Texte intégral
Q - Bonjour Monsieur le Ministre, vous arrivez directement de la rédaction du journal "Novaïa Gazieta", où vous avez rencontré des anciens collègues d'Anna Politkovskaïa. De nombreux responsables politiques russes estiment qu'un tel intérêt des politiciens pour le meurtre banal d'un journaliste comme une ingérence dans les affaires intérieures de la Russie. Pourquoi vous y intéressez-vous ?
R - Aucun assassinat n'est banal, pas seulement les militants des Droits de l'Homme mais les hommes s'intéressent à la préservation de la vie humaine. En plus, Anna Politkovskaia était une grande journaliste. Avant son assassinat, elle s'était attiré le respect du monde. Pour moi, c'est un modèle et son journal aussi. J'ai voulu, à titre complètement personnel, aller à l'endroit où elle travaillait avec ses amis, son bureau, que j'ai touché de ma main, et son fauteuil, où je me suis assis avec ses livres autour de moi. J'ai vu son fils, j'ai vu son rédacteur en chef. J'ai été très ému. Bien sûr, elle représente politiquement quelque chose, mais, surtout, en matière de qualité de vie, de presse libre. Cette journaliste russe demeure un modèle pour nous.
Q - Nous savons que l'opinion publique française suit avec intérêt le développement de l'enquête et aujourd'hui, lors de la conférence de presse, M. Lavrov a dit que vous aviez procédé à un échange de vues sur les Droits de l'Homme. Avez-vous abordé, aux cours de vos entretiens, l'enquête autour d'Anna Politkovskaia ou d'autres journalistes ?
R - Non, je n'en ai pas parlé avec mon ami Sergueï Lavrov. J'en ai parlé avec le directeur de la gazette et il m'a dit qu'il avait de bons contacts avec le procureur, qu'il suivait, que toute l'équipe suivait l'enquête avec beaucoup d'intérêt, bien sûr. Il a ajouté qu'il était satisfait de l'arrestation de quatre des suspects. Mais il m'a dit aussi que, sans doute, celui qui avait organisé tous ces crimes n'était pas encore arrêté. Je lui ai demandé : "Faites-vous confiance à la justice russe ?". Il a dit : "Oui". J'en suis très heureux. Même s'il m'a dit qu'il y a dans la justice des imperfections. Il y a dans toutes les justices des imperfections, en France aussi. Je ne veux pas m'ingérer dans votre justice.
J'ai une admiration d'homme, d'individu, personnelle, pour Anna Politkovskaïa et j'ai été très ému de voir son fils. Vous savez ce que m'a dit son fils ? Il a dit : "Il y a un militant, une femme, une militante des Droits de l'Homme qui est emprisonnée à Grozny. Dans sa cellule elle n'a rien. Pas même une brosse à dents". Il a ajouté : "Si maman était encore vivante, elle lui porterait une brosse à dents". J'ai trouvé cette phrase absolument admirable.
Q - Vous avez écrit un livre "Le droit d'ingérence" et beaucoup vous ont critiqué pour ce livre. Estimez-vous toujours que les Etats peuvent s'ingérer dans les affaires des autres Etats ? Ou avez-vous changé d'avis ?
R - Non, j'estime que si je ne suis pas critiqué, c'est que j'ai tort. Alors là, ces temps-ci, je suis très critiqué, je dois avoir raison. En tout cas, pour ce qui est de l'ingérence, je n'ai jamais dit qu'il s'agissait d'un pays s'ingérant dans un autre. Cela, c'est interdit. Il s'agissait de la communauté internationale représentée au mieux par l'ONU qui, prenant des décisions, avait décidé que les Droits de l'Homme étaient au-dessus de la souveraineté des Etats, que c'était le bien commun, le bien universel. La déclaration universelle des Droits de l'Homme. Parfois, en effet, pour aller au secours de ces droits et des populations qui souffrent de la violation de ces droits, les décisions internationales sont autorisées.
C'est pourquoi je n'étais pas d'accord avec la position américaine vis-à-vis de l'Irak. En revanche, j'étais d'accord que la communauté internationale agisse contre le dictateur Saddam Hussein qui avait déjà tué entre deux et quatre millions d'Irakiens, de son propre peuple. Hélas, ce n'est pas ce qui a été fait.
