Déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, sur l'exercice de la puissance publique, Paris le 8 février 1999.

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Circonstance : Colloque sur le thème : " Puissance publique ou impuissance publique" les 8 et 9 février 1999 à Paris

Texte intégral

Il faut, sans doute, un peu daudace pour inscrire à lordre du jour dun colloque la notion de puissance publique. Lair du temps la juge archaïque. Dans une société qui se veut partenariale, toute au dialogue et à la négociation au demeurant indispensables une telle notion apparaît à certains presque inconvenante.
Il est moins provocant et davantage dans lair du temps dévoquer de limpuissance publique, souvent montrée comme le signe de léchec de laction publique et du déclin des valeurs républicaines, voire mise en exergue comme le lent rétrécissement de la sphère publique dans un environnement tout à la fois privatisé, individualisé et mondialisé. Na-t-on pas dit que lEtat était trop grand pour les petites choses et trop petit pour les grandes ?
Et pourtant lEtat ne peut être garant de lintérêt général que sil a les moyens de le faire prévaloir sur les intérêts particuliers.
Lépoque est riche en réflexions, ou du moins en interrogations sur lEtat.
Aux débats classiques sur la puissance publique et le service public se sont progressivement substitués parfois sans beaucoup desprit critique ceux sur la pertinence de la gestion publique, lefficacité de lEtat face au marché, ou lEtat minimal. Mais, en même temps, des débats nouveaux souvrent sur la réforme de lEtat, la citoyenneté ou la souveraineté de la Nation.
Ces débats ont évidemment nul nen est convaincu plus que moi leur importance et leur intérêt. Il est indispensable quune organisation sociale et politique réfléchisse sur ses finalités et ses évolutions, à peine de se scléroser rapidement.
Mais il y a souvent un « parent pauvre » dans cette réflexion, cest précisément les moyens dont dispose le détenteur de la puissance publique.
Or il faut bien que ladministration puisse agir, quelles que soient létendue et la nature des missions qui lui sont confiées par lorganisation du pouvoir.
Certes, ladministration a ses domaines de compétence, certains dits régaliens, dautres liés à lévolution de lEtat et des attentes des citoyens. LEtat providence les a accrus, lEtat libéral veut les amoindrir. Les formes même daction changent, et lon parle volontiers aujourdhui de partenariat, de cogestion, de contrat, de convention, dincitation.
Mais il reste que pour agir, ladministration a besoin de moyens, de moyens matériels bien sûr, mais aussi de moyens juridiques. LEtat est-il un partenaire comme un autre - un peu plus grand peut-être - du jeu social, ou relève-t-il dun autre ordre ? La question se pose en effet de savoir si ces moyens doivent être ceux du droit commun, ceux quon met en uvre pour faire respecter un intérêt particulier, ou sils doivent être ceux dun droit spécial, pour faire respecter lintérêt général, ce quon appelle des prérogatives de puissance publique.
Ces prérogatives sont bien connues : pouvoir de décision unilatérale, pouvoirs de police administrative, pouvoir de réquisition, exécution doffice de certaines décisions, etc ...
Parfois qualifiées de dérogations, voire de privilèges, alors même quelles semblent en déclin, ces prérogatives sont lexpression de lintérêt général et ne se limitent pas à de simples règles de fonctionnement des services publics dans un environnement concurrentiel. Mais il faut bien observer, en tout cas, que nombre des prérogatives traditionnelles connaissent une réelle évolution et que leur exercice se trouve aujourdhui davantage contrôlé.
Le ministère de lIntérieur est probablement lendroit où cette évolution est la plus sensible, la plus préoccupante parfois, la plus exemplaire sûrement.
On nimagine pas que les décisions qui y sont prises ne puissent être mises en oeuvre ; on nimagine pas non plus que limpuissance publique puisse y être tolérée. Lordre public dun côté, les libertés publiques et la démocratie de lautre, en pâtiraient gravement.
