généralisée de l'Union ou à son affaiblissement comme on l'entend souvent.
Je crois en revanche qu'il y a actuellement une énorme interrogation. Une énorme interrogation sur le sens et l'orientation politique à donner à un ensemble qui a profondément évolué depuis la période des "Pères fondateurs", et Anna en a parlé, depuis les valeurs universelles de Schuman et des autres. C'est exactement la question que vous nous posez aujourd'hui, Monsieur le Recteur : "Où va l'Europe ?" Et c'est cette question que se posent aujourd'hui beaucoup de citoyens européens et, tout particulièrement, les Français.
Alors c'est vrai, le géant européen a des faiblesses bien connues. Et à mon avis, les deux plus graves, qui peuvent hypothéquer son avenir, sont : d'une part la complexité et la lourdeur de son cadre institutionnel, d'autre part, les doutes des citoyens qui ont été illustrés en 2005 par le "double-non" français et néerlandais, mais qui sont, à des degrés divers, présents dans les opinions publiques de très nombreux pays européens.
Face à ces deux problèmes sérieux, il faut, je crois, apporter des réponses dans trois domaines :
- les institutions,
- la politique d'élargissement,
- et l'avenir des politiques communes.
D'abord, les institutions.
Le cadre institutionnel doit être rénové, chacun le sait, pour que l'Europe soit plus efficace et plus démocratique. Nous travaillons beaucoup pour soutenir aujourd'hui la Présidence allemande, conduite par Angela Merkel, parce qu'il faudra que ses propositions fassent l'objet d'un accord de tous, je le répète, de tous les 27 pays européens : ceux qui ont dit "oui" à la Constitution comme ceux qui on dit "non", et ceux qui n'ont pas encore répondu. Mme Merkel souhaite un accord qui puisse être mis en oeuvre dès 2009, année, comme vous le savez, des élections au Parlement européen et année de l'installation de la nouvelle Commission. C'est un calendrier ambitieux, qui imposerait une négociation très rapide pour laisser le temps de ratifier le nouveau traité.
Je dois dire que je suis personnellement en faveur d'un calendrier ambitieux. Il faut peut-être d'ailleurs, pour y parvenir, ne pas exclure l'idée - et je parle à titre personnel - de procéder en deux étapes :
- un accord rapide sur les indispensables modifications institutionnelles les plus urgentes, et chaque fois, Anna, que je participe à un CAG, je pense à cette question,
- suivi d'un traité au champ plus large couvrant toutes les dimensions de l'Union et négocié dans le cadre d'un calendrier moins serré.
Donc je le répète, en particulier ici aux journalistes français qui sont venus avec moi, je m'exprime à titre personnel.
Il me paraît en premier lieu capital de reprendre sans tarder les principales avancées institutionnelles de la Constitution. D'abord, la création d'un président du Conseil européen élu par ses pairs pour deux ans et demi renouvelables. Dans le mot renouvelable, je vois une révolution. Pour la première fois, il y aurait un responsable politique européen qui serait évalué sur ce qui se fait au niveau européen. Renouvelable une fois. Je vois un très grand avantage à ce système : tout président élu pour deux ans et demi aura comme principal objectif de se faire réélire, comme souvent les hommes politiques, et cela augmentera considérablement sa légitimité en tant que coordinateur du Conseil européen. Ensuite, le poste de ministre des Affaires étrangères européen, qui fait l'objet d'un large consensus en Europe et dont la nécessité n'est plus à démontrer. Enfin, les coopérations renforcées, qui sont indispensables, en particulier les coopérations structurées en matière de défense telles que prévues déjà dans le projet de Constitution.
Voilà trois avancées qui me paraissent urgentes pour pouvoir rapidement faire la démonstration aux citoyens de l'Union que l'Europe peut se faire entendre dans le monde et avancer plus loin dans des domaines importants pour l'avenir. Je prends deux exemples : la Recherche et la Défense. Comment voulez-vous que l'Union européenne demain - il y aura des questions des étudiants, on en parlera - puisse rivaliser avec les Etats-Unis d'Amérique, avec l'Inde ou la Chine, dans le domaine de l'aéronautique, si elle n'a pas une politique de recherche commune ? C'est impossible.