Q - N'avez-vous pas l'impression que l'ONU est une organisation faible, impotente ? Ils ont laissé passer le Rwanda, vous avez laissé passer le Rwanda. Ils ont laissé passé le Darfour, vous avez laissé passer le Darfour, ils ont laissé passer le Kosovo, vous avez laissé passer le Kosovo. N'avez vous pas l'impression que l'organisation est faible, elle ne peut rien faire contre l'Iran, elle n'a rien pu faire pour l'Irak ?
R - Eh bien, il faut en inventer une autre. Mais, en attendant qu'on l'ait inventée, il y a celle-là qui est notre bien commun. Ce serait trop facile de vous dire : "mais vous, vous n'avez rien fait pendant ce temps-là". Alors, je ne vous le dis pas. Et moi, j'ai fait, à ma petite place.
De quoi me parlez-vous : du Kosovo ? J'y étais. J'étais le représentant de Secrétaire général des Nations unies pendant deux ans au Kosovo. J'espère, je n'en suis pas sûr, mais en huit ans nous avons changé le monde avec cette force internationale, avec cette détermination internationale. J'espère, et mon ami Sergueï Lavrov l'espère aussi, qu'il y aura un moment de consensus pour que l'on puisse approuver une solution viable pour le Kosovo, je l'espère.
Nous avons loupé le Rwanda. Oui, je le regrette beaucoup, parce que moi, j'étais pendant le génocide au Rwanda, j'y étais, j'ai vu les enfants de douze ans se couper en morceaux. J'ai vu les enfants qui coupaient en pièces leur voisin de l'école parce qu'il était Tutsi et eux étaient Hutus. Je l'ai vu. J'ai appelé le monde entier. J'ai fait ce que j'ai pu.
Le Darfour ? Eh bien, depuis qu'il y a un nouveau gouvernement en France, nous avons à Paris, alors que nous avons été nommés en juin, réuni une conférence du Groupe de contact élargi, avec les Chinois parlant aux Américains. Eh bien, maintenant il y a une résolution des Nations unies et, à partir d'octobre, il y aura des casques bleus africains pour l'Afrique avec l'ONU et l'Union africaine, qui, je l'espère, arrêteront les massacres.
Je reconnais avec vous que nous avons deux ans et demi de retard. Hélas. Mais là, nous avons fait quelque chose et personne d'autre ne pouvait le faire. Vous comprendrez donc que la France est partisane de ce que l'on appelle le multilatéralisme et que nous n'avons d'ordre à recevoir d'aucune nation, pas plus des Américains que d'autres nations, mais nous sommes à la disposition des Nations unies.
Q - Quand je disais "vous", Monsieur Kouchner, je ne parlais pas personnellement de vous, je parlais de la France, de la communauté internationale, de l'ONU. Je voudrais vous donner un exemple : le Kosovo. C'est une histoire importante. La Russie estime qu'il ne faut pas prendre de décision, la Russie estime qu'il faut attendre et la Russie est prête à mettre son veto sur le plan Ahtisaari. La France soutient le plan Ahtisaari. Vous avez obtenu le report jusqu'au 10 décembre et qu'avez-vous obtenu aujourd'hui, lors de votre rencontre avec M. Lavrov ?
R - D'abord, une très grande amitié qui se prolonge. Sergueï et moi, nous sommes amis. Nous avons l'intention de multiplier les contacts entre la France et la Russie. Nous voulons au cours de la Présidence française de l'Union européenne, c'est-à-dire à partir de juillet 2008, établir beaucoup de manifestations communes.
Nous avons un partenariat privilégié avec nos amis russes et je crois, mais je ne suis pas sûr, que nous comprenons ce qui se passe dans ce pays. La vitesse des changements, car il y a très peu de temps que vous avez échappé au communisme et on ne peut pas tout changer en une seule génération. Je crois que beaucoup de progrès ont été faits, je vous en remercie, il a fallu beaucoup d'efforts. Excusez-nous, souffrez que nous soyons un peu critiques, c'est beaucoup plus facile, bien entendu, dans mon cas de critiquer, parce que nous n'avons pas eu à traverser toutes ces périodes que vous avez traversées et tous ces efforts que vous avez faits.
