Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, à Europe 1 le 5 mars 2001 sur l'épizootie de fièvre aphteuse, les risques engendrés par le tabac et l'alcool, et le massacre du peuple afghan par les talibans.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J-P. Elkabbach Il n'y a donc pas de miracle : la France est atteinte ?
- "On ne peut pas dire cela. Nous souhaitons qu'il y ait un miracle mais des résultats concernant huit fermes dans cinq départements que le ministère de l'Agriculture a publiés cette nuit nous serons communiqués aujourd'hui."
La France connaît ses premiers cas ?
- "Non. Des anti-corps ont été trouvés chez des moutons qui témoignent d'un contact de ces moutons avec la maladie mais le contact peut être antérieur. Evidemment, les précautions doivent être prises. Elles sont déjà prises. Il faut plutôt rassurer qu'alarmer."
Est-ce que vous dites toute la vérité ?
- "Absolument. Le principe de précaution s'accompagne d'un principe absolu d'information. Il faut dire toute la vérité. C'est d'ailleurs ce qui choque au début. Comprenez bien que ce n'est pas pour alarmer mais au contraire pour rassurer les éleveurs, pour qu'ils se sentent protégés. J'espère qu'ils se sentiront protégés."
Des éleveurs qui souffrent.
- "Qui souffrent terriblement. La période est très dure pour les éleveurs et je les comprends. L'angoisse les gagne mais il existe un principe de solidarité nationale qui est appliqué par le ministère de l'Agriculture et J. Glavany."
Ce sont encore les experts de l'Afssa, l'Agence de sécurité sanitaire des aliments qui dépend de vous et du ministère de l'Agriculture, dont le directeur est nommé par vous, qui enquête et devrait se prononcer aujourd'hui. Est-ce que vous pensez qu'ils doivent nous dire toute la vérité ?
- "Oui, bien sûr. Ils doivent le dire et ils le disent. Souvent on le leur reproche, ce qui est paradoxal. Même si toutes les vérités sont bonnes à dire, parfois elles font mal. C'est pourquoi c'est une nouvelle culture, c'est une nouvelle façon de vivre en Europe qui s'amorce. Il faut rappeler que les environnementalistes, les gens qui s'intéressent à notre planète, le disent depuis longtemps : il faut non seulement protéger les hommes mais aussi protéger la nature. Nous sommes en train d'évoluer dans cette direction. C'est vraiment une transformation culturelle profonde qui s'amorce en Europe. L'Europe est indispensable et agit bien dans la crise de la fièvre aphteuse."
Il y a harmonisation dans ce domaine au moins, à défaut d'harmonisation lors de la crise de la vache folle.
- "Lors de la crise de la vache folle, c'était une défense permanente. Il s'agissait aussi de donner des compensations financières, donc les gens ne sont pas toujours d'accord. Mais il y a une Europe nécessaire, peut-être encore insuffisante, qui se met en place pour agir ensemble. Il n'y a plus aucun problème. J'ai parlé des virus et des bactéries sans frontière : ce n'est pas une nouveauté. Pour cela, il faut une réponse d'abord européenne et sans doute un jour globale et mondiale."
Les services sanitaires sont nationaux. Doivent-ils devenir européens ?
- "Sans aucun doute, ils doivent s'harmoniser. D'ailleurs, j'ai été le premier à demander il y a quatre ans une Agence sanitaire de l'alimentation qui soit européenne. Elle se met en place sur le modèle français."
Si aujourd'hui on découvre qu'il y a des premiers cas de fièvre aphteuse, est-ce que d'autres sont automatiquement à prévoir ?
- "Non. Tout est fait par le ministère de l'Agriculture et par les services centralisés pour que chaque ferme soit isolée. En cas de détection, il y a une cellule de crise dans chaque département et le dispositif est prêt à être mis en place en une heure."
Qui donnerait l'ordre ?
- "C'est le ministère de l'Agriculture, Jean Glavany."
C'est lui qui déciderait ?
- "Depuis quelques mois au moins, les rapports entre le ministère de l'Agriculture et le ministère de la Santé sont bons. Ce qui est très nouveau parce que la santé des hommes disparaissait un peu."
Quand on vous a entendu dire en meeting à Lille : "le ministère de l'Agriculture ne doit pas être le seul interlocuteur de l'opinion publique", on a cru qu'il y avait des divergences.
- "Pas du tout."
Est-ce que cela veut dire que pour vous, l'agriculture doit être naturellement prise en compte dans le domaine de la santé publique ?
- "Et réciproquement. C'est ce que j'ai dit en public aux côtés de M. Aubry. Je répondais à une question d'un éleveur et je disais : "maintenant, il existe cette cohésion entre les deux, cohésion tout à fait nécessaire.""
Vous dites que toutes les précautions sont prises, on n'en doute pas. A partir de quels critères les plans d'action sont ou seront-ils mis en place ?
- "A partir de cas avérés dans des troupeaux particuliers."
Cela peut-il se produire ?