Seconde remarque : même s'il faut indiscutablement partir du projet de Constitution et de ses avancées, le nouveau traité ne pourra pas être semblable au texte qui a été rejeté par les Français et les Néerlandais en 2005. Et n'oublions pas qu'à 27, le processus de ratification devient une étape presque plus délicate à franchir que le processus de négociation lui-même. Et donc l'idée des deux étapes, dont je parlais à l'instant, pourrait d'ailleurs faciliter le bon achèvement du processus de ratification dans tous les Etats membres.
Troisième remarque : je souhaite que mes concitoyens comprennent que dans une négociation à 27, il faut tenir compte de l'avis des 26 autres ! Et vous le savez, en France nous sommes dans une campagne présidentielle, et la tentation existe de ne s'occuper que de la France... Or il faut évidemment intégrer les intérêts des pays qui ont ratifié le projet de Constitution. Parallèlement, nos partenaires doivent intégrer les préoccupations exprimées par les citoyens français et néerlandais en 2005, qui sont légitimes.
La deuxième grande réponse, c'est l'élargissement.
La politique d'élargissement a été un grand succès. Elle a permis de réunifier le continent, d'étendre le marché intérieur, d'assurer la stabilité et de garantir la démocratie de l'Europe.
Je pense que l'on n'a pas assez expliqué, à l'Europe occidentale, les très importants bénéfices économiques de l'élargissement. En tant qu'élu du Sud-Ouest de la France, je me souviens par exemple des craintes très fortes exprimées en France avant l'adhésion de l'Espagne. Or l'Espagne est devenue aujourd'hui une "locomotive" de la croissance économique et des exportations françaises. Le même phénomène est en train de se reproduire avec tous les nouveaux Etats membres et, en particulier, avec la Pologne. C'est une chance extraordinaire pour nous d'avoir la Pologne dans l'Union européenne. L'élargissement, ce n'est donc pas uniquement la stabilité et la démocratie, ce sont aussi des créations d'emplois pour un pays comme la France. Il ne faut pas l'oublier.
Alors quelle politique de l'élargissement maintenant ? Vous savez qu'au sortir de la guerre en ex-Yougoslavie, l'Union européenne, sous présidence française, a pris l'engagement au Sommet de Zagreb d'accueillir, quand les conditions seront remplies, les pays des Balkans occidentaux. Le Conseil a aussi accepté, on en a parlé tout à l'heure, l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, en sachant que ce sera un processus long, probablement de 15 ou 20 ans, et dont l'issue finale demeure totalement ouverte.
Concernant les Balkans occidentaux, je voudrais tout simplement dire qu'il y a deux conditions. La première, bien connue, concerne tous les pays candidats : le respect des critères d'adhésion doit être strictement contrôlé. C'est un message de rigueur, c'est un message surtout sur les valeurs européennes : d'où par exemple l'importance centrale de la coopération pleine et entière avec le Tribunal pénal international. D'où une extrême vigilance sur le respect des Droits de l'Homme, la lutte contre la corruption, la criminalité organisée, ou encore contre l'antisémitisme et la xénophobie. La seconde condition, dont on parle moins, mais qui est centrale, concerne l'Union elle-même : il est impératif que l'Union soit en mesure d'approfondir son propre développement. Nous le devons à nos citoyens qui veulent savoir ce que les Européens peuvent faire ensemble, à 27, demain à 30 ou à 35. Sans le soutien des citoyens, l'élargissement s'arrêtera, surtout s'agissant d'un pays comme la France qui a confié au peuple le soin de ratifier par référendum les élargissements futurs, après l'entrée de la Croatie, comme le président Chirac l'a décidé.
Ce n'est qu'en rassurant les citoyens sur l'évolution de l'Union européenne et sur sa capacité à continuer son approfondissement qu'on retrouvera un large soutien pour la poursuite de l'élargissement. C'est là un aspect fondamental de l'évolution en cours du projet européen.
