Texte intégral
Monsieur le Maire, Cher Christof Eichert,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Je suis à la fois très honoré et très heureux de cette occasion qui nous est offerte, une nouvelle fois, de nous rencontrer, ici à Ludwigsburg, dans cette ville qui occupe une place si spéciale dans les relations entre la France et l'Allemagne, cette ville jumelée depuis plus de cinquante ans avec Montbéliard, dont je suis par ailleurs un élu : c'est là le plus ancien jumelage franco-allemand, que nous avons célébré ici même il y a quelques mois.
Je remercie donc tout particulièrement mon ami Christof Eichert, maire de Ludwigsburg, dont je connais et apprécie les efforts incessants et inlassables au service de l'amitié entre nos deux pays et ces deux villes, de m'avoir invité aujourd'hui.
Je suis également particulièrement heureux de pouvoir m'exprimer, en Allemagne, quelques semaines après la fin de la Présidence française, et donc avec une plus grande liberté, si je puis dire, sur l'état de l'Union européenne, après ces six mois denses, difficiles, qui se sont conclus au Conseil européen de Nice par un nouveau traité. Au delà de ce nécessaire retour sur un passé très récent -d'autant plus nécessaire que sa lecture n'a pas toujours été très flatteuse ni, je le crois, très juste-, je considère qu'il est également vital pour l'Europe de commencer dès à présent à dessiner quelques pistes pour le moyen et le long terme, pour l'Europe à trente qui sera celle des prochaines décennies.
Et bien sûr, chers amis, il nous faut également, au lendemain de la très importante rencontre de Strasbourg entre le chancelier fédéral, Gerhard Schröder, le Président et le Premier ministre français, Jacques Chirac et Lionel Jospin, accompagnés des deux ministres des affaires étrangères, réfléchir à la place que la relation franco-allemande doit conserver, ou peut-être retrouver, dans l'Europe de demain, et il n'est pas de meilleur endroit que Ludwigsburg pour cela.
1/ Je crois, tout d'abord, nécessaire d'effectuer un bref retour sur les six mois de Présidence française et sur le traité de Nice
Mon propos n'est pas de me livrer, a posteriori, à une plaidoirie pro domo, à une condamnation indifférenciée des détracteurs de la Présidence française. Pour autant, les enjeux du Conseil européen de Nice étaient tels, de même que la nature de la plupart des commentaires qui en ont été faits, qu'il me parait indispensable de re-situer ce qui a été accompli.
Je passerai très rapidement, justement parce que je ne crois pas nécessaire de s'y appesantir, sur les multiples résultats concrets auxquels l'Union européenne est parvenue, pendant la présidence française, dans de nombreux domaines, de la sécurité alimentaire à la culture et à l'éducation, en passant par l'Europe sociale, la fiscalité, ou encore le sport. Nous y reviendrons peut-être pendant notre débat, mais je veux seulement souligner que je suis heureux et fier que nous ayons pu - parce que c'était tout simplement notre responsabilité de Président - faire avancer l'Europe, avec des mesures qui concernent nos concitoyens dans leur vie quotidienne.
Que les choses soient claires, je ne présente pas ces acquis pour contrebalancer un volet institutionnel de la Présidence, en l'occurrence le projet de traité de Nice, qui aurait été décevant.
Mais il était nécessaire, comme nous l'avions dit dès le début, de démontrer pendant ces six mois, après les acquis des présidences précédentes, que l'Union européenne était en mesure, concrètement, de répondre aux besoins concrets de ses habitants, et non pas seulement de s'occuper des grandes questions politiques et institutionnelles. Je suis heureux de constater que tel a été le cas et que cet effort est aujourd'hui poursuivi par nos amis suédois, par exemple en matière d'environnement.
J'en viens maintenant au traité de Nice et aux multiples commentaires dont il a été l'objet. Je dirai quelques choses simples :
- Tout d'abord, nous devons tous nous réjouir qu'un accord ait été trouvé à Nice, entre les Quinze, sur les questions institutionnelles importantes qui n'avaient pas pu être réglées à Amsterdam en 1997.
Peut-être l'expression de "reliquats" d'Amsterdam, que nous avons employée pendant trois ans, a-t-elle pu abuser en laissant croire qu'il ne s'agissait que de questions mineures, subalternes, en petit nombre et, finalement, faciles à régler. Il faut également dire que le débat sur le supposé manque d'ambition de cette réforme institutionnelle a également contribué à réduire, dans l'esprit de beaucoup, l'enjeu des questions à régler. Face aux commentateurs regrettant que l'on ne remette pas toutes les institutions à plat, nous avions souligné, dès le début, le caractère artificiel de ce débat.
Or, il ne fallait pas s'y tromper. Si la France, avec d'autres, a dit dès 1997 que, faute d'un accord sur ces questions - la Commission, le vote à la majorité qualifiée et son corollaire, la repondération des voix au sein du Conseil -, l'élargissement à l'Europe centrale et orientale ne pourrait se faire, c'est bien parce que ces questions étaient cruciales et difficiles à résoudre.
C'est donc en soi une grande réussite -dont il faut créditer tous les Etats membres- que d'être parvenu à un accord. Et il fallait être bien optimiste, ou même carrément naïf, pour penser que cet accord, si jamais on y parvenait, serait obtenu sans heurts, sans difficultés, sans efforts ni débats vifs. Quand l'on touche au coeur de la mécanique communautaire, à la place de chacun au sein du système, au poids et au pouvoir des Nations, il est normal que les discussions soient serrées.
- Le corollaire de ce premier point, c'est le fait qu'un accord à Nice était vital pour la poursuite du processus d'élargissement. Après l'échec d'Amsterdam, un autre faux pas aurait été catastrophique pour nos amis d'Europe centrale et orientale. Il aurait signifié un report de plusieurs années des premières adhésions, avec les conséquences que l'on peut imaginer sur les équilibres politiques et sociaux de certains d'entre eux, dont les structures demeurent fragiles.
Les réactions que ces mêmes pays ont manifesté après le succès de Nice prouvent, d'ailleurs, que ces pays ont bien perçu que Nice marquait une étape décisive vers le mouvement historique d'unification d'une Europe démocratique et en paix. C'est bien là, tout simplement, si j'ose dire, le but même que s'étaient fixés les pères fondateurs de l'Europe -Français et Allemands-, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
- J'en viens maintenant au contenu même de l'accord, qui a suscité de nombreuses critiques. En m'efforçant à l'objectivité, et avec le recul des quelques semaines écoulées depuis Nice, après avoir été au coeur de la négociation, je pense que nous sommes parvenus à un très bon accord sur deux points et à un accord correct, mais qui peut effectivement susciter quelques "bémols", sur deux autres points.