Sur le Kosovo, merci d'avoir souligné que c'est la France qui a proposé un délai supplémentaire pour que des négociations puissent avoir lieu six mois encore. Je vous rappelle que M. Ahtisaari, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies, a travaillé pendant 14 mois. Nous avons donc encore jusqu'à décembre. Il y a trois personnes qui sont responsables : un ambassadeur représentant l'Amérique, un ambassadeur représentant la Russie, et M. Ischinger, l'ambassadeur représentant l'Union européenne. Je ne veux pas préjuger de ce qu'ils sont en train de faire, j'espère beaucoup, de tout mon coeur, que les Serbes et les Albanais du Kosovo arriveront à une entente minimum, à un consensus minimum, qui nous permettra de revenir devant les Nations unies.
Mais je vous le dis avec franchise, je sais que Sergueï Lavrov a dit : "Il y a d'autres exemples : le Polisario, la Palestine qui attend depuis 60 ans". Nous ne voulons pas attendre 60 ans. Nous avons des soldats, des milliers de soldats, les Français, les Italiens, les Allemands, encore plein de gens. Il y avait d'ailleurs des Russes, mais ils sont partis. Moi, j'ai très bien travaillé avec les soldats russes au Kosovo. Donc, nous ne pourrons pas attendre. Je ne dis pas que c'est à un mois près, je n'en sais rien, bien sûr que non. Mais je crois qu'il faut être très sérieux avec ce problème européen, au milieu de l'Europe. C'est à l'Europe de le régler mais je ne méconnais pas les conséquences pour les Russes, sur les problèmes russes, j'en suis sûr, je le sais, c'est un problème très difficile. Il est moralement, politiquement, historiquement difficile mais il faut le faire.
Q - Que va-t-il se passer le 11 décembre ?
R - Sans doute rien. Je pense que la Troïka, les Trois, iront remettre leur rapport à M. Ban Ki-moon et que là, il y aura des décisions qui vont être prises. Mais j'espère bien qu'il n'y aura pas, ni d'un côté ni de l'autre - vous savez, je les connais bien, au tout de deux ans -, de gestes inconsidérés, de mouvements de troupes, de menaces, voir de tensions ou d'assassinats. J'espère beaucoup, je pense que les Albanais du Kosovo et les Serbes sont assez sages pour s'abstenir de toute démonstration à ce moment-là.
Q - Je ne m'adresse plus maintenant au ministre des Affaires étrangères français, mais à la personne qui connaît bien le problème. Pensez-vous que la partition du Kosovo est possible ? Ce serait, peut-être, une solution au problème : une enclave serbe, une enclave kosovare ?
R - Tout est possible si on y arrive par consensus. Nous ne parlons pas de partition parce que nous ne voulons pas en parler, nous voulons des frontières. Si les Serbes et les Albanais du Kosovo nous offrent d'autres perspectives, nous les accepterons probablement. Mais s'ils sont d'accord. Honnêtement, je ne crois pas que ce soit une solution.
Q - Monsieur le Ministre, vous êtes la personnalité politique étrangère la plus citée par les médias russes au cours de ces derniers jours. Je fais référence à votre déclaration sur "se préparer au pire". Mes collègues français vous ont interrogé et vous leur avez répondu qu'il s'agissait de la guerre. Aujourd'hui, lors de votre conférence de presse, vous avez déclaré qu'il fallait tout faire pour éviter la guerre. Que s'est-il passé lundi ? Votre point de vue a-t-il changé entre dimanche et mardi ?
R - Il n'a pas changé du tout. Mais simplement, comme d'habitude avec les journalistes, ils prennent une phrase, mais on ne voit pas ce que j'ai dit après.