Parallèlement, l'Union doit continuer à renforcer sa politique de voisinage, qui permet de renforcer la stabilité et la prospérité aux frontières de l'Union européenne. Nous avons, notamment, appuyé très tôt la perspective d'un accord renforcé avec l'Ukraine. Nous pensons aussi que le renforcement des relations avec les pays d'Afrique du Nord, comme le Maroc, est indispensable; j'imagine qu'Hubert Védrine en sera d'accord, on va l'entendre. Et nous pensons enfin que cette politique de voisinage doit rester distincte de la politique d'élargissement pour ne pas nourrir des attentes trop fortes qu'elle ne pourrait pas ensuite satisfaire.
Quant au partenariat avec la Russie, il est évidemment stratégique lui aussi. Nous devons en effet parvenir à une relation stable et équilibrée avec cet immense voisin. Vous savez, par exemple, que l'Union européenne noue progressivement un dialogue régulier avec Moscou. Les enjeux énergétiques doivent également faire l'objet d'une approche commune des Européens. C'est tout cela qui sera discuté dans le cadre des négociations sur un futur accord Union européenne-Russie. Et nous devons aborder avec eux la question des Droits de l'Homme.
Enfin, et je terminerai par-là, le grand enjeu pour l'avenir de l'Europe est l'avenir des politiques communes européennes.
Depuis 1957, l'Europe s'est en effet bâtie sur une communauté de valeurs, mais aussi sur des politiques communes.
Ce modèle doit être préservé et doit être enrichi, pour s'adapter à un marché européen qui n'a cessé de s'étendre depuis plus de trente ans mais aussi par rapport à l'évolution de l'environnement mondial qui a, lui aussi, profondément évolué.
Je citerai quelques exemples :
- l'énergie : c'est un sujet vital pour l'Union et, à mon avis, un domaine prioritaire pour la coopération franco-polonaise, on en reparlera tout à l'heure, en particulier en ce qui concerne le nucléaire civil,
- la recherche et les nouvelles technologies ; je pense que l'une des missions essentielles de l'Europe en matière de recherche me semble être d'inciter les jeunes chercheurs européens à rester ou revenir en Europe,
- et enfin, la sécurité intérieure : les menaces aujourd'hui sont transnationales, qu'il s'agisse du terrorisme, de la criminalité organisée, de la traite des êtres humains ou de l'immigration irrégulière. C'est donc une réponse transnationale que nous devons apporter,
- la défense : c'est un domaine indiscutable d'intérêt commun pour les Européens, en particulier en ce qui concerne la rationalisation de nos industries d'équipement militaire,
- l'agriculture, et en particulier, ici en Pologne, on a parlé tout à l'heure de la discussion avec l'Organisation mondiale du Commerce (OMC). L'agriculture est une politique qui a été l'un des piliers historiques de la construction européenne, même si certains sous-estiment son importance pour la place de l'Europe dans le monde et l'équilibre de nos territoires. J'ai entendu des gens dire que l'avenir des politiques communes, c'est la recherche et pas l'agriculture, que c'était l'Europe d'avant. Attention, il y aura 9 milliards de personnes sur la planète, il faudra bien les nourrir. Il est donc absolument fondamental que l'Union européenne fasse ce que les Américains font et réfléchisse aussi parfaitement à sa politique agricole.
Donc, c'est par ces politiques que nous décidons, c'est par ces politiques que nous mettons en oeuvre, que nous pourrons donner ou redonner un sens aux objectifs du projet européen. Il faut le rendre compréhensible, concret. Je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut une union politique et que, dans un monde multipolaire, l'Europe doit être un pôle, au même titre que les Etats-Unis.
Pour conclure : je crois que les Européens, et notamment mes concitoyens en France, demandent aujourd'hui plus d'Europe : certainement une "autre Europe", mais le plus souvent une Europe plus forte, plus solidaire, plus prospère, et plus sûre.
Comme toutes les grandes ambitions, celle-ci ne pourra se réaliser que si nous sommes nombreux à y croire.
Les difficultés, les défis n'ont jamais affaibli le rêve européen ; au contraire, elles le renforcent, à une condition : si nous avons l'ambition d'y faire face. C'est ainsi que la construction européenne avance depuis 50 ans.