Lobjet de ces deux journées est de voir ce qui est nécessaire à cette action, ce quil faut maintenir, ce quil faut changer, ce quil faut faire évoluer et ce à quoi, peut-être mais nen abusons pas il faut renoncer.
Jattends beaucoup de ce colloque et de la discussion quil permettra dengager. Son organisation conjointe par lUniversité Paris 1 Panthéon Sorbonne, et par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de lintérieur est riche de promesses : la confrontation du travail des universitaires et de celui des administrateurs nest jamais banale. Que les uns et les autres en soient, à lavance remerciés.
Jattends dabord une réflexion renouvelée sur ce vieux thème de la puissance publique qui est au cur de notre Etat ; je me souviens de Carré de Malberg ou de Georges Burdeau. Jattends une analyse la plus précise et le plus concrète possible des évolutions que connaît la puissance publique ; jattends enfin des pistes de réflexion et des propositions pour, sinon la moderniser, du moins lui rendre une effectivité quelle na parfois plus.
I - Laction de ladministration est diverse : Pourquoi intervient-elle ?
Pourquoi certains actes sont-ils confiés à ladministration et pas dautres ? Sous quelles conditions peut-elle ou doit-elle intervenir ? A quel moment ? Ces questions sont souvent complexes et dailleurs elles ne cessent dévoluer.
Le champ et les modalités de laction administrative sont un beau sujet de réflexion, mais ce nest pas le nôtre aujourdhui. Ce qui nous occupe concerne les moyens dont dispose ladministration, quelle que soit la géographie des compétences de lEtat.
Les deux sujets sont distincts. Il arrive que ladministration agisse dans ses champs de compétence avec des moyens de droit commun cest le cas du contrat et il arrive quelle utilise une de ses prérogatives pour ignorer le marché cest le cas de la réquisition.
Ce qui me semble être le plus important, dans lapproche du présent colloque, est de bien montrer le lien quil y a entre la notion même de puissance publique et les moyens, les prérogatives quelle permet dutiliser.
Cest, en quelque sorte, une réflexion « médiane » sur la puissance publique, non pas une réflexion théorique sur ce quest la puissance publique (Quest-ce que lEtat ? Quest-ce que lintérêt général ?) mais une réflexion sur les moyens et les prérogatives. Elle na de sens, bien entendu, que dans la mesure où elle renvoie à celle sur la puissance publique elle-même, qui est une nécessité.
Cest un discours modeste, pratique, ou technique sur la puissance publique.
Le colloque se présente en fait comme un contrepoint de la réflexion politique contemporaine sur lEtat, lintérêt général ou la sphère publique.
Il ne sagit donc pas de lever les interrogations ni de résoudre les contradictions sur le sens de la puissance publique, mais détudier les moyens de son efficacité. Rien nest pire, en effet, que de revendiquer lexpression de la puissance et de ne pouvoir agir. Est-ce que tous ceux qui font le droit y ont bien réfléchi ?
Ces prérogatives sont, en quelque sorte, lexpression banale, quotidienne de la coercition dont lEtat est le légitime détenteur. Celui-ci est, certes, dun côté, le cadre dorganisation de la communauté nationale, qui aide cette communauté à construire son histoire, ainsi que la forme concrète où sépanouit lEtat de droit, grâce à certaines règles qui simposent aux citoyens et aussi limitent le risque darbitraire de lEtat.
Mais, dun autre côté, lEtat se définit aussi comme le détenteur du monopole de la contrainte légitime. Et il sagit moins de la contrainte elle-même que du pouvoir de lexercer. Les prérogatives publiques qui en sont lexpression symbolisent ce pouvoir de contrainte, en même temps quelles permettent de ne pas y avoir recours, si elles sont acceptées par tous. Comme le disait je crois Burdeau, « lEtat cest lénergie de lidée de droit ».