- "Je souhaite que cela ne se produise pas. C'est le miracle que j'attends. Mais si cela se produit, les précautions seront prises. On a déjà interdit les foires, on a interdit les déplacements animaux inutiles : tout est fait, les précautions sont prises. Vous savez qu'il y a 100 000 personnes qui viennent tous les jours d'Angleterre."
Justement. Est-ce qu'il est trop tard pour déconseiller les voyages à Londres et est-ce qu'il faut, comme on l'entend, réduire ou interdire l'Eurostar et fermer le tunnel sous la Manche ?
- "Non, je crois que ce sont des mesures qui sont envisagées mais qui ne seront pas prises. Je n'en sais rien, nous verrons bien comment s'étend la maladie. Il est vrai qu'aller à Londres ne présente pour le moment strictement aucun risque, ce n'est pas là que cela se passe. Mais il faut comprendre que cette maladie, la fièvre aphteuse, est extrêmement contagieuse. Elle se transporte sous la semelle des chaussures comme on dit, mais aussi par le vent. C'est une maladie effroyable pour les animaux mais je répète qu'il n'y a pas de dangers pour l'homme. S'il y a eu quelques cas anciens, ils sont toujours bénins. Cette maladie ne menace que les animaux et pas les hommes."
On a abandonné la vaccination des bêtes en 1991 et 1992. Est-ce qu'il faut la reprendre ?
- "C'est envisagé. Les doses de vaccins existent, la possibilité les fabriquer en quelques jours existe aussi. On l'a abandonnée dans les années 1990 parce qu'on pensait que la maladie avait disparu et qu'elle avait été éradiquée, mais aussi pour des raisons économiques parce qu'on ne pouvait pas, dans certains pays importants, vendre des moutons."
Vous êtes favorables à une reprise des vaccinations ?
- "Pour le moment, non. Il faut que ce soit une concertation d'experts qui décide, experts qui se réunissent régulièrement."
A Lille, vous avez dit qu'on n'en faisait pas assez sur les pollutions qui peuvent menacer notre alimentation. Quelles pollutions ?
- "Toutes sortes de pollutions : microbiennes, virales etc et des pollutions qui nous menacent tous les jours. Il ne faut pas affoler, je m'adresse d'ailleurs aux éleveurs et aux agriculteurs dont nous comprenons l'angoisse et que nous tentons d'aider. Nous transformons cette culture mais il reste des dangers pour nous, tous les jours, que nous avons choisis en pleine connaissance de cause et qui sont autrement plus productifs en termes de mortalité et de maladie."
Par exemple le tabac. 60 000 morts par an.
- "Il y a 250 000 à 260 000 personnes atteintes de cancer chaque année. Tous les cancers ne sont pas dus aux effets du tabac, mais pour le cancer du poumon, tout le monde sait et tout le monde choisi en connaissance de cause. Ceux qui fument choisissent de fumer et choisissent aussi de gêner leurs voisins et éventuellement de les rendre malade. Je propose qu'un jour, calmement, pour ne pas affoler trop vite les gens, s'installe une pédagogie des risques. Il y a des échelles de risques dans la vie qu'il faudra un jour établir. Je ne parle pas des accidents de la route, de l'alcool au volant, ou des effets de l'alcool qui font que l'on bat sa femme etc..."
Tout est lié.
- "Evidemment, tout est lié. On vient de découvrir que 85 % des cas de violences conjugales - dans 10 à 20 % des couples, les femmes subissent des violences de la part du mari - sont liés à l'alcool. Si vous pensez que ce n'est pas un risque, alors pourquoi parle-t-on de la vache folle ?"
Vous avez l'intention d'agir beaucoup plus encore, avec plus d'énergie, contre le tabac et contre la consommation d'alcool, si c'est possible ?
- "Je voudrais qu'on complète le principe de précaution par un principe de responsabilité."
Les sinistres talibans sont en train de massacrer leur peuple. Ils détruisent des statues du patrimoine de la culture universelle mais d'abord et surtout briment et humilient les femmes afghanes. Est-ce qu'il faut une intervention internationale selon vous?
- "Les sinistres abrutis talibans, ceux qu'on a tolérés depuis 20 ans parce que seuls les humanitaires en Afghanistan ont fait quelque chose. On a laissé certains pays - que je nomme si vous insistez - soutenir les talibans en raison de la lutte contre l'Union soviétique."
Vous voulez dire les Américains ?
- "En effet. Maintenant, ils sont au pouvoir. On ne vient pas de découvrir que les talibans opprimaient les femmes, les tuaient, tuaient les enfants et les hommes. Durant ces 20 ans de guerre, on n'a presque rien fait et maintenant, on s'indigne parce qu'ils tuent les statues. Il faut s'indigner parce que les statues sont sublimes."
Après avoir pleuré et s'être indigné, qu'est-ce qu'on fait ?
- "Je pense qu'il y a une action internationale à mener."
De quelle nature ? Humanitaire ?
- "Réfléchissons-y mais soyons fermes."
C'est du baratin.
- "Je ne vais pas vous dire qu'il faut déclencher la guerre maintenant. Mais pendant très longtemps, on aurait dû intervenir et surtout intervenir auprès de ceux qui les aidaient. On peut encore le faire."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 5 mars 2001)