Je m'explique, en m'efforçant de ne pas devenir trop technique !
Je considère tout d'abord que l'accord auquel les Etats membres sont parvenus pour rendre plus facile et plus fréquent le recours aux coopérations renforcées -c'est à dire la possibilité pour quelques Etats membres d'aller de l'avant dans un domaine particulier, alors même que tous les autres ne peuvent ou ne souhaitent pas le faire- est un progrès majeur, même s'il n'a pas été assez souligné. Il donnera à une Union plus large et moins homogène un élément de souplesse crucial, dont des pays comme la France et l'Allemagne devront tirer profit, pour donner à l'Union la force motrice indispensable.
Le deuxième point où je considère que nous sommes parvenus à un bon accord constructif est celui de la repondération des voix au sein du Conseil. Il était nécessaire, pour des raisons de logique politique et démocratique, de rééquilibrer le poids de chacun, afin d'éviter à l'avenir des situations où quelques Etats représentant des populations importantes - dont nos deux pays- auraient pu être mis en minorité par un ensemble d'Etats représentant beaucoup moins d'habitants. Nos concitoyens ne l'auraient pas compris, et c'est toute la logique du processus de décision européen qui aurait été remise en cause, alors que c'est précisément dans ce domaine que nous devons, ensemble, travailler à donner plus de légitimité à l'action européenne.
Restent les deux points qui ont suscité le plus de commentaires, sur lesquels une vision équilibrée des choses est difficile. Sur la maîtrise du nombre de commissaires, je ne cacherai pas que la France, avec d'autres, dont l'Allemagne, aurait souhaité un effort plus net. Pour autant, le progrès est là: cinq Etats, dont les deux nôtres, ont renoncé à leur second commissaire et le consensus a été entériné sur la nécessité de ne pas dépasser un maximum de 27 Commissaires.
S'agissant, enfin, du point capital de l'extension du recours au vote à la majorité qualifiée, dont dépendra en large partie la capacité d'une Union comptant presque deux fois plus de membres qu'aujourd'hui de prendre des décisions, je dirai également que nous aurions souhaité un effort plus audacieux dans quelques domaines importants, comme la fiscalité. Mais là aussi, ne laissons pas de place à la caricature, quand l'on constate que plusieurs dizaines de domaines, pour lesquels l'unanimité était jusqu'à présent requise, seront désormais soumis à la règle de la majorité. L'Europe pourra ainsi avancer, et décider de manière plus efficace et plus démocratique.
Au total, le traité de Nice est un traité utile, qui ouvre la voie à l'élargissement à l'Est dans une Europe qui ne perdra pas -au contraire- sa capacité de prendre des décisions et de conduire des projets ambitieux. Ce n'est pas tant la Présidence française qui peut en afficher une quelconque fierté mais bien, collectivement, les quinze Etats membres.
J'en termine d'un mot sur la Présidence française. Au delà des commentaires qui ont pu fleurir ici ou là, et qui ne font souvent que refléter les stéréotypes dont chacun ne parvient pas à se débarrasser à l'égard de l'autre, je crois que ces exercices semestriels, et l'attention excessive, voire la dramatisation, qu'ils suscitent, montrent bien, par eux-mêmes, que ce système de présidence tournante semestrielle, trop brève, n'est plus toujours très satisfaisant : dans une Europe à trente, chaque pays n'exercerait ainsi sa Présidence pour six mois que tous les quinze ans! Je crois que c'est l'un des points sur lesquels notre réflexion va devoir s'exercer sur l'Europe de demain.
2/ J'en viens en effet à mon second point : la nécessité d'engager la réflexion sur l'après-Nice, l'Europe de demain
Il va de soi que, malgré les réelles avancées que je viens d'évoquer, le traité de Nice ne répond pas à toutes les questions et à tous les enjeux de l'Europe de demain, cette Europe à trente des prochaines décennies. Tel n'était pas d'ailleurs -je vous l'ai rappelé- son objet.
Il nous faut donc, dès maintenant, entamer cette réflexion, qui sera ponctuée, en décembre prochain, par la déclaration que fera le Conseil européen de Laeken, en Belgique, puis par une nouvelle conférence intergouvernementale en 2004.
L'enjeu est à la fois simple et immense: comment bâtir l'Europe future, unifiée, démocratique et en paix ? Je le diviserai en trois interrogations centrales : l'Europe réunifiée, pourquoi ? L'Europe réunifiée, jusqu'où ? L'Europe réunifiée, comment ?
- La première interrogation est simplement celle de la raison d'être de la construction européenne au XXIème siècle.
Il est clair qu'après une période où les enjeux étaient relativement clairs -bâtir la paix en Europe de l'ouest, après deux conflits mondiaux, grâce à l'intégration économique-, la fin - heureuse - de la division artificielle du continent, conjuguée à l'aboutissement - heureux lui aussi - de l'Union économique et monétaire, avec l'avènement de l'euro, nous oblige à redéfinir la raison d'être de l'Union européenne. Nos concitoyens sont d'ailleurs les premiers à exprimer des doutes et à réclamer, avec raison, plus de sens pour l'Europe.
Je me contenterai aujourd'hui d'ébaucher quelques pistes de réflexion, à partir d'une conviction profonde: nous devons poursuivre l'intégration européenne, autour d'un projet qui peut se décliner en une ambition économique, au service de la croissance et de l'emploi, une ambition politique forte, au service de la paix, et une ambition citoyenne fondée sur nos valeurs communes.
- En premier lieu, l'avènement de l'euro ne doit pas nous amener à croire que le chapitre économique de la construction économique est clos. Tout d'abord parce que nous devons assurer le succès de l'euro, dont l'entrée en vigueur effective, à partir du 1er janvier prochain, sera un moment important pour nos économies, mais avant tout pour nos concitoyens. Ensuite parce que l'intégration économique doit encore s'affermir, afin de sécuriser la croissance européenne et de poursuivre le retour à une société de plein emploi dans toute l'Europe.
Il s'agit bien, pour nous, de défendre le modèle européen de développement économique et social, qui allie, comme nulle part ailleurs dans le monde, la performance économique et le souci permanent du progrès social et de la cohésion de nos sociétés.