Je vous fais confiance, à vous, avant tout, les étudiants du Collège d'Europe, pour vous engager avec passion à relever ce beau défi.
Merci.
Q - A propos de la possibilité d'être d'accord sur une politique européenne.
A propos de l'indépendance de la Banque centrale européenne.
A propos des négociations avec la Turquie.
A propos de la politique de défense européenne et du rôle de l'Otan.
A propos des institutions européennes.
A propos de la question du nucléaire iranien.
R - D'abord, concernant M. Ostrowski qui pose la question : "peut-on ? Doit-on être d'accord sur une politique européenne ? Hubert Védrine a raison sur le compromis, d'ailleurs la diplomatie n'est faite que de compromis.
Je voudrais simplement dire qu'on ne peut pas croire en une Union européenne politique si on ne croit pas, à un moment donné, qu'on est d'accord sur l'essentiel de la politique étrangère. Et d'ailleurs, il y a déjà un problème aujourd'hui institutionnel : c'est que Javier Solana, qui est le Haut représentant de la Politique étrangère et de sécurité commune, est à côté d'un commissaire. Et on voit bien qu'il y a souvent des difficultés entre les deux. Il est tout à fait nécessaire que le Conseil européen - c'est-à-dire par la voix de Javier Solana, qui n'est rien d'autre, je dirais, que son bras armé - puisse parler haut et fort.
Je crois dans la politique. Si je fais de la politique, c'est parce que je crois en elle. Donc je crois à ceux qui sont élus. Je pense que ceux qui sont élus peuvent gouverner. Ils ont une représentativité. Cette représentativité, c'est le Conseil européen. Je n'ai rien contre la Commission, qui par ailleurs est très importante. Mais le Conseil doit donner davantage son avis en matière de politique étrangère. Cela me paraît fondamental, et ce n'est pas suffisamment le cas aujourd'hui. Je pense que le Conseil européen doit parler plus fort. Lorsqu'on voit M. Bush arriver sur son porte-avion en pleine guerre d'Irak, on voit ce président américain qui fait une politique étrangère américaine et, pendant ce temps, on voit les Britanniques qui sont pour la guerre en Irak, les Français qui sont contre, les Espagnols à l'époque qui sont pour, les Allemands qui sont contre. Il va falloir, à un moment donné, que, nous aussi, nous parvenions à une certaine maturité en matière de politique étrangère et que nous commencions à avoir un Conseil européen qui s'exprime plus sur le plan de la politique étrangère. Car sinon, on n'existera pas. Cela prendra du temps.
Je conclurai tout à l'heure là dessus, c'est le seul petit différend que j'ai avec Hubert Védrine sur les institutions.
Monsieur Moïsi, je suis totalement d'accord avec Hubert Védrine lorsqu'il dit qu'il faut des frontières à l'Union européenne. On ne pourra pas continuer à donner une impression de fuite en avant. Il faut bien des frontières à l'Union européenne, alors définissons lesquelles, à un moment donné. Ne nous battons pas, mais ne donnons pas l'impression d'une fuite en avant. C'est la raison pour laquelle - d'ailleurs Hubert Védrine l'a bien dit - les Européens se posent des questions sur notre volonté commune. Jusqu'où élargir ? Et qu'est-ce que l'Union européenne ? Quelles sont les valeurs qui font l'Union européenne ? On ne parle jamais des valeurs, mais il ne faut pas avoir peur de dire quelles sont nos valeurs. Y a t-il une politique commune vis-à-vis de la Russie ? Il n'y aura pas d'Union européenne stable s'il n'y a pas de Russie stable, déjà. C'est la première chose.
Deuxièmement, il faut aussi demander aux Russes de prendre en considération, une fois pour toutes, les intérêts européens. Moi, je vois insuffisamment l'Union européenne, dans son ensemble, parler à la Russie.
L'idée que nous avons eue, de faire un mémorandum sur la politique énergétique de l'Union européenne, est fondamentale. En janvier 2006, il y a une crise entre la Russie et l'Ukraine dans le domaine du gaz. Les Français se rendent compte que cela entraîne pour nous des conséquences négatives. Les Français se rendent alors compte que nous sommes dépendants de la Russie, même si nous avons des sources d'approvisionnement très diversifiées. Il faut donc une politique énergétique européenne et il faut expliquer aux Russes que nous agissons de manière unie. Si nous n'agissons pas de manière unie, on ne peut pas agir vis-à-vis de la Russie.