Vous savez, quand certains étaient marxistes, ils disaient qu'il ne fallait pas sortir une phrase de son contexte. Ce qui s'est passé est simple. On m'a posé la question : "Cela veut dire quoi : s'attendre au pire". Pas "préparer le pire". "S'attendre au pire". J'ai dit, et on m'a dit : "Mais qu'est-ce que c'est le pire ?" J'ai dit "le pire, ce serait la guerre". Je n'ai pas dit "le mieux ce serait la guerre", je n'ai pas dit : "le meilleur, ce serait la guerre". Je n'ai pas dit "ce que j'espère ce serait la guerre". Si on avait lu simplement cette phrase, si quelqu'un, au lieu de m'insulter, avait lu la phrase, "le pire, c'est la guerre et tout est mieux que la guerre". Après, la deuxième phrase c'était : "Pour éviter la guerre, il faut négocier, négocier, négocier. Négocier sans s'arrêter et sans craindre les reculs", voilà ce que j'ai dit.
En même temps, pour être pris au sérieux, parce que c'est un sérieux problème, parce que le problème de l'arme atomique, en tout cas du nucléaire au milieu de cette poudrière du Moyen-Orient : Irak, Syrie, Liban, Israël, Palestine, Iran, c'est très dangereux, nous sommes prêts à travailler, tout en négociant, négociant en permanence pour éviter la guerre. Nous sommes prêts à travailler sur des sanctions avec les pays qui le proposent : sanctions techniques, en général, sur les banques, sur les circuits financiers, sanctions qui ne visent en rien le peuple iranien. Au contraire, sanctions, et je l'ai même dit, et il faut parler aux Iraniens, on a négligé les Iraniens qui ont élu seulement avec 25 % M. Ahmadinejad. Les Iraniens de la diaspora comme les Iraniens d'Iran et de partout. On ne peut pas faire plus clair. Alors après ça on se retrouve à la tête d'un maelström, d'une tempête : "le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, veut la guerre". Mais ce n'est pas vrai. C'est une manipulation de malhonnêteté. Il ne faut pas prendre une phrase, il faut, au moins, en mettre deux ou trois.
Q - Mais c'est pour cela que vous êtes en direct.
R - Merci, mon cher, d'être en direct. Au moins, c'est sans coupures. Spassiba bolchoé.
Q - Revenons aux sanctions. Estimez-vous qu'elles doivent être renforcées ? Parce qu'aujourd'hui, lors de la conférence de presse, M. Lavrov a dit que M. El Baradeï est content de la coopération avec l'Iran. Pourquoi donc parlons-nous de sanctions si l'AIEA et M. El Baradeï sont contents ?
R - Je vais vous expliquer : il y a des gens qui croient que M. El Baradeï va enquêter sur quelque chose du passé, sur ce qui s'est passé secrètement auparavant en matière de prolifération. J'ai beaucoup de respect pour M. El Baradeï, j'ai pris rendez-vous avec lui, j'ai lu un rapport ce matin de ce qu'il avait dit, et nous avons envoyé le directeur politique chez M. El Baradeï. Je ne prendrai aucune décision, la France ne prendra aucune décision, pas moi, le gouvernement, M. Fillon et le président de la République, M. Sarkozy, sans que l'on examine l'ensemble du dossier de M. El Baradeï.
En attendant, et c'est cela la différence avec le ministre Lavrov, lui, il pense qu'on n'a pas besoin de sanctions en attendant l'enquête de M. El Baradeï. Il dit que les sanctions de la deuxième résolution sont suffisantes et portent leur effet. Je ne suis pas très d'accord avec lui, je suis à moitié d'accord avec lui. De toute façon les sanctions que prendraient les pays, prendre des sanctions sur ses banques, lui demander de ne pas commercer, ce sont des sanctions qui ne peuvent pas être celles de l'ONU, mais personnelles à un pays, à un gouvernement. Je pense qu'elles sont efficaces. Nous les étudions, nous ne les avons pas proposées, nous avons parlé à nos entreprises, c'est clair. Et nous déciderons ensemble. Vous savez, ce genre de sanctions, enfin les sanctions, ont été très efficaces en Afrique du Sud. On a eu une efficacité de ce genre de sanctions, pas individuelles, mais enfin, je veux dire, nationales sur les circuits financiers. Je ne veux pas punir les Iraniens. Je veux qu'on comprenne que, selon les termes de la loi internationale, la signature des Iraniens au bas du Traité de non-prolifération les engage et je crois qu'un retrait serait très dangereux. Pourquoi ce serait dangereux ? Parce qu'il y aurait une escalade, il y aurait des tensions, il y aurait des incidents, il peut y avoir des débats et au maximum, en effet, il y a des gens qui pensent que bombarder sera une possibilité. Alors il faut faire attention avant. Ce serait le pire, voilà pourquoi j'ai dit que le pire serait la guerre.
Q - Relations bilatérales. Participation de Gaz de France au projet Nabucco.
R - Gaz de France, c'est une entreprise absolument autonome, moi, je ne leur donne pas d'ordres. Mais c'est la participation à ce projet auquel les Italiens sont attachés ? Je ne pense pas une seconde que ce soit anti-russe. Que voulez-vous que je vous dise, nous avons un approvisionnement qui vient d'Algérie, nous ne sommes pas dépendants du gaz russe, nous sommes très heureux de recevoir votre gaz et de le payer, d'ailleurs, très cher. Mais on en a qu'on reçoit de Norvège, ce n'est pas un gazoduc anti-russe. Nous en recevons d'Algérie, nous allons augmenter la distribution algérienne, ce n'est pas une action anti-russe. Gaz de France est une très grande entreprise française qui a le droit de travailler avec qui elle veut. Mais certainement pas le droit, qu'elle n'a d'ailleurs absolument pas l'intention d'appliquer, de se présenter contre un ami de la France, c'est-à-dire contre la Russie.
Q - Monsieur le Ministre, j'ai écouté votre intervention lors de la session de la commission (des affaires étrangères) du Parlement le 3 juillet, pendant laquelle vous avez été interrogé sur le projet américain de déploiement d'un bouclier anti-missile en République tchèque et en Pologne. Vous avez répondu alors à vos députés que les experts français estimaient que ce projet menaçait la Russie. Quelque chose a changé depuis, en avez-vous parlé à M. Lavrov ?
R - Oui, bien sûr, j'en ai discuté et j'ai compris ce qu'ils ont ressenti. Je ne pense pas que les Américains ont sciemment proposé à la République tchèque et à la Pologne d'installer des sites anti-missile pour menacer les Russes. Nous sommes d'accord avec Sergueï Lavrov pour dire qu'il s'agirait de missiles qui proviendraient du Moyen Orient et qui, sur ce trajet, pourraient aller vers les Etats-Unis, mais qui plus facilement encore iraient vers la Russie. Et donc, Sergueï Lavrov et moi sommes tombés d'accord pour dire que c'est une menace qu'il faut prendre au sérieux. Le président Poutine a répondu : "Vous n'en êtes pas sûrs, et pourquoi installer des rampes anti-missile, alors que vous pouvez profiter de notre radar en Azerbaïdjan ?". C'était à Heiligendamm au Sommet du G8, il a d'ailleurs tellement surpris le président Bush, que le président Bush a répondu : bien, nous allons examiner ça.
Q - Les experts américains sont aujourd'hui là-bas ?
R - Bon, très bien, on va voir. Je comprends que, dans l'esprit que j'ai décrit tout à l'heure de ce grand pays qui fait des efforts pour sortir avec des succès d'une situation d'oppression dictatoriale, retrouvant la dimension mondiale qui est la sienne, car la Russie est un grand pays, il y ait des réflexes comme ça : "pourquoi on se méfie tellement de lui, pourquoi on ne fait pas confiance, pourquoi on ne discute pas assez ?" Et quand on installe comme cela, un peu à l'emporte-pièce, des missiles à ses portes, je comprends qu'on soit un peu effrayé. Je réitère ce que j'ai dit à l'Assemblée. J'ai dit que cela pouvait sembler être une menace pour la Russie, cela peut sembler être une menace pour la Russie, il faut donc éclairer tout cela par les discussions.
Q - Renaissance du nazisme dans les pays Baltes. Que pouvez-vous dire à nos auditeurs ?
R - Ils ont raison de se méfier. Et comme a dit Bertold Brecht, "le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde". Il y a des anciens nazis, il y en a des nouveaux. Il y en a même chez vous. Et le spectacle est effrayant. Ce n'est pas qu'il m'effraie, il me dégoûte. Figurez-vous que j'en ai même rencontré lors de mon séjour en Israël il y a quelques jours, dans cet endroit dont j'ai décrit la sensibilité, de jeunes nazis. Vous-vous rendez compