Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, soyez le bienvenu à Lisbonne et dans notre programme.
R - Merci.
Q - Vous êtes ici à Lisbonne pour parler d'une initiative cruciale au point de vue de la santé publique, de défense, parce que l'aspect humain est maintenant aussi un problème de défense, de stratégie aussi et de diplomatie, c'est le projet UNITAID. Est-ce que ce projet a quelque chose à voir avec l'idée que la France se fait de son rôle dans les affaires internationales ?
R - Le projet UNITAID est, je crois, un des projets les plus importants pour le XXIème siècle parce qu'il touche non pas uniquement à des questions de santé, d'éthique ou de morale, mais aussi de politique internationale.
La mondialisation enrichit les pays riches et appauvrit les pays pauvres. Ce fossé est en train de se creuser et les conséquences de la grande pauvreté sont bien évidemment les maladies infectieuses comme le sida. 90 % des nouvelles maladies infectieuses sont dans les pays du Sud, en particulier en Afrique. Un enfant meurt toutes les 30 secondes de paludisme, en Afrique, aujourd'hui, parce qu'on n'arrive pas à lui payer le nouveau médicament contre le paludisme. En ce qui concerne la tuberculose, nous avons, dans nos pays, les antibiotiques depuis les années 50 alors qu'ils font cruellement défaut dans les pays du Sud.
La deuxième conséquence de cette situation, c'est qu'il va y avoir une émigration considérable, et que ce que nous vivons aujourd'hui aux Canaries, c'est peu de chose par rapport à la situation que nous risquons de connaître. Des dizaines de millions de personnes vont arriver dans les pays européens avec les problèmes de racisme, de xénophobie, associés à l'immigration massive qui en découleront.
Enfin, dernier point, le terrorisme peut être alimenté par l'humiliation et la colère de ces populations qui voient, d'un côté, leurs enfants mourir très jeunes et, de l'autre, les images que nos télévisions - TF1 en France, CNN aux Etats-Unis, BBC World au Royaume-Uni -, donnent de nos gaspillages. Ces pays pauvres, qui souffrent d'une importante mortalité infantile et qui voient les pays riches qui gaspillent, ne sont pas à l'abri de manipulations politiques ou religieuses.
Q - L'idée centrale d'UNITAID est d'avoir une sorte de banque qui peut acheter des médicaments ; il y aura des fonds qui seront financés par des taxes. Est-ce que les pays qui auront recours à ces fonds peuvent acheter des médicaments commerciaux, mais aussi des génériques ; parce que vous savez qu'il y a une controverse sur les génériques. Doit-on choisir l'intérêt commercial ou est-ce que les génériques sont couverts par le programme ?
R - C'est très simple. C'est le médicament le plus efficace et le moins cher qui doit être choisi, qu'il soit générique ou pas. Si c'est le génériqueur indien ou chinois qui propose les plus bas prix, c'est lui qui sera choisi ; si c'est le portugais, ce sera lui qui sera choisi. Le moins-disant sera privilégié car, plus le prix du médicament est bas, plus le nombre de malades soignés est important.
Quand on voit les pays pauvres, qui demeurent pauvres, et les pays riches de plus en plus riches, la première idée qui vient à l'esprit, c'est que les contribuables des pays riches peuvent payer. Mais là, vous vous heurtez à l'égoïsme de nos pays. Nous sommes des riches égoïstes et on ne veut pas donner de l'argent aux pays pauvres. C'est la raison pour laquelle le président Chirac et le président Lula ont été les premiers à lancer l'idée des financements innovants. Des financements nouveaux qui ne sont pas des financements prélevés sur les budgets des pays, des Etats, mais qui sont des financements des citoyens. Il s'agit de la première démarche citoyenne mondiale pour une mondialisation équitable : voilà le concept. Dans votre pays, un de mes amis, le président de la Commission des Affaires étrangères, a pris la balle au bond.
Q - Vous parlez de M. Arnaut ?