J'entends que les Russes veulent rentrer dans certains conseils d'administration de grandes entreprises européennes. Pourquoi pas ? Mais, en face, nous, qu'est ce que nous avons ? Il faut avoir une véritable politique équilibrée entre le géant qu'est l'Union européenne et la Russie. On ne peut pas laisser la Russie s'adresser uniquement à certains d'entre nous et pas à l'ensemble des Européens. Vous posiez la question de savoir ce que nous ferions si la Grande-Bretagne avait un incident avec la Russie. Nous serions solidaires avec la Grande-Bretagne. C'est évident. C'est comme sur la Turquie et Chypre. Nous sommes aujourd'hui solidaires avec Chypre. Et nous n'avons pas peur de le dire. Nous sommes solidaires des pays qui fondent l'Union européenne.
S'agissant de l'indépendance de la Banque centrale européenne, certes, on ne peut pas y toucher, c'est évident. Je rappelle ici que la monnaie de la zone euro est une coopération renforcée. Mais moi, je vais vous dire : ce qui me tient à coeur, ce n'est pas la monnaie qui m'intéresse, c'est l'emploi. Je suis un homme politique, et ce qui m'intéresse, c'est l'emploi, dans ma ville, dans mon pays. Je veux savoir combien il y a de moins de 25 ans en France et de plus de 50 ans qui sont au chômage aujourd'hui en France. La plus grande souffrance pour une personne, c'est de ne pas être utile socialement et d'être au chômage. Donc j'aimerais un jour que la Banque centrale européenne se pose aussi cette question là, celle de l'emploi. M. Greenspan, avec lequel j'ai eu une très longue discussion lorsqu'il était le gouverneur de la Réserve fédérale américaine, avait aussi ce but. Il faut que la Banque centrale soit indépendante mais aussi, je crois qu'on ne peut pas être aujourd'hui la Banque centrale européenne et ne pas s'intéresser à l'emploi. D'où la nécessité d'un gouvernement économique de l'Union européenne et du renforcement de l'Eurogroupe.
Regardez Airbus. Je suis de la ville où l'on vend des Airbus. Et aujourd'hui, à cause de l'euro, nous avons des problèmes. Il faut aussi parler de cela, ce n'est pas uniquement une question purement monétaire, il y a des emplois derrière.
S'agissant de la Turquie, je crois qu'Anna a répondu. Nous devons, chapitre par chapitre, répondre à la Turquie et nous pouvons les aider puisque nous allons fermer un chapitre avant d'en ouvrir un autre. C'est donc l'occasion de dire aux Turcs que sur l'article 321, sur les libertés de culte, sur les Droits de l'Homme, sur la liberté d'expression, il faut évoluer.
Et si, chapitre après chapitre, l'Union européenne permet à la Turquie d'évoluer, c'est une chose positive. Comme l'a dit Monsieur Védrine tout à l'heure, cela fait partie aussi de la stabilité et de la démocratie.
Sur les forces européennes et l'OTAN je voudrais juste dire un mot. Moi, je crois que le XXIème siècle va voir évidemment d'un côté l'avènement des trois grands pays émergents que sont l'Inde, la Chine et le Brésil. Mais de l'autre, je pense que cela va aussi être un grand rendez-vous pour l'Union européenne en matière de nouvelles technologies : nano, info et biotechnologies. Il faut être capable, en particulier dans le domaine de la défense, d'être parfaitement autonomes et indépendants des autres pôles du monde, en particulier les Etats-Unis, qui sont nos amis. Alors je crois que sinon, on ferait une erreur énorme - je pense au GPS et à Galileo. Tous les appareils aujourd'hui, les téléphones, tous les avions européens et toutes les voitures européennes, tous les camions européens, sont dotés aujourd'hui d'un GPS, qui est un système américain.
Je trouve qu'il est tout à fait normal que les Européens aient leur propre système de guidage demain, par satellite, qui s'appelle Galileo. C'est un exemple mais je pense qu'on peut aujourd'hui réfléchir à la défense de l'Union européenne. Il faut réfléchir à l'indépendance de l'Union en matière de défense même si je ne remets absolument pas en cause la politique de l'Alliance atlantique.
S'agissant du Parlement européen et de la Constitution, il faut d'abord une Assemblée constituante comme l'a dit très bien Hubert Védrine. C'est une idée très intéressante, pourquoi pas le Parlement européen ? J'ai été parlementaire européen entre 1989 et 1993. Le problème c'est que déjà aujourd'hui nous avons un problème de représentativité entre les députés français et le peuple français. Le peuple français a l'impression que les députés et les sénateurs sont éloignés d'eux. Je ne vous parle pas des députés européens. Ne serait-ce que dans le mode de désignation par les partis politiques et par le nombre d'élections des députés européens, il y a une profonde distance parfois entre le peuple et le Parlement européen. Il faudrait trouver un système - votre idée que le Parlement européen soit choisi comme Assemblée constituante - est excellente. Ainsi, le Parlement européen et le peuple pourront se retrouver beaucoup plus en phase qu'aujourd'hui. Et c'est une idée, c'est la première fois que je l'entends, mais c'est une idée qui est intéressante, même si aujourd'hui, ce n'est pas possible.
Je voudrais terminer sur une question qui m'a été posée sur les "on dit" concernant l'Iran dans un grand journal du soir français et qui a dit que je partirais je ne sais où...
La question du nucléaire iranien est aujourd'hui un grand dossier. Aujourd'hui, il y a deux dossiers majeurs : le dossier nucléaire iranien et vous savez que dans ce dossier, nous travaillons avec nos partenaires, en particulier européens mais aussi avec nos partenaires du Conseil de sécurité. Nous avons adopté à l'unanimité, le 23 décembre dernier, la résolution 1737 qui vise pour la première fois à donner des sanctions à l'Iran
La question qui est posée aujourd'hui est de savoir qu'hier, M. Motaki, mon homologue, ministre des Affaires étrangères iranien, a refusé l'arrivée de 32 inspecteurs de l'Agence internationale pour l'énergie atomique qui lui ont été envoyés par le prix Nobel de la paix, le directeur de l'Agence, M. El Baradei. La question est de savoir comment réagir à cela. Alors, sachez que nous avons un négociateur qui est Javier Solana et que, pour répondre à votre question directement, la France ne négocie pas le dossier nucléaire iranien de manière isolée. Nous avons un négociateur qui est Javier Solana.
Je termine sur le dossier nucléaire iranien en disant qu'il y a, depuis maintenant plusieurs jours, quelque chose de nouveau en Iran : c'est un débat.
Le deuxième sujet, c'est que l'Iran joue un rôle de plus en plus important dans la région et en particulier, comme vous le savez, au Liban.
Il faut avoir une politique de sanctions mais il faut aussi avoir une politique de dialogue. C'est aux Iraniens maintenant de raison garder et à eux de prendre la main qu'on leur tend. Il me paraît quand même important de pouvoir aussi leur tendre la main, alors qu'une politique de sanctions aboutirait à une confrontation. Il faut tout faire pour que la diplomatie l'emporte.
Enfin, pour terminer, j'exposerai un petit différend avec Hubert Védrine : lui pense que le calendrier c'est d'abord les projets, Erasmus, etc, pour donner un terreau, je dirais, un humus, qui permettrait aux Européens de comprendre que l'on va vers les programmes institutionnels. Evidemment, il a raison en partie. C'est ce que nous avons essayé nous-mêmes, derrière le président Chirac, de faire : "l'Europe des Projets". Je reste néanmoins persuadé que si Jean Monet, Schuman et Adenauer n'avaient pas choisi les institutions, on n'en serait pas là aujourd'hui. Et le moment est venu de prendre ses responsabilités, même si les peuples - et vous avez raison, Hubert - ne sont pas spécialement intéressés par les institutions. Mais il est de notre devoir aujourd'hui d'être courageux afin de présenter une réforme institutionnelle.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er février 2007