- La deuxième ambition est que l'Europe puisse disposer d'un poids politique sur la scène internationale qui soit à la mesure de sa puissance économique. Nous avons beaucoup avancé dans cette direction, notamment grâce au travail réalisé entre la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne et qui a abouti, en décembre dernier, à la mise en place d'une réelle capacité européenne autonome de défense, avec la constitution d'une force de réaction rapide.
Ainsi, nous sommes mieux en mesure d'assumer ce "besoin d'Europe" qui est ressenti sur le Continent, comme on l'a encore vu lors du conflit du Kosovo. L'Union doit être en mesure d'intervenir rapidement dans la résolution des crises régionales, sans se placer dans une fausse problématique par rapport à nos engagements atlantiques, qu'il ne s'agit aucunement de remettre en cause. Il s'agit seulement de poursuivre l'oeuvre de paix sur notre continent qu'est, depuis l'origine -je l'ai dit- la construction européenne.
- Troisième raison d'être de cette grande Europe du futur, ce que j'appelle l'Europe des citoyens, c'est-à-dire une Europe qui acquière sa légitimité aux yeux de ses habitants en s'appuyant sur les valeurs qui nous sont communes et en répondant aux aspirations quotidiennes de chacun : non plus seulement une brillante construction technocratique, mais un projet collectif cohérent.
Je ne rentrerai pas dans le détail, mais je crois que les Quinze ont commencé, en 2000, à dessiner les contours d'une telle Europe citoyenne. Sur le plan des valeurs, la signature de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne représente une avancée politique majeure et très prometteuse, car ce texte novateur et riche codifie de façon solennelle, pour la première fois, le socle des valeurs communes des Européens, ce qui fonde notre "vouloir vivre ensemble".
Dans le champ du concret, j'ai cité quelques domaines dans lesquels l'Europe avait progressé ; il nous faut poursuivre ce travail, pour démontrer aux Européens que la construction européenne n'est pas synonyme de réglementations abusives et intempestives, mais de réalisations concrètes et utiles à leur vie de tous les jours.
- Le deuxième grand champ de réflexion qui s'ouvre à nous est celui des limites de l'Europe.
Certes, notre premier devoir pour les prochaines années est de mener à bien l'élargissement actuellement en cours, avec les douze candidats en phase de négociation. Il s'agit de l'enjeu majeur, sans conteste, pour notre avenir proche, maintenant que l'hypothèque institutionnelle a été levée grâce au traité de Nice.
Vous savez que l'actuelle Présidence suédoise en fait, avec raison, l'une de ses trois priorités. Vous pouvez compter sur la détermination de la France pour faire avancer au mieux, avec ses partenaires, les négociations d'adhésion. L'élargissement est bien une chance pour l'Europe et nous devons tous la saisir.
Mais nous devons porter notre réflexion, dès à présent, sur l'après-élargissement, c'est à dire sur la question des frontières de l'Europe. Je suis en effet convaincu qu'une partie des interrogations de nos concitoyens à l'égard de la construction européenne vient de l'incertitude sur les frontières ultimes de l'Union, de cette impression d'un espace en perpétuelle expansion. Nous ne pourrons pas éluder éternellement cette question, certes excessivement délicate et complexe.
Je ne vous étonnerai pas en vous disant que je ne la trancherai pas aujourd'hui. Je souhaite simplement évoquer les deux régions principales sur lesquelles nous devrons porter notre réflexion.
Tout d'abord, il y a la région des Balkans occidentaux, c'est-à-dire les pays issus de l'Ex-Yougoslavie - à l'exception de la Slovénie, bien sûr, qui est déjà candidate - et l'Albanie. Il me parait important de souligner, à ce stade, que nous devons offrir clairement à ces pays la perspective de l'élargissement. Nous devons leur dire que leur place, y compris pour la RFY maintenant qu'elle a réintégré le monde de la démocratie, est au sein de l'Union européenne élargie de demain, ou peut-être d'après-demain.
Ceci m'amène à redire avec force - car cela vaudra un jour pour la Bosnie-Herzegovine et l'Albanie comme pour la Turquie, qui a déjà le statut de candidat et qui pose par ailleurs quelques problèmes spécifiques - que les critères religieux ne doivent être en aucun cas un obstacle sur la voie de l'intégration européenne.
La deuxième grande question est évidemment celle des frontières orientales de l'Europe. Là non plus, je ne vous indiquerai pas aujourd'hui, en traçant une ligne sur une carte, où devra s'arrêter l'Europe unie. Il faudra aborder cette question avec soin et prudence, qu'il s'agisse des "marches" occidentales de l'ancienne Union soviétique - la Biélorussie, l'Ukraine, la Moldavie -, pour qui l'adhésion de leurs voisins baltes, polonais ou hongrois ne pourra qu'accroître la tentation de rejoindre l'Union, ou de la Russie elle même. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que le débat existe en Russie comme il existe dans nos pays. Sans apporter bien sûr un début de réponse aujourd'hui, je souhaite simplement souligner qu'à mon sens, et en tout état de cause, la stabilité de la Russie est essentielle à la stabilité de l'Europe. Une relation spéciale et forte devra être, de tout façon, bâtie de façon durable entre l'Union et Moscou.
- Le troisième défi sur lequel nous devons travailler est celui des conditions de fonctionnement de l'Europe future.
J'ai évoqué en commençant les réformes auxquelles nous sommes parvenus à Nice. Elles permettront à l'Europe de fonctionner au cours des prochaines années, au fur et à mesure de l'adhésion des actuels candidats. Mais il est clair que nous n'avons pas -volontairement- répondu à toutes les questions et que les pistes d'une réforme plus globale et plus ambitieuse doivent être aujourd'hui explorées, avec, comme pour la question de la raison d'être de la construction européenne et celle des frontières, l'ambition de dessiner un schéma durable pour de l'Europe élargie et pour son gouvernement.
Trois grandes pistes devront, selon moi, être explorées.
Tout d'abord, la place de l'échelon européen par rapport aux échelons national et local devra être définie avec une plus grande clarté et une plus grande simplicité. Cette question de "qui fait quoi" en Europe, que certains préfèrent appeler la "subsidiarité", sera de plus en plus incontournable. Elle devra être abordée, selon moi, avec le souci de poursuivre le mouvement d'intégration là où il s'avère souhaitable - en fonction des objectifs que nous nous fixons collectivement -, c'est à dire sans dogmatisme, sans crainte d'une fuite en avant "fédéraliste", sans tentation non plus d'un repli frileux vers une sorte de "service minimum européen".