R - Oui, José-Luis Arnaut m'a dit : "Ecoute, ce n'est pas un problème de droite, de gauche ou du centre, c'est tout simplement un problème de politique internationale et, si tu le veux, viens parler au Parlement portugais". C'est ce que j'ai fait le mardi 27 février. Je l'ai fait parce que j'ai souhaité, grâce aussi au président de l'Assemblée de la République, M. Gama, avec lequel j'ai déjeuné, exprimer en toute objectivité, cette vision des relations avec les pays du Sud, qui n'est pas uniquement une vision française mais qui est aussi une vision portugaise. Ce sont aussi ces valeurs qui unissent le Portugal et la France, en dehors du million de Portugais qui vivent en France.
Q - Parlons un peu de l'Afrique, vous êtes un homme du centre, du centre-droit...
R - Pardon de vous couper, juste un mot, pour dire que la démarche citoyenne mondiale consiste à prélever un euro par billet d'avion. C'est ce que l'on a fait en France. Cet euro est versé dans une centrale d'achat de médicaments qui bénéficiera, dès l'an prochain, d'un budget de 500 millions de dollars. 40 pays nous ont déjà suivi et le Portugal sera le 41ème. Cela représente beaucoup d'argent pour acheter des médicaments, à bas prix, pour les pays du Sud.
Q - Il y a des pays qui sont contre l'idée ?
R - En ce qui nous concerne, nous mettons en oeuvre une contribution obligatoire. Les Etats-Unis, par exemple, ne veulent pas de contribution obligatoire mais je pense qu'ils pourraient appliquer une taxe facultative. La Chine, où je me suis rendu récemment, va mettre en oeuvre cette contribution sur les billets d'avion, j'en suis persuadé. L'Inde le fera aussi. Personne ne peut être contre cette magnifique idée si elle est mise en oeuvre avec transparence et sérieux.
Q - Vous faites confiance aux mécanismes des Nations unies pour assurer la distribution de ces médicaments ?
R - Vous avez raison d'en parler. Tout d'abord, le fonds est hébergé par l'Organisation mondiale de la Santé qui est au-dessus de tout soupçon. Les organisations non gouvernementales distribueront ces médicaments.
Prenons l'exemple des formes pédiatriques des médicaments pour les enfants atteints du virus du sida, sur lesquels nous avons beaucoup travaillé avec la Fondation Clinton, par exemple. Il faut savoir que les industries pharmaceutiques n'avaient pas produit de médicaments pour les enfants atteints du sida. Pourquoi ? Parce que dans les pays riches, nous n'avons pas ou peu d'enfants atteints du sida et que, par conséquent, il n'y a pas de marché. En Afrique il y a 1.900 enfants par jour qui sont contaminés.
La distribution, c'est le grand sujet. Il va falloir s'en occuper, avec la Banque mondiale, et je dis à M. Wolfovitz, président de la Banque mondiale, occupez-vous de la santé, parce que sans la santé, il n'y a pas de développement - sans éducation non plus.
Q - Tournons-nous vers l'Afrique, vous êtes un homme du centre, de centre-droit, mais tous les présidents de la République française ont toujours vu l'Afrique comme un point essentiel de la stratégie française. Dans le temps, on parlait de "Françafrique" dans un sens péjoratif. Mais en ce moment il paraît que c'est autre chose : c'est la protection des Droits de l'Homme, c'est la protection des valeurs individuelles, des populations, c'est RECAMP...Quel est en ce moment la place de l'Afrique dans la politique extérieure de la France ?
R - D'abord, l'Afrique, c'est la jeunesse du monde : deux tiers des Africains ont moins de 25 ans. L'Afrique, c'est 5% de croissance par an, plus que l'Union européenne. L'Afrique, ce sont les grands défis et les grands risques de demain.
Il y a beaucoup d'investisseurs qui s'intéressent à l'Afrique. Il y a quinze jours, pour la première fois, les Américains ont décidé de créer leur premier commandement militaire en Afrique. Les Iraniens et les Chinois s'intéressent également beaucoup à l'Afrique. Il n'y a donc pas de raison qu'on ne s'intéresse pas nous aussi à l'Afrique.
Prenez la croissance. Qui va gérer la croissance de l'Afrique ? Nous disons à nos amis chinois : c'est bien que vous aidiez l'Afrique, mais il faut aussi s'occuper de la bonne gouvernance. Est-ce que les pays africains que l'on aide remboursent leur dette auprès du FMI et de la Banque mondiale ?
Par ailleurs, s'intéresse-t-on suffisamment à la démocratie ? Nous ne l'avons pas suffisamment fait.
Enfin, parle-t-on des enjeux écologiques ? Le poumon droit de la planète est en Amérique centrale et en Amérique du sud, et le poumon gauche est en Afrique centrale. Il est donc très important que nous réfléchissions à cela.
Vous m'interrogez sur la politique de la France en Afrique. Je crois que c'est une politique de partenariat, aujourd'hui, et je souhaite que, par l'intermédiaire d'UNITAID, la France, ce pays de Droits de l'Homme, puisse continuer à considérer qu'un bébé africain est aussi précieux qu'un bébé français. Ce n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui. Il s'agit là d'un message universel.
Q - Vous ne voyez pas la possibilité que la France soit accusée de protéger des régimes qui ne sont pas un exemple de bonne gouvernance, par exemple en déplaçant des forces militaires au Tchad, pour protéger le Tchad mais aussi le régime de M. Déby ?
R - Aujourd'hui la plus grande crise africaine se situe au Soudan, au Darfour. Le Soudan, plus grand pays africain, est entouré de neuf pays et il y a trois risques pour la région : le risque humanitaire que tout le monde le connaît - il y a 300.000 morts, 2 millions et demi de déplacés -, le risque politique de partition du Soudan et, surtout, un risque de répercussions régionales avec le Tchad, la République centrafricaine, l'Ouganda...
Quel est l'enjeu, aujourd'hui, du dossier soudanais ? Le Soudan est la charnière entre le monde arabe et non arabe, entre le monde musulman et non musulman. Quand les Nations unies ont voté la résolution décidant d'envoyer 20.000 hommes au Soudan pour l'opération de paix la plus importante jamais votée par l'ONU - 16.000 militaires, 4.000 gendarmes - le président soudanais, a dit : "ça c'est le diable, ce sont les chrétiens des Etats-Unis, qui veulent déstabiliser le monde musulman". Il ne faut pas que dans la Corne de l'Afrique il puisse y avoir ce type de conflit, entre l'Occident, d'un côté, et le monde musulman, de l'autre.
La régionalisation de la crise du Darfour est une affaire majeure. Le président Chirac a demandé aux Nations unies qu'il y ait des casques Bleus à la frontière entre le Tchad et le Soudan, d'un côté, et à la frontière entre la République centrafricaine et le Soudan, de l'autre. Je trouve que c'est une excellente idée. Quant à la politique de la France au Tchad, nous sommes liés par des accords, le président Déby nous a demandé de l'aider et nous honorons nos accords.
Q - Il est vrai qu'au Tchad, les intérêts régionaux des Français et des Américains sont plutôt proches et cela m'amène à une autre question. Quel est votre diagnostic de vos relations avec les Etats-Unis en ce moment ?
R - Nos relations avec les Etats-Unis sont excellentes. Ce sont des amis, des alliés. Il faut quand même savoir que nous échangeons tous les jours un milliard de dollars entre nos deux économies, c'est vous dire l'état de nos relations. Nous travaillons beaucoup et ensemble sur des sujets comme le terrorisme et sur des sujets régionaux : au Moyen-Orient, au Liban, en Afghanistan. Cependant, entre pays amis, lorsque nous ne sommes pas d'accord, nous nous le disons.
La France a toujours défendu des valeurs universelles, telles que le respect de la souveraineté, de l'indépendance et de l'union nationale. L'intégrité territoriale d'un pays, pour nous, c'est capital. Aujourd'hui nous pensons qu'il faut respecter l'intégrité territoriale et la souveraineté du Liban et de l'Irak. On a dit ce que l'on avait à dire au sujet de l'Irak. Nous souhaitons qu'à l'horizon 2008, il y ait un retrait des troupes militaires américaines et britanniques de l'Irak et qu'il y ait, en même temps, un retour à la souveraineté du peuple irakien, à condition qu'il y ait une politique inclusive.
Q - Et l'Afghanistan, c'est un cas différent ?
R - La question de l'Afghanistan est très complexe. Il faut d'abord qu'un Etat de droit puisse exister sur l'ensemble du pays et pas uniquement à Kaboul. Vous savez que nous avons pris notre part du travail, du fardeau, avec plus de 1.000 militaires au service du commandement de la région de Kaboul. La question en Afghanistan aujourd'hui - il faut arrêter d'être hypocrite -, c'est pour quelle raison assiste-t-on à une augmentation aussi importante de la culture du pavot et du trafic de drogue, avec tout l'argent et le réarmement des bandes qu'il y a derrière ? Jusqu'à quel point les Etats, qui ont une présence militaire en Afghanistan, ont-ils la volonté et les moyens de soutenir financièrement les paysans afghans pour qu'ils cultivent autre chose que du pavot ?
(...)
Q - Vous êtes devenu un spécialiste du Moyen-Orient. Si j'en crois votre livre le plus récent, "Des Affaires pas si étrangères", vous y raconter là un dialogue avec le président de l'Iran, où il vous dit : "il ne faut pas avoir peur du chaos, parce qu'après le chaos il y aura Dieu". Est-ce que ça s'est vraiment passé comme ça ? Il vous a dit cela en farsi et il y a eu une traduction ? Comment avez-vous interprété ces mots assez troublants ?
R - Oui, il y a eu une traduction. Je crois qu'il y a deux grands sujets du XXIème. Celui dont nous avons parlé, qui concerne le fossé entre les pays du Nord et les pays du Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, et le deuxième, qui est d'ailleurs complémentaire, celui que vous venez d'aborder : un certain nombre de personnes dans le monde aujourd'hui veulent nous entraîner dans une guerre de religions, comme le président de l'Iran qui déclare carrément qu'il faut mettre une croix sur Israël et organise une conférence sur l'Holocauste, négationniste, révisionniste : tout cela est choquant et inacceptable. Et puis vous avez, de l'autre côté - je ne les compare pas -, des conservateurs qui souhaitent faire émerger, au nom de l'Occident, "la meilleure société" : voilà le régime type, voilà la vérité, voilà ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est noir, ce qui est blanc. Ce n'est pas comme cela que le monde peut vivre. Je crois que s'il y a un message du président de la République française qu'il faut conserver, c'est celui sur le dialogue des cultures, des religions, le fait que pour respecter l'autre il faut d'abord le connaître et, qu'en réalité, cette guerre des civilisations est une guerre des ignorances. Ce sont des gens qui ne connaissent pas l'autre, qui ne se respectent pas. Le choc des civilisations est un choc des ignorances.
Q - Parlons d'Europe. Vous êtes né à Lourdes, peut-être croyez-vous aux miracles, à un miracle européen ? Mais si on n'a pas un miracle, comment va-t-on arriver à une constitution pour l'Europe ?
R - D'abord, je veux dire que j'ai beaucoup de respect pour tous les Portugais qui viennent à Lourdes, comme pour tous les Français qui vont à Fatima.
Je crois que l'Europe aujourd'hui est à un tournant, pour deux raisons.
La première, c'est parce qu'il y a eu deux pays qui ont dit non au référendum et 18 qui ont dit oui, soit au parlement soit par voie référendaire. En tous cas, en France, et ce fut un choc, nous avons dit non. Pas parce que les Français ne sont pas européens, mais peut-être parce qu'il n'y a pas eu suffisamment de pédagogie sur l'intérêt de l'Union européenne. Je reconnais d'ailleurs le manque d'efficacité de mon action à cet égard.
La deuxième raison, c'est que les institutions européennes ne peuvent pas continuer comme cela. Il faut qu'il y ait un pr??sident de l'Union européenne, élu pour deux ans et demi, renouvelable une fois. Le fait qu'il puisse être "renouvelable une fois" est important parce qu'à partir de ce moment là l'attitude des responsables politiques européens changera. Je suis moi-même un homme politique. Un homme politique, s'il veut se faire réélire, fait très attention à ce qu'il fait. Et puis deux ans et demi, c'est la bonne durée. Il faut aussi un ministre des Affaires étrangères européen et une politique étrangère européenne et de défense.
(...).Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 mars 2007
R - Merci.
Q - Vous êtes ici à Lisbonne pour parler d'une initiative cruciale au point de vue de la santé publique, de défense, parce que l'aspect humain est maintenant aussi un problème de défense, de stratégie aussi et de diplomatie, c'est le projet UNITAID. Est-ce que ce projet a quelque chose à voir avec l'idée que la France se fait de son rôle dans les affaires internationales ?
R - Le projet UNITAID est, je crois, un des projets les plus importants pour le XXIème siècle parce qu'il touche non pas uniquement à des questions de santé, d'éthique ou de morale, mais aussi de politique internationale.
La mondialisation enrichit les pays riches et appauvrit les pays pauvres. Ce fossé est en train de se creuser et les conséquences de la grande pauvreté sont bien évidemment les maladies infectieuses comme le sida. 90 % des nouvelles maladies infectieuses sont dans les pays du Sud, en particulier en Afrique. Un enfant meurt toutes les 30 secondes de paludisme, en Afrique, aujourd'hui, parce qu'on n'arrive pas à lui payer le nouveau médicament contre le paludisme. En ce qui concerne la tuberculose, nous avons, dans nos pays, les antibiotiques depuis les années 50 alors qu'ils font cruellement défaut dans les pays du Sud.
La deuxième conséquence de cette situation, c'est qu'il va y avoir une émigration considérable, et que ce que nous vivons aujourd'hui aux Canaries, c'est peu de chose par rapport à la situation que nous risquons de connaître. Des dizaines de millions de personnes vont arriver dans les pays européens avec les problèmes de racisme, de xénophobie, associés à l'immigration massive qui en découleront.
Enfin, dernier point, le terrorisme peut être alimenté par l'humiliation et la colère de ces populations qui voient, d'un côté, leurs enfants mourir très jeunes et, de l'autre, les images que nos télévisions - TF1 en France, CNN aux Etats-Unis, BBC World au Royaume-Uni -, donnent de nos gaspillages. Ces pays pauvres, qui souffrent d'une importante mortalité infantile et qui voient les pays riches qui gaspillent, ne sont pas à l'abri de manipulations politiques ou religieuses.
Q - L'idée centrale d'UNITAID est d'avoir une sorte de banque qui peut acheter des médicaments ; il y aura des fonds qui seront financés par des taxes. Est-ce que les pays qui auront recours à ces fonds peuvent acheter des médicaments commerciaux, mais aussi des génériques ; parce que vous savez qu'il y a une controverse sur les génériques. Doit-on choisir l'intérêt commercial ou est-ce que les génériques sont couverts par le programme ?
R - C'est très simple. C'est le médicament le plus efficace et le moins cher qui doit être choisi, qu'il soit générique ou pas. Si c'est le génériqueur indien ou chinois qui propose les plus bas prix, c'est lui qui sera choisi ; si c'est le portugais, ce sera lui qui sera choisi. Le moins-disant sera privilégié car, plus le prix du médicament est bas, plus le nombre de malades soignés est important.
Quand on voit les pays pauvres, qui demeurent pauvres, et les pays riches de plus en plus riches, la première idée qui vient à l'esprit, c'est que les contribuables des pays riches peuvent payer. Mais là, vous vous heurtez à l'égoïsme de nos pays. Nous sommes des riches égoïstes et on ne veut pas donner de l'argent aux pays pauvres. C'est la raison pour laquelle le président Chirac et le président Lula ont été les premiers à lancer l'idée des financements innovants. Des financements nouveaux qui ne sont pas des financements prélevés sur les budgets des pays, des Etats, mais qui sont des financements des citoyens. Il s'agit de la première démarche citoyenne mondiale pour une mondialisation équitable : voilà le concept. Dans votre pays, un de mes amis, le président de la Commission des Affaires étrangères, a pris la balle au bond.
Q - Vous parlez de M. Arnaut ?
R - Oui, José-Luis Arnaut m'a dit : "Ecoute, ce n'est pas un problème de droite, de gauche ou du centre, c'est tout simplement un problème de politique internationale et, si tu le veux, viens parler au Parlement portugais". C'est ce que j'ai fait le mardi 27 février. Je l'ai fait parce que j'ai souhaité, grâce aussi au président de l'Assemblée de la République, M. Gama, avec lequel j'ai déjeuné, exprimer en toute objectivité, cette vision des relations avec les pays du Sud, qui n'est pas uniquement une vision française mais qui est aussi une vision portugaise. Ce sont aussi ces valeurs qui unissent le Portugal et la France, en dehors du million de Portugais qui vivent en France.
Q - Parlons un peu de l'Afrique, vous êtes un homme du centre, du centre-droit...
R - Pardon de vous couper, juste un mot, pour dire que la démarche citoyenne mondiale consiste à prélever un euro par billet d'avion. C'est ce que l'on a fait en France. Cet euro est versé dans une centrale d'achat de médicaments qui bénéficiera, dès l'an prochain, d'un budget de 500 millions de dollars. 40 pays nous ont déjà suivi et le Portugal sera le 41ème. Cela représente beaucoup d'argent pour acheter des médicaments, à bas prix, pour les pays du Sud.
Q - Il y a des pays qui sont contre l'idée ?
R - En ce qui nous concerne, nous mettons en oeuvre une contribution obligatoire. Les Etats-Unis, par exemple, ne veulent pas de contribution obligatoire mais je pense qu'ils pourraient appliquer une taxe facultative. La Chine, où je me suis rendu récemment, va mettre en oeuvre cette contribution sur les billets d'avion, j'en suis persuadé. L'Inde le fera aussi. Personne ne peut être contre cette magnifique idée si elle est mise en oeuvre avec transparence et sérieux.
Q - Vous faites confiance aux mécanismes des Nations unies pour assurer la distribution de ces médicaments ?
R - Vous avez raison d'en parler. Tout d'abord, le fonds est hébergé par l'Organisation mondiale de la Santé qui est au-dessus de tout soupçon. Les organisations non gouvernementales distribueront ces médicaments.
Prenons l'exemple des formes pédiatriques des médicaments pour les enfants atteints du virus du sida, sur lesquels nous avons beaucoup travaillé avec la Fondation Clinton, par exemple. Il faut savoir que les industries pharmaceutiques n'avaient pas produit de médicaments pour les enfants atteints du sida. Pourquoi ? Parce que dans les pays riches, nous n'avons pas ou peu d'enfants atteints du sida et que, par conséquent, il n'y a pas de marché. En Afrique il y a 1.900 enfants par jour qui sont contaminés.
La distribution, c'est le grand sujet. Il va falloir s'en occuper, avec la Banque mondiale, et je dis à M. Wolfovitz, président de la Banque mondiale, occupez-vous de la santé, parce que sans la santé, il n'y a pas de développement - sans éducation non plus.
Q - Tournons-nous vers l'Afrique, vous êtes un homme du centre, de centre-droit, mais tous les présidents de la République française ont toujours vu l'Afrique comme un point essentiel de la stratégie française. Dans le temps, on parlait de "Françafrique" dans un sens péjoratif. Mais en ce moment il paraît que c'est autre chose : c'est la protection des Droits de l'Homme, c'est la protection des valeurs individuelles, des populations, c'est RECAMP...Quel est en ce moment la place de l'Afrique dans la politique extérieure de la France ?
R - D'abord, l'Afrique, c'est la jeunesse du monde : deux tiers des Africains ont moins de 25 ans. L'Afrique, c'est 5% de croissance par an, plus que l'Union européenne. L'Afrique, ce sont les grands défis et les grands risques de demain.
Il y a beaucoup d'investisseurs qui s'intéressent à l'Afrique. Il y a quinze jours, pour la première fois, les Américains ont décidé de créer leur premier commandement militaire en Afrique. Les Iraniens et les Chinois s'intéressent également beaucoup à l'Afrique. Il n'y a donc pas de raison qu'on ne s'intéresse pas nous aussi à l'Afrique.
Prenez la croissance. Qui va gérer la croissance de l'Afrique ? Nous disons à nos amis chinois : c'est bien que vous aidiez l'Afrique, mais il faut aussi s'occuper de la bonne gouvernance. Est-ce que les pays africains que l'on aide remboursent leur dette auprès du FMI et de la Banque mondiale ?
Par ailleurs, s'intéresse-t-on suffisamment à la démocratie ? Nous ne l'avons pas suffisamment fait.
Enfin, parle-t-on des enjeux écologiques ? Le poumon droit de la planète est en Amérique centrale et en Amérique du sud, et le poumon gauche est en Afrique centrale. Il est donc très important que nous réfléchissions à cela.
Vous m'interrogez sur la politique de la France en Afrique. Je crois que c'est une politique de partenariat, aujourd'hui, et je souhaite que, par l'intermédiaire d'UNITAID, la France, ce pays de Droits de l'Homme, puisse continuer à considérer qu'un bébé africain est aussi précieux qu'un bébé français. Ce n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui. Il s'agit là d'un message universel.
Q - Vous ne voyez pas la possibilité que la France soit accusée de protéger des régimes qui ne sont pas un exemple de bonne gouvernance, par exemple en déplaçant des forces militaires au Tchad, pour protéger le Tchad mais aussi le régime de M. Déby ?
R - Aujourd'hui la plus grande crise africaine se situe au Soudan, au Darfour. Le Soudan, plus grand pays africain, est entouré de neuf pays et il y a trois risques pour la région : le risque humanitaire que tout le monde le connaît - il y a 300.000 morts, 2 millions et demi de déplacés -, le risque politique de partition du Soudan et, surtout, un risque de répercussions régionales avec le Tchad, la République centrafricaine, l'Ouganda...
Quel est l'enjeu, aujourd'hui, du dossier soudanais ? Le Soudan est la charnière entre le monde arabe et non arabe, entre le monde musulman et non musulman. Quand les Nations unies ont voté la résolution décidant d'envoyer 20.000 hommes au Soudan pour l'opération de paix la plus importante jamais votée par l'ONU - 16.000 militaires, 4.000 gendarmes - le président soudanais, a dit : "ça c'est le diable, ce sont les chrétiens des Etats-Unis, qui veulent déstabiliser le monde musulman". Il ne faut pas que dans la Corne de l'Afrique il puisse y avoir ce type de conflit, entre l'Occident, d'un côté, et le monde musulman, de l'autre.
La régionalisation de la crise du Darfour est une affaire majeure. Le président Chirac a demandé aux Nations unies qu'il y ait des casques Bleus à la frontière entre le Tchad et le Soudan, d'un côté, et à la frontière entre la République centrafricaine et le Soudan, de l'autre. Je trouve que c'est une excellente idée. Quant à la politique de la France au Tchad, nous sommes liés par des accords, le président Déby nous a demandé de l'aider et nous honorons nos accords.
Q - Il est vrai qu'au Tchad, les intérêts régionaux des Français et des Américains sont plutôt proches et cela m'amène à une autre question. Quel est votre diagnostic de vos relations avec les Etats-Unis en ce moment ?
R - Nos relations avec les Etats-Unis sont excellentes. Ce sont des amis, des alliés. Il faut quand même savoir que nous échangeons tous les jours un milliard de dollars entre nos deux économies, c'est vous dire l'état de nos relations. Nous travaillons beaucoup et ensemble sur des sujets comme le terrorisme et sur des sujets régionaux : au Moyen-Orient, au Liban, en Afghanistan. Cependant, entre pays amis, lorsque nous ne sommes pas d'accord, nous nous le disons.
La France a toujours défendu des valeurs universelles, telles que le respect de la souveraineté, de l'indépendance et de l'union nationale. L'intégrité territoriale d'un pays, pour nous, c'est capital. Aujourd'hui nous pensons qu'il faut respecter l'intégrité territoriale et la souveraineté du Liban et de l'Irak. On a dit ce que l'on avait à dire au sujet de l'Irak. Nous souhaitons qu'à l'horizon 2008, il y ait un retrait des troupes militaires américaines et britanniques de l'Irak et qu'il y ait, en même temps, un retour à la souveraineté du peuple irakien, à condition qu'il y ait une politique inclusive.
Q - Et l'Afghanistan, c'est un cas différent ?
R - La question de l'Afghanistan est très complexe. Il faut d'abord qu'un Etat de droit puisse exister sur l'ensemble du pays et pas uniquement à Kaboul. Vous savez que nous avons pris notre part du travail, du fardeau, avec plus de 1.000 militaires au service du commandement de la région de Kaboul. La question en Afghanistan aujourd'hui - il faut arrêter d'être hypocrite -, c'est pour quelle raison assiste-t-on à une augmentation aussi importante de la culture du pavot et du trafic de drogue, avec tout l'argent et le réarmement des bandes qu'il y a derrière ? Jusqu'à quel point les Etats, qui ont une présence militaire en Afghanistan, ont-ils la volonté et les moyens de soutenir financièrement les paysans afghans pour qu'ils cultivent autre chose que du pavot ?
(...)
Q - Vous êtes devenu un spécialiste du Moyen-Orient. Si j'en crois votre livre le plus récent, "Des Affaires pas si étrangères", vous y raconter là un dialogue avec le président de l'Iran, où il vous dit : "il ne faut pas avoir peur du chaos, parce qu'après le chaos il y aura Dieu". Est-ce que ça s'est vraiment passé comme ça ? Il vous a dit cela en farsi et il y a eu une traduction ? Comment avez-vous interprété ces mots assez troublants ?
R - Oui, il y a eu une traduction. Je crois qu'il y a deux grands sujets du XXIème. Celui dont nous avons parlé, qui concerne le fossé entre les pays du Nord et les pays du Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, et le deuxième, qui est d'ailleurs complémentaire, celui que vous venez d'aborder : un certain nombre de personnes dans le monde aujourd'hui veulent nous entraîner dans une guerre de religions, comme le président de l'Iran qui déclare carrément qu'il faut mettre une croix sur Israël et organise une conférence sur l'Holocauste, négationniste, révisionniste : tout cela est choquant et inacceptable. Et puis vous avez, de l'autre côté - je ne les compare pas -, des conservateurs qui souhaitent faire émerger, au nom de l'Occident, "la meilleure société" : voilà le régime type, voilà la vérité, voilà ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est noir, ce qui est blanc. Ce n'est pas comme cela que le monde peut vivre. Je crois que s'il y a un message du président de la République française qu'il faut conserver, c'est celui sur le dialogue des cultures, des religions, le fait que pour respecter l'autre il faut d'abord le connaître et, qu'en réalité, cette guerre des civilisations est une guerre des ignorances. Ce sont des gens qui ne connaissent pas l'autre, qui ne se respectent pas. Le choc des civilisations est un choc des ignorances.
Q - Parlons d'Europe. Vous êtes né à Lourdes, peut-être croyez-vous aux miracles, à un miracle européen ? Mais si on n'a pas un miracle, comment va-t-on arriver à une constitution pour l'Europe ?
R - D'abord, je veux dire que j'ai beaucoup de respect pour tous les Portugais qui viennent à Lourdes, comme pour tous les Français qui vont à Fatima.
Je crois que l'Europe aujourd'hui est à un tournant, pour deux raisons.
La première, c'est parce qu'il y a eu deux pays qui ont dit non au référendum et 18 qui ont dit oui, soit au parlement soit par voie référendaire. En tous cas, en France, et ce fut un choc, nous avons dit non. Pas parce que les Français ne sont pas européens, mais peut-être parce qu'il n'y a pas eu suffisamment de pédagogie sur l'intérêt de l'Union européenne. Je reconnais d'ailleurs le manque d'efficacité de mon action à cet égard.
La deuxième raison, c'est que les institutions européennes ne peuvent pas continuer comme cela. Il faut qu'il y ait un pr??sident de l'Union européenne, élu pour deux ans et demi, renouvelable une fois. Le fait qu'il puisse être "renouvelable une fois" est important parce qu'à partir de ce moment là l'attitude des responsables politiques européens changera. Je suis moi-même un homme politique. Un homme politique, s'il veut se faire réélire, fait très attention à ce qu'il fait. Et puis deux ans et demi, c'est la bonne durée. Il faut aussi un ministre des Affaires étrangères européen et une politique étrangère européenne et de défense.
(...).Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 mars 2007