Il sagit de définir ce qui, dans la loi, est indissociable de la contrainte sauf à ce que la loi ne soit plus la loi, mais une simple pétition de principe, et ce qui dans la contrainte est indissociable de la loi, sauf à ce que la contrainte ne soit plus que la voie de fait.
On voit bien quel est le risque de lexercice des prérogatives de puissance publique.
Cest quelles servent à protéger ladministration en elle-même. Fortes sont, dans toute société, les tentations qui conduisent à soumettre la compétence à celui qui la détient. Toute notre tradition juridique a mis en avant la réflexion sur ce qui distingue la prérogative du bon plaisir, la réquisition du placet, lEtat de droit de la volonté dun seul cest-à-dire de ce que sous la Révolution française, on appelait la tyrannie.
Dans laction de lAdministration regardons ce qui constitue son fondement, son étendue, et comment seffectue son contrôle.
Le fondement, cest le droit positif, cest-à-dire lensemble des normes nationales et internationales librement consenties et acceptées par le peuple.
Létendue, cest la définition des domaines dintervention de ladministration, à peine de voie de fait.
Le contrôle, cest in fine lintervention du juge.
La prérogative de puissance publique cest ce qui dans la loi et par la loi confie la contrainte à celui qui est chargé de la faire respecter. Lorsque la loi dispose, elle dispose également des moyens de sa mise en uvre, moyens dérogatoires, différents par essence même de ce quelle peut créer comme obligations mutuelles à des co-contractants.
Elle est en cela dune part la réalité concrète de la loi, ce qui la rend effective et dautre part le symbole de la reconnaissance mutuelle de la loi, en ce quelle définit les rôles des uns et des autres devant la règle.
De cette double fonction, la loi tire un double usage, celui de fonder la sanction du contrevenant et celui de permettre le respect de sa mise en oeuvre.
Au delà de la sanction, il faut en effet faire respecter la loi. La prérogative de puissance publique est, dans la loi, le moyen, non judiciaire, de son effectivité. Il sagit, lorsque cela est nécessaire, dassurer la continuité de la loi.
On touche là à des sujets difficiles : la sanction du contrevenant, lexécution doffice, la police administrative et la police judiciaire. Ces sujets extrêmement délicats sont évidemment au cur de tout Etat de droit.
On connaît bien les deux extrêmes. Selon la célèbre formule du commissaire du gouvernement ROMIEU, « quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge lautorisation dy envoyer les pompiers » mais on ne peut pas non plus laisser ladministration réprimer elle-même les manquements à ses propres règlements, fussent-ils légaux.
Entre ces deux extrêmes, les difficultés sinstallent. Cest là que les travaux de ce colloque prennent tout leur sens.
Toute collectivité libre tend à exprimer la manière concrète dont la liberté sinscrit dans une organisation sociale, dans un projet collectif, la façon dont la liberté individuelle sarticule avec lintérêt collectif, bref le chemin qui va de lindividu au citoyen. Ce chemin passe nécessairement par une reconnaissance mutuelle et, sinon par labandon des conflits, du moins par linstauration de mécanismes et de procédures où les conflits puissent sexprimer et se résoudre selon des règles acceptées, au regard dun intérêt général reconnu.
La prérogative de puissance publique incarne cette dialectique entre la liberté individuelle, la liberté citoyenne et la liberté souveraine.
Cest un acte qui conduit le citoyen à déléguer au pouvoir la puissance dassurer au mieux la citoyenneté, et partant sa liberté concrète.
II - Force est de constater que ces prérogatives ont changé et que leur exercice est aujourdhui, entravé, mal compris et même difficile.
Leur mise en uvre est difficile et leur fondement juridique parfois obscur.
Les exemples abondent au Ministère de lIntérieur de prérogatives dans laction qui se révèlent impossibles à mettre en oeuvre.