L'autre souci devra être celui de la clarté et de la simplicité de la règle du jeu, tant il est vrai, là aussi, que c'est la complexité des règles actuelles qui est à l'origine de certains doutes ou interrogations à l'égard de la construction européenne.
- La deuxième piste est celle de la gouvernance de l'Europe, c'est-à-dire de l'évolution de son mode de fonctionnement vers plus de transparence, d'efficacité, de démocratie. Nous devrons réfléchir à l'exercice de la fonction exécutive au sein de l'Union, avec comme ambition un système qui préserve l'équilibre entre l'Union et les Etats, tout en faisant face aux défis d'une Union à trente.
Ainsi, pour renforcer le modèle communautaire, il faudrait selon moi rehausser politiquement les trois composantes du triangle institutionnel.
La Commission, véritable aiguillon vers l'intégration et expression des intérêts de l'Union, pourrait être plus légitime et mieux incarnée si son président était un jour l'émanation des élections au Parlement européen.
Le Conseil, lieu où se noue la synergie entre les Etats membres de l'Union, devrait, quant à lui, recouvrer pleinement son rôle de préparation des Conseils européens, par exemple grâce à la mise en place d'un Conseil permanent de ministres spécialisés en matière européenne qui gérerait, en interface avec la Commission, les affaires courantes, et qui délesterait ainsi le Conseil Affaires étrangères, de plus en plus mobilisé à l'avenir par la PESC et la Défense. Le Conseil pourrait également, de cette manière, mieux jouer son rôle de "Bundesrat" de l'Union européenne.
Enfin, pour donner à l'ensemble une véritable cohérence, il faudrait également renforcer le poids et la responsabilité politique du Parlement européen, en réformant le mode d'élection de ses membres, - avec un système électoral uniforme, combinant la représentation proportionnelle et la proximité géographique avec les électeurs -, mais aussi en imaginant un droit de dissolution en cas de crise politique avec la Commission ou le Conseil.
- Enfin, la troisième piste sera celle du nécessaire compromis entre la taille de l'Union - et sa nouvelle hétérogénéité - et la volonté de certains des Etats membres de continuer à aller de l'avant. Les coopérations renforcées sont une première réponse à ce défi. Mais nous devons poursuivre plus avant la réflexion, sans a priori ou tabou, autour des notions d'avant-garde, de cercles concentriques, de "centre de gravité" ou encore de "groupe pionnier", avec le souci, quelle que soit l'image géométrique ou spatiale utilisée, de réussir à concilier souplesse et cohérence.
Quant à savoir si cette évolution institutionnelle devra être parachevée par un texte de nature constitutionnelle, il me semble que cette question mérite d'être posée dans sa complexité.
Il ne suffirait pas, en effet, de baptiser Constitution un nouveau traité sur les institutions pour avoir résolu le problème de l'architecture européenne. Un tel texte n'aurait de sens que s'il était l'aboutissement logique d'une réforme profonde. C'est en effet un acte fondamental, d'une grande portée politique, qui traduirait solennellement un projet commun.
Pour ma part, j'aborde cette question sans tabou : la perspective d'une Constitution européenne dont la Charte des Droits fondamentaux constituerait le préambule, peut, selon moi, être le terme du processus de réflexion sur l'avenir de l'Europe qui s'ouvre.
3/ Ces débats essentiels pour l'avenir de l'Europe - ce sera ma conclusion - doivent reposer sur une relation franco-allemande revivifiée.
Je souhaite bien sûr saisir l'occasion de cette rencontre amicale, ici à Ludwigsburg, pour redire toute ma confiance dans la force de la relation franco-allemande. Et nous en aurons besoin pour faire face aux défis des prochaines années que je viens d'esquisser !
Bien sûr, au delà de ce souhait, il nous faut regarder en face les éventuels signes de faiblesse qui pourraient apparaître dans le moteur franco-allemand. Je sais bien que le débat sur l'essoufflement de la relation entre nos deux pays est un thème récurrent, un sujet favori de certains commentateurs. Je sais bien, également, que les nostalgiques d'un "âge d'or" du couple franco-allemand oublient un peu vite - mais c'est le propre de la nostalgie - que, depuis cinquante ans, notre relation n'a jamais été exempte de différences et de divergences, mais que celles-ci ont toujours été dépassées pour faire avancer l'Europe, de la CECA à l'euro.
Pour autant, je ne cacherai pas aujourd'hui que nous devons faire preuve d'une certaine vigilance. Le travail de rapprochement mené entre nos deux pays depuis 1997-98, avec notamment les rencontres de Rambouillet et de Mayence, l'année dernière, a permis de tracer les voies d'un travail en commun efficace, ce qui était nécessaire après les changements considérables de la décennie 90, en Allemagne comme en France. Nos deux pays avaient évolué, il nous fallait en tirer les leçons, et ne pas se réfugier, justement, dans je ne sais quelle nostalgie.
Je constate aujourd'hui que ce travail doit être approfondi, qu'il est encore inachevé, car certains malentendus, certaines craintes sont réapparues, notamment lors de la discussion sur le Traité de Nice, qui ne devraient plus avoir lieu d'être. Il est donc urgent de reprendre, à tous les niveaux, un dialogue franco-allemand intense, comme cela vient d'être le cas hier même à Strasbourg. Nous en sommes tous conscients, il n'y a pas d'alternative au couple franco-allemand : la tentation du "chacun pour soi" serait dangereuse, et aucun axe de substitution n'est possible pour l'Europe. C'est la leçon que nous ont léguée les pères fondateurs de notre Europe.
Adaptons donc ce message aux temps présents, sans nostalgie ni naïveté, mais aussi sans la moindre timidité. Soyons à la hauteur des enjeux de la période historique que nous vivons, celle de la réunification de l'Europe et de son affirmation dans le monde, soyons aussi à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres. Retrouvons ensemble, les moyens d'avancer ensemble pour le plus grand bien de l'Europe.
Surtout, et ce sera mon dernier mot, ce renforcement de la relation franco-allemande, pour être réel et efficace, ne devra pas être l'apanage des gouvernements mais reposer sur les multiples liens et réseaux qui existent entre nos deux pays.
Dans ce cadre, le rôle des collectivités locales et de leurs élus, qui sont nombreux aujourd'hui ici-même, sera déterminant, de même, plus généralement que celui des sociétés civiles. Je ne peux donc que vous encourager à poursuivre votre travail au service de l'amitié entre nos deux pays, et au service de l'Europe.
Chers amis de Ludwigsburg, je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 février 2001)
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Je suis à la fois très honoré et très heureux de cette occasion qui nous est offerte, une nouvelle fois, de nous rencontrer, ici à Ludwigsburg, dans cette ville qui occupe une place si spéciale dans les relations entre la France et l'Allemagne, cette ville jumelée depuis plus de cinquante ans avec Montbéliard, dont je suis par ailleurs un élu : c'est là le plus ancien jumelage franco-allemand, que nous avons célébré ici même il y a quelques mois.
Je remercie donc tout particulièrement mon ami Christof Eichert, maire de Ludwigsburg, dont je connais et apprécie les efforts incessants et inlassables au service de l'amitié entre nos deux pays et ces deux villes, de m'avoir invité aujourd'hui.
Je suis également particulièrement heureux de pouvoir m'exprimer, en Allemagne, quelques semaines après la fin de la Présidence française, et donc avec une plus grande liberté, si je puis dire, sur l'état de l'Union européenne, après ces six mois denses, difficiles, qui se sont conclus au Conseil européen de Nice par un nouveau traité. Au delà de ce nécessaire retour sur un passé très récent -d'autant plus nécessaire que sa lecture n'a pas toujours été très flatteuse ni, je le crois, très juste-, je considère qu'il est également vital pour l'Europe de commencer dès à présent à dessiner quelques pistes pour le moyen et le long terme, pour l'Europe à trente qui sera celle des prochaines décennies.
Et bien sûr, chers amis, il nous faut également, au lendemain de la très importante rencontre de Strasbourg entre le chancelier fédéral, Gerhard Schröder, le Président et le Premier ministre français, Jacques Chirac et Lionel Jospin, accompagnés des deux ministres des affaires étrangères, réfléchir à la place que la relation franco-allemande doit conserver, ou peut-être retrouver, dans l'Europe de demain, et il n'est pas de meilleur endroit que Ludwigsburg pour cela.
1/ Je crois, tout d'abord, nécessaire d'effectuer un bref retour sur les six mois de Présidence française et sur le traité de Nice
Mon propos n'est pas de me livrer, a posteriori, à une plaidoirie pro domo, à une condamnation indifférenciée des détracteurs de la Présidence française. Pour autant, les enjeux du Conseil européen de Nice étaient tels, de même que la nature de la plupart des commentaires qui en ont été faits, qu'il me parait indispensable de re-situer ce qui a été accompli.
Je passerai très rapidement, justement parce que je ne crois pas nécessaire de s'y appesantir, sur les multiples résultats concrets auxquels l'Union européenne est parvenue, pendant la présidence française, dans de nombreux domaines, de la sécurité alimentaire à la culture et à l'éducation, en passant par l'Europe sociale, la fiscalité, ou encore le sport. Nous y reviendrons peut-être pendant notre débat, mais je veux seulement souligner que je suis heureux et fier que nous ayons pu - parce que c'était tout simplement notre responsabilité de Président - faire avancer l'Europe, avec des mesures qui concernent nos concitoyens dans leur vie quotidienne.
Que les choses soient claires, je ne présente pas ces acquis pour contrebalancer un volet institutionnel de la Présidence, en l'occurrence le projet de traité de Nice, qui aurait été décevant.
Mais il était nécessaire, comme nous l'avions dit dès le début, de démontrer pendant ces six mois, après les acquis des présidences précédentes, que l'Union européenne était en mesure, concrètement, de répondre aux besoins concrets de ses habitants, et non pas seulement de s'occuper des grandes questions politiques et institutionnelles. Je suis heureux de constater que tel a été le cas et que cet effort est aujourd'hui poursuivi par nos amis suédois, par exemple en matière d'environnement.
J'en viens maintenant au traité de Nice et aux multiples commentaires dont il a été l'objet. Je dirai quelques choses simples :
- Tout d'abord, nous devons tous nous réjouir qu'un accord ait été trouvé à Nice, entre les Quinze, sur les questions institutionnelles importantes qui n'avaient pas pu être réglées à Amsterdam en 1997.
Peut-être l'expression de "reliquats" d'Amsterdam, que nous avons employée pendant trois ans, a-t-elle pu abuser en laissant croire qu'il ne s'agissait que de questions mineures, subalternes, en petit nombre et, finalement, faciles à régler. Il faut également dire que le débat sur le supposé manque d'ambition de cette réforme institutionnelle a également contribué à réduire, dans l'esprit de beaucoup, l'enjeu des questions à régler. Face aux commentateurs regrettant que l'on ne remette pas toutes les institutions à plat, nous avions souligné, dès le début, le caractère artificiel de ce débat.
Or, il ne fallait pas s'y tromper. Si la France, avec d'autres, a dit dès 1997 que, faute d'un accord sur ces questions - la Commission, le vote à la majorité qualifiée et son corollaire, la repondération des voix au sein du Conseil -, l'élargissement à l'Europe centrale et orientale ne pourrait se faire, c'est bien parce que ces questions étaient cruciales et difficiles à résoudre.
C'est donc en soi une grande réussite -dont il faut créditer tous les Etats membres- que d'être parvenu à un accord. Et il fallait être bien optimiste, ou même carrément naïf, pour penser que cet accord, si jamais on y parvenait, serait obtenu sans heurts, sans difficultés, sans efforts ni débats vifs. Quand l'on touche au coeur de la mécanique communautaire, à la place de chacun au sein du système, au poids et au pouvoir des Nations, il est normal que les discussions soient serrées.
- Le corollaire de ce premier point, c'est le fait qu'un accord à Nice était vital pour la poursuite du processus d'élargissement. Après l'échec d'Amsterdam, un autre faux pas aurait été catastrophique pour nos amis d'Europe centrale et orientale. Il aurait signifié un report de plusieurs années des premières adhésions, avec les conséquences que l'on peut imaginer sur les équilibres politiques et sociaux de certains d'entre eux, dont les structures demeurent fragiles.
Les réactions que ces mêmes pays ont manifesté après le succès de Nice prouvent, d'ailleurs, que ces pays ont bien perçu que Nice marquait une étape décisive vers le mouvement historique d'unification d'une Europe démocratique et en paix. C'est bien là, tout simplement, si j'ose dire, le but même que s'étaient fixés les pères fondateurs de l'Europe -Français et Allemands-, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
- J'en viens maintenant au contenu même de l'accord, qui a suscité de nombreuses critiques. En m'efforçant à l'objectivité, et avec le recul des quelques semaines écoulées depuis Nice, après avoir été au coeur de la négociation, je pense que nous sommes parvenus à un très bon accord sur deux points et à un accord correct, mais qui peut effectivement susciter quelques "bémols", sur deux autres points.
Je m'explique, en m'efforçant de ne pas devenir trop technique !
Je considère tout d'abord que l'accord auquel les Etats membres sont parvenus pour rendre plus facile et plus fréquent le recours aux coopérations renforcées -c'est à dire la possibilité pour quelques Etats membres d'aller de l'avant dans un domaine particulier, alors même que tous les autres ne peuvent ou ne souhaitent pas le faire- est un progrès majeur, même s'il n'a pas été assez souligné. Il donnera à une Union plus large et moins homogène un élément de souplesse crucial, dont des pays comme la France et l'Allemagne devront tirer profit, pour donner à l'Union la force motrice indispensable.
Le deuxième point où je considère que nous sommes parvenus à un bon accord constructif est celui de la repondération des voix au sein du Conseil. Il était nécessaire, pour des raisons de logique politique et démocratique, de rééquilibrer le poids de chacun, afin d'éviter à l'avenir des situations où quelques Etats représentant des populations importantes - dont nos deux pays- auraient pu être mis en minorité par un ensemble d'Etats représentant beaucoup moins d'habitants. Nos concitoyens ne l'auraient pas compris, et c'est toute la logique du processus de décision européen qui aurait été remise en cause, alors que c'est précisément dans ce domaine que nous devons, ensemble, travailler à donner plus de légitimité à l'action européenne.
Restent les deux points qui ont suscité le plus de commentaires, sur lesquels une vision équilibrée des choses est difficile. Sur la maîtrise du nombre de commissaires, je ne cacherai pas que la France, avec d'autres, dont l'Allemagne, aurait souhaité un effort plus net. Pour autant, le progrès est là: cinq Etats, dont les deux nôtres, ont renoncé à leur second commissaire et le consensus a été entériné sur la nécessité de ne pas dépasser un maximum de 27 Commissaires.
S'agissant, enfin, du point capital de l'extension du recours au vote à la majorité qualifiée, dont dépendra en large partie la capacité d'une Union comptant presque deux fois plus de membres qu'aujourd'hui de prendre des décisions, je dirai également que nous aurions souhaité un effort plus audacieux dans quelques domaines importants, comme la fiscalité. Mais là aussi, ne laissons pas de place à la caricature, quand l'on constate que plusieurs dizaines de domaines, pour lesquels l'unanimité était jusqu'à présent requise, seront désormais soumis à la règle de la majorité. L'Europe pourra ainsi avancer, et décider de manière plus efficace et plus démocratique.
Au total, le traité de Nice est un traité utile, qui ouvre la voie à l'élargissement à l'Est dans une Europe qui ne perdra pas -au contraire- sa capacité de prendre des décisions et de conduire des projets ambitieux. Ce n'est pas tant la Présidence française qui peut en afficher une quelconque fierté mais bien, collectivement, les quinze Etats membres.
J'en termine d'un mot sur la Présidence française. Au delà des commentaires qui ont pu fleurir ici ou là, et qui ne font souvent que refléter les stéréotypes dont chacun ne parvient pas à se débarrasser à l'égard de l'autre, je crois que ces exercices semestriels, et l'attention excessive, voire la dramatisation, qu'ils suscitent, montrent bien, par eux-mêmes, que ce système de présidence tournante semestrielle, trop brève, n'est plus toujours très satisfaisant : dans une Europe à trente, chaque pays n'exercerait ainsi sa Présidence pour six mois que tous les quinze ans! Je crois que c'est l'un des points sur lesquels notre réflexion va devoir s'exercer sur l'Europe de demain.
2/ J'en viens en effet à mon second point : la nécessité d'engager la réflexion sur l'après-Nice, l'Europe de demain
Il va de soi que, malgré les réelles avancées que je viens d'évoquer, le traité de Nice ne répond pas à toutes les questions et à tous les enjeux de l'Europe de demain, cette Europe à trente des prochaines décennies. Tel n'était pas d'ailleurs -je vous l'ai rappelé- son objet.
Il nous faut donc, dès maintenant, entamer cette réflexion, qui sera ponctuée, en décembre prochain, par la déclaration que fera le Conseil européen de Laeken, en Belgique, puis par une nouvelle conférence intergouvernementale en 2004.
L'enjeu est à la fois simple et immense: comment bâtir l'Europe future, unifiée, démocratique et en paix ? Je le diviserai en trois interrogations centrales : l'Europe réunifiée, pourquoi ? L'Europe réunifiée, jusqu'où ? L'Europe réunifiée, comment ?
- La première interrogation est simplement celle de la raison d'être de la construction européenne au XXIème siècle.
Il est clair qu'après une période où les enjeux étaient relativement clairs -bâtir la paix en Europe de l'ouest, après deux conflits mondiaux, grâce à l'intégration économique-, la fin - heureuse - de la division artificielle du continent, conjuguée à l'aboutissement - heureux lui aussi - de l'Union économique et monétaire, avec l'avènement de l'euro, nous oblige à redéfinir la raison d'être de l'Union européenne. Nos concitoyens sont d'ailleurs les premiers à exprimer des doutes et à réclamer, avec raison, plus de sens pour l'Europe.
Je me contenterai aujourd'hui d'ébaucher quelques pistes de réflexion, à partir d'une conviction profonde: nous devons poursuivre l'intégration européenne, autour d'un projet qui peut se décliner en une ambition économique, au service de la croissance et de l'emploi, une ambition politique forte, au service de la paix, et une ambition citoyenne fondée sur nos valeurs communes.
- En premier lieu, l'avènement de l'euro ne doit pas nous amener à croire que le chapitre économique de la construction économique est clos. Tout d'abord parce que nous devons assurer le succès de l'euro, dont l'entrée en vigueur effective, à partir du 1er janvier prochain, sera un moment important pour nos économies, mais avant tout pour nos concitoyens. Ensuite parce que l'intégration économique doit encore s'affermir, afin de sécuriser la croissance européenne et de poursuivre le retour à une société de plein emploi dans toute l'Europe.
Il s'agit bien, pour nous, de défendre le modèle européen de développement économique et social, qui allie, comme nulle part ailleurs dans le monde, la performance économique et le souci permanent du progrès social et de la cohésion de nos sociétés.