On pourrait citer dabord les situations dans lesquelles lobscurité du fondement juridique ou la complexité des textes peuvent conduire à un exercice par excès des prérogatives de puissance publique. Je pense en particulier aux conditions dintervention des policiers où senchevêtrent des notions juridiques particulièrement complexes sur le contrôle didentité, linterpellation, lurgence, la légitime défense, la mise en danger dautrui, la non assistance à personne en danger, la voie de fait, lutilisation du minimum de violence nécessaire. Toutes ces notions sont certes codifiées et largement commentées, un code de déontologie a été élaboré, mais comment ne pas reconnaître que lemploi de la force est un instrument qui mériterait que ses conditions dexercice soient non seulement soigneusement délimitées, mais également clarifiées.
On pourrait ensuite citer les situations dans lesquelles les textes sont si difficiles à mettre en oeuvre, ou leurs conditions tellement encadrées, de façon parfois formelle, que lexercice des prérogatives de puissance publique pêche par défaut, jusquà conduire à une réelle paralysie administrative. Je pense en particulier à lexécution doffice des décisions de police administrative où les garanties initiales de respect du contradictoire, de notification, de délais, fragilisent incontestablement parfois à lexcès des procédures faites pour faire face à lurgence.
Ces deux journées donneront sans doute de nombreux exemples de ces difficultés.
En réalité, bien sûr, le bon usage des prérogatives est un équilibre vers lequel il faut tendre, équilibre entre lefficacité et les garanties de la loi, équilibre entre les moyens quelle offre et les fins quelle sert.
Le droit positif les encadre, les textes qui les fondent sont parfois multiples, la jurisprudence existe pour définir les limites de leur emploi, le contrôle du juge sexerce, souvent rapidement, et pourtant la légitimité de ces prérogatives est mal comprise, leur mise en uvre est entravée et contestée, les conséquences de la loi aussi bien que du règlement et plus encore de la jurisprudence - conséquences financières notamment - sont mal évaluées. Pour la loi il y a les études dimpact. Pour le reste, rien du tout.
Bref on a parfois limpression dun imposant appareil patiemment construit pour servir de béquille dans lurgence et qui finalement ne marche pas toujours au moment où lon veut sen servir ou dont leffet pratique est bien éloigné du but poursuivi.
Si la pratique est difficile cest que le droit est parfois obscur. Dune part parce que les textes qui fondent ces prérogatives sont souvent anciens, éparpillés dans telle ou telle loi, ou multipliés à lenvi, quitte parfois à devenir incohérents ou contradictoires.
Notre législation est, en effet, marquée, dans les domaines qui nous occupent, par une forme de courte échelle où ladministration fait part dune difficulté quelle rencontre face à létat de la jurisprudence ; le législateur modifie la loi en conséquence ; le juge constitutionnel en vérifie la compatibilité avec les droits fondamentaux ; les préfets appliquent ; les juges contrôlent et définissent à nouveau la jurisprudence qui change à nouveau les conditions daction de ladministration ; et ainsi de suite.
A changer trop, la loi progresse-t-elle vraiment lorsquil sagit des moyens à mettre en uvre pour que son esprit sapplique ?
Il y va notamment du respect de principe dégalité que les prérogatives de puissance publique soient de même application à Pau, à Strasbourg et à Quimper. Le principe dégalité est lexact corollaire de lexigence de contraintes. La contrainte ne peut être acceptée que si non seulement elle napparaît pas, en négatif, comme un moyen dinégalité individuelle de contrainte sélective, mais surtout, en positif, si elle est le moyen dassurer légalité collective.
Il y a au moins trois raisons à ces évolutions trop rapides du droit.
1 - Les transformations de lEtat de droit sont la première. On assiste à une autolimitation de lEtat, classique dans la théorie de lEtat de droit pour protéger les libertés, mais liée aujourdhui à une volonté croissante de responsabiliser laction administrative. Une conception élargie de la légalité et lélargissement du contrôle du juge, la réduction du champ des actes de gouvernement, le renforcement du contrôle de constitutionnalité des lois ou lintégration des sources de droit externe dans la hiérarchie des normes, en sont des signes tangibles. La plus grande transparence devrait présider à la prise de décision, mais cest parfois au point que, de consultation en communication, la conduite dune procédure devient un véritable parcours du combattant.
2 - Linternationalisation croissante de la norme est la deuxième raison. Elle subit, en quelque sorte, un double coup de butoir. Il y a dune part la construction dun espace marchand, dun espace économique dont leffet est de marginaliser, voire de faire disparaître lexception quest la prérogative de puissance publique, en tant quelle est une entrave au marché. Il y a dautre part la construction dun espace des droits de lhomme et des libertés fondamentales qui tend lui aussi à annuler la prérogative de puissance publique, à vérifier en tout cas plus étroitement sa nécessité et sa proportionnalité, en tant quelle porte atteinte à un droit ou à une liberté. mais dans des conditions soustraites à tout contrôle démocratique. Ce nest pas le lieu de sinterroger ici sur le fait de savoir si les droits de lhomme peuvent exister sans la garantie dun Etat de droit, sils sont dissociables de la citoyenneté, bref si le droit nest pas devenu quelque peu schizophrène puisque il semble avoir cessé de sinterroger sur ses conditions de possibilité effective.
3 - Lévolution du rapport à lEtat lui-même et ceci nest pas ses rapports avec cela est la troisième raison des changements quon observe. Lidée se fait jour ici ou là que les citoyens sont en quelque sorte titulaires de droits personnels effectivement opposables à lEtat et que le lien à lEtat exprimé par le droit est une sorte de contrat que le juge doit faire respecter, un contrat social au sens littéral du terme. Le droit ne pourrait simposer à chaque cas, quen tant quil est consenti, et non plus seulement en ce quil serait légitime. Tout se passe comme si une norme juridique navait de portée quen étant contestable au cas par cas et non plus parce quelle définirait des obligations générales. Le droit naurait alors de portée universelle quà la condition de ne pas sappliquer, sauf à être rediscuté à chaque fois. On touche à ce quon a appelé quelquefois abusivement le gouvernement des juges.
III - Jattends, je le disais, beaucoup de ces deux journées.
Tout se passe comme si nous allions, dans ce domaine comme dans dautres, vers ce que jappellerai une légitimité incomprise.
Cest un sentiment paradoxal qui fait quà la fois laction que lon conduit est fondée, juste, vérifiée, contrôlée et pourtant contestée, contrecarrée, condamnée, alors même que sa légitimité devrait la garantir partagée et approuvée.
Bien sûr la légitimité doit simposer, sous le contrôle du juge. Mais nous ne pourrons pas non plus ignorer lincompréhension.
Le légitimité incomprise est probablement le signe des sociétés en crise. Elle nest ni lordre ni le désordre. Elle nest pas non plus entre les deux, car la légitimité sy impose encore à juste titre, au titre de la justice.
Est-elle devenue trop complexe, trop obscure, trop contradictoire, trop floue ?
Nest-elle plus à même dêtre comprise de ceux qui, pourtant, ont accepté de
réduire leur liberté individuelle au seul motif que la norme légitime les protégerait
?
Essayons dy voir clair :
Il est évident quaujourdhui les prérogatives de puissance publique derrière lesquelles sabrite laction de ladministration ont été, pour la plupart, grignotées, entravées, contestées, au point parfois dapparaître comme la « langue morte » de ladministration. Mais il est clair aussi quon demande cependant à ladministration dagir sans attendre, dêtre efficace, dintervenir, bref la quadrature du cercle.
Il faut donc dabord clarifier les moyens dont elle dispose. Il sagit dune véritable mise à jour : quest-ce qui dans lempilement des textes et la hiérarchie des normes est possible et utile à laction ?
Il faut aussi réfléchir à une sorte de mise à jour, en définissant me semble-t-il trois éléments : ce qui doit rester defficacité dans laction publique ; grâce à quels moyens, définis comment ; et sous quel contrôle.
Il ne sagit pas dexiger a priori des moyens exorbitants ni de se réfugier derrière un « droit magique » ; mais plutôt dans un environnement juridique complexe, de dire quelles sont les contraintes, quelles sont les nécessités, quels droits peuvent être limités pour servir quelle finalité, et sous quel type de contrôle.
Le colloque me paraît être loccasion de mettre en lumière une sorte de consensus pragmatique : il y a des situations où tout le monde est daccord pour donner à lexpression de la collectivité des moyens exorbitants pour sauvegarder lintérêt général. Il y a des moments où tout le monde est daccord pour transgresser certains intérêts ou pour en sauvegarder dautres qui paraissent plus essentiels sur léchelle des valeurs.
Je souhaiterais que votre colloque débouche sur des propositions.
Il ne suffit pas de dégager des réflexions abstraites, mais de préciser les moyens de laction. Il est clair que seul le droit, dans ces matières à conflit, peut définir et délimiter les moyens de laction. Il est sans doute impossible denvisager un code des prérogatives de puissance publique ni même un « manuel », mais il est indispensable dy voir clair, et pour deux raisons au moins.
Premièrement, ces règles qui imposent doivent être connues et reconnues, non seulement de celui qui les utilise mais aussi et surtout de celui à qui elles sappliquent. Si la démocratie consiste à remettre sa souveraineté à un représentant, cest en toute connaissance de cause que les moyens de contrainte, cest-à-dire - le cas échéant - defficacité doivent être connus.
Deuxièmement, leur mise en uvre correspond souvent à des situations de crise, durgence ou de conflit. La réponse doit être à la fois rapide et sûre. Ce nest pas au cur de la crise quil faut imaginer ou chercher les solutions juridiques existantes. Il est trop tard.
Cest en fonction de ces attentes que la forme même de ce colloque a été conçue, qui permet déchanger les points de vue de ceux qui pensent la règle (magistrats, universitaires) en réponse au questionnement de ceux qui lont écrite et qui la mettent en oeuvre (ladministration et ici, en particulier, la Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques de ce ministère).
Ladministration a ses règlements, le juge sa jurisprudence et luniversité sa doctrine. Je dirais, pour citer François Rabelais, que cest parfois « chacun sa chacunière ». Or la pratique est que chacun suive et sinspire des évolutions de lautre. On ne peut raisonnablement vouloir une loi et ignorer le préfet qui lappliquera, le policier qui en constatera le manquement et le juge qui sanctionnera.
Il est de lessence même de lEtat de droit que ses moyens de contrainte soient à travers la loi librement consentis.
Rares sont les peuples qui ont la chance de définir eux-mêmes les lois auxquelles ils acceptent de se soumettre. Ce paradoxe était déjà au cur de la prosopopée des lois que prononçait Socrate en refusant de fuir sa condamnation. Paul Ricoeur lénonce autrement : « Telle est dès lors la question : Comment faire sortir un lien hiérarchique donc vertical dun lien réciproque, naturel , horizontal ? Comment faire sortir lautorité du vouloir-vivre ensemble ? Cest cela léquation fondamentale du politique ». Mais au fond nest ce pas là revenir à la source de la démocratie républicaine qui fait de la loi lexpression de la volonté générale ? Cest supposer celle ci éclairée par le débat républicain entre citoyens formés à penser par eux-mêmes. Quand ces notions fondatrices sont mises en doute ; la loi nexprime plus rien quune légitimité impuissante.
Je me demande si le bon sens ne consisterait pas à douter du doute lui-même. Plutôt que de rechercher entre ciel et terre les racines dune nouvelle et improbable légitimité, ne convient-il pas de rénover la légitimité républicaine ?
Cest dans ce sens que votre réflexion éclairera les graves questions que nous venons dévoquer. Jattends avec beaucoup dintérêt le résultat de vos échanges.
(Source http://www.interieur.gouv.fr)