- La deuxième ambition est que l'Europe puisse disposer d'un poids politique sur la scène internationale qui soit à la mesure de sa puissance économique. Nous avons beaucoup avancé dans cette direction, notamment grâce au travail réalisé entre la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne et qui a abouti, en décembre dernier, à la mise en place d'une réelle capacité européenne autonome de défense, avec la constitution d'une force de réaction rapide.
Ainsi, nous sommes mieux en mesure d'assumer ce "besoin d'Europe" qui est ressenti sur le Continent, comme on l'a encore vu lors du conflit du Kosovo. L'Union doit être en mesure d'intervenir rapidement dans la résolution des crises régionales, sans se placer dans une fausse problématique par rapport à nos engagements atlantiques, qu'il ne s'agit aucunement de remettre en cause. Il s'agit seulement de poursuivre l'oeuvre de paix sur notre continent qu'est, depuis l'origine -je l'ai dit- la construction européenne.
- Troisième raison d'être de cette grande Europe du futur, ce que j'appelle l'Europe des citoyens, c'est-à-dire une Europe qui acquière sa légitimité aux yeux de ses habitants en s'appuyant sur les valeurs qui nous sont communes et en répondant aux aspirations quotidiennes de chacun : non plus seulement une brillante construction technocratique, mais un projet collectif cohérent.
Je ne rentrerai pas dans le détail, mais je crois que les Quinze ont commencé, en 2000, à dessiner les contours d'une telle Europe citoyenne. Sur le plan des valeurs, la signature de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne représente une avancée politique majeure et très prometteuse, car ce texte novateur et riche codifie de façon solennelle, pour la première fois, le socle des valeurs communes des Européens, ce qui fonde notre "vouloir vivre ensemble".
Dans le champ du concret, j'ai cité quelques domaines dans lesquels l'Europe avait progressé ; il nous faut poursuivre ce travail, pour démontrer aux Européens que la construction européenne n'est pas synonyme de réglementations abusives et intempestives, mais de réalisations concrètes et utiles à leur vie de tous les jours.
- Le deuxième grand champ de réflexion qui s'ouvre à nous est celui des limites de l'Europe.
Certes, notre premier devoir pour les prochaines années est de mener à bien l'élargissement actuellement en cours, avec les douze candidats en phase de négociation. Il s'agit de l'enjeu majeur, sans conteste, pour notre avenir proche, maintenant que l'hypothèque institutionnelle a été levée grâce au traité de Nice.
Vous savez que l'actuelle Présidence suédoise en fait, avec raison, l'une de ses trois priorités. Vous pouvez compter sur la détermination de la France pour faire avancer au mieux, avec ses partenaires, les négociations d'adhésion. L'élargissement est bien une chance pour l'Europe et nous devons tous la saisir.
Mais nous devons porter notre réflexion, dès à présent, sur l'après-élargissement, c'est à dire sur la question des frontières de l'Europe. Je suis en effet convaincu qu'une partie des interrogations de nos concitoyens à l'égard de la construction européenne vient de l'incertitude sur les frontières ultimes de l'Union, de cette impression d'un espace en perpétuelle expansion. Nous ne pourrons pas éluder éternellement cette question, certes excessivement délicate et complexe.
Je ne vous étonnerai pas en vous disant que je ne la trancherai pas aujourd'hui. Je souhaite simplement évoquer les deux régions principales sur lesquelles nous devrons porter notre réflexion.
Tout d'abord, il y a la région des Balkans occidentaux, c'est-à-dire les pays issus de l'Ex-Yougoslavie - à l'exception de la Slovénie, bien sûr, qui est déjà candidate - et l'Albanie. Il me parait important de souligner, à ce stade, que nous devons offrir clairement à ces pays la perspective de l'élargissement. Nous devons leur dire que leur place, y compris pour la RFY maintenant qu'elle a réintégré le monde de la démocratie, est au sein de l'Union européenne élargie de demain, ou peut-être d'après-demain.
Ceci m'amène à redire avec force - car cela vaudra un jour pour la Bosnie-Herzegovine et l'Albanie comme pour la Turquie, qui a déjà le statut de candidat et qui pose par ailleurs quelques problèmes spécifiques - que les critères religieux ne doivent être en aucun cas un obstacle sur la voie de l'intégration européenne.
La deuxième grande question est évidemment celle des frontières orientales de l'Europe. Là non plus, je ne vous indiquerai pas aujourd'hui, en traçant une ligne sur une carte, où devra s'arrêter l'Europe unie. Il faudra aborder cette question avec soin et prudence, qu'il s'agisse des "marches" occidentales de l'ancienne Union soviétique - la Biélorussie, l'Ukraine, la Moldavie -, pour qui l'adhésion de leurs voisins baltes, polonais ou hongrois ne pourra qu'accroître la tentation de rejoindre l'Union, ou de la Russie elle même. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que le débat existe en Russie comme il existe dans nos pays. Sans apporter bien sûr un début de réponse aujourd'hui, je souhaite simplement souligner qu'à mon sens, et en tout état de cause, la stabilité de la Russie est essentielle à la stabilité de l'Europe. Une relation spéciale et forte devra être, de tout façon, bâtie de façon durable entre l'Union et Moscou.
- Le troisième défi sur lequel nous devons travailler est celui des conditions de fonctionnement de l'Europe future.
J'ai évoqué en commençant les réformes auxquelles nous sommes parvenus à Nice. Elles permettront à l'Europe de fonctionner au cours des prochaines années, au fur et à mesure de l'adhésion des actuels candidats. Mais il est clair que nous n'avons pas -volontairement- répondu à toutes les questions et que les pistes d'une réforme plus globale et plus ambitieuse doivent être aujourd'hui explorées, avec, comme pour la question de la raison d'être de la construction européenne et celle des frontières, l'ambition de dessiner un schéma durable pour de l'Europe élargie et pour son gouvernement.
Trois grandes pistes devront, selon moi, être explorées.
Tout d'abord, la place de l'échelon européen par rapport aux échelons national et local devra être définie avec une plus grande clarté et une plus grande simplicité. Cette question de "qui fait quoi" en Europe, que certains préfèrent appeler la "subsidiarité", sera de plus en plus incontournable. Elle devra être abordée, selon moi, avec le souci de poursuivre le mouvement d'intégration là où il s'avère souhaitable - en fonction des objectifs que nous nous fixons collectivement -, c'est à dire sans dogmatisme, sans crainte d'une fuite en avant "fédéraliste", sans tentation non plus d'un repli frileux vers une sorte de "service minimum européen".
L'autre souci devra être celui de la clarté et de la simplicité de la règle du jeu, tant il est vrai, là aussi, que c'est la complexité des règles actuelles qui est à l'origine de certains doutes ou interrogations à l'égard de la construction européenne.
- La deuxième piste est celle de la gouvernance de l'Europe, c'est-à-dire de l'évolution de son mode de fonctionnement vers plus de transparence, d'efficacité, de démocratie. Nous devrons réfléchir à l'exercice de la fonction exécutive au sein de l'Union, avec comme ambition un système qui préserve l'équilibre entre l'Union et les Etats, tout en faisant face aux défis d'une Union à trente.
Ainsi, pour renforcer le modèle communautaire, il faudrait selon moi rehausser politiquement les trois composantes du triangle institutionnel.
La Commission, véritable aiguillon vers l'intégration et expression des intérêts de l'Union, pourrait être plus légitime et mieux incarnée si son président était un jour l'émanation des élections au Parlement européen.
Le Conseil, lieu où se noue la synergie entre les Etats membres de l'Union, devrait, quant à lui, recouvrer pleinement son rôle de préparation des Conseils européens, par exemple grâce à la mise en place d'un Conseil permanent de ministres spécialisés en matière européenne qui gérerait, en interface avec la Commission, les affaires courantes, et qui délesterait ainsi le Conseil Affaires étrangères, de plus en plus mobilisé à l'avenir par la PESC et la Défense. Le Conseil pourrait également, de cette manière, mieux jouer son rôle de "Bundesrat" de l'Union européenne.
Enfin, pour donner à l'ensemble une véritable cohérence, il faudrait également renforcer le poids et la responsabilité politique du Parlement européen, en réformant le mode d'élection de ses membres, - avec un système électoral uniforme, combinant la représentation proportionnelle et la proximité géographique avec les électeurs -, mais aussi en imaginant un droit de dissolution en cas de crise politique avec la Commission ou le Conseil.
- Enfin, la troisième piste sera celle du nécessaire compromis entre la taille de l'Union - et sa nouvelle hétérogénéité - et la volonté de certains des Etats membres de continuer à aller de l'avant. Les coopérations renforcées sont une première réponse à ce défi. Mais nous devons poursuivre plus avant la réflexion, sans a priori ou tabou, autour des notions d'avant-garde, de cercles concentriques, de "centre de gravité" ou encore de "groupe pionnier", avec le souci, quelle que soit l'image géométrique ou spatiale utilisée, de réussir à concilier souplesse et cohérence.
Quant à savoir si cette évolution institutionnelle devra être parachevée par un texte de nature constitutionnelle, il me semble que cette question mérite d'être posée dans sa complexité.
Il ne suffirait pas, en effet, de baptiser Constitution un nouveau traité sur les institutions pour avoir résolu le problème de l'architecture européenne. Un tel texte n'aurait de sens que s'il était l'aboutissement logique d'une réforme profonde. C'est en effet un acte fondamental, d'une grande portée politique, qui traduirait solennellement un projet commun.
Pour ma part, j'aborde cette question sans tabou : la perspective d'une Constitution européenne dont la Charte des Droits fondamentaux constituerait le préambule, peut, selon moi, être le terme du processus de réflexion sur l'avenir de l'Europe qui s'ouvre.
3/ Ces débats essentiels pour l'avenir de l'Europe - ce sera ma conclusion - doivent reposer sur une relation franco-allemande revivifiée.
Je souhaite bien sûr saisir l'occasion de cette rencontre amicale, ici à Ludwigsburg, pour redire toute ma confiance dans la force de la relation franco-allemande. Et nous en aurons besoin pour faire face aux défis des prochaines années que je viens d'esquisser !
Bien sûr, au delà de ce souhait, il nous faut regarder en face les éventuels signes de faiblesse qui pourraient apparaître dans le moteur franco-allemand. Je sais bien que le débat sur l'essoufflement de la relation entre nos deux pays est un thème récurrent, un sujet favori de certains commentateurs. Je sais bien, également, que les nostalgiques d'un "âge d'or" du couple franco-allemand oublient un peu vite - mais c'est le propre de la nostalgie - que, depuis cinquante ans, notre relation n'a jamais été exempte de différences et de divergences, mais que celles-ci ont toujours été dépassées pour faire avancer l'Europe, de la CECA à l'euro.
Pour autant, je ne cacherai pas aujourd'hui que nous devons faire preuve d'une certaine vigilance. Le travail de rapprochement mené entre nos deux pays depuis 1997-98, avec notamment les rencontres de Rambouillet et de Mayence, l'année dernière, a permis de tracer les voies d'un travail en commun efficace, ce qui était nécessaire après les changements considérables de la décennie 90, en Allemagne comme en France. Nos deux pays avaient évolué, il nous fallait en tirer les leçons, et ne pas se réfugier, justement, dans je ne sais quelle nostalgie.
Je constate aujourd'hui que ce travail doit être approfondi, qu'il est encore inachevé, car certains malentendus, certaines craintes sont réapparues, notamment lors de la discussion sur le Traité de Nice, qui ne devraient plus avoir lieu d'être. Il est donc urgent de reprendre, à tous les niveaux, un dialogue franco-allemand intense, comme cela vient d'être le cas hier même à Strasbourg. Nous en sommes tous conscients, il n'y a pas d'alternative au couple franco-allemand : la tentation du "chacun pour soi" serait dangereuse, et aucun axe de substitution n'est possible pour l'Europe. C'est la leçon que nous ont léguée les pères fondateurs de notre Europe.
Adaptons donc ce message aux temps présents, sans nostalgie ni naïveté, mais aussi sans la moindre timidité. Soyons à la hauteur des enjeux de la période historique que nous vivons, celle de la réunification de l'Europe et de son affirmation dans le monde, soyons aussi à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres. Retrouvons ensemble, les moyens d'avancer ensemble pour le plus grand bien de l'Europe.
Surtout, et ce sera mon dernier mot, ce renforcement de la relation franco-allemande, pour être réel et efficace, ne devra pas être l'apanage des gouvernements mais reposer sur les multiples liens et réseaux qui existent entre nos deux pays.
Dans ce cadre, le rôle des collectivités locales et de leurs élus, qui sont nombreux aujourd'hui ici-même, sera déterminant, de même, plus généralement que celui des sociétés civiles. Je ne peux donc que vous encourager à poursuivre votre travail au service de l'amitié entre nos deux pays, et au service de l'Europe.
Chers amis de Ludwigsburg, je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 février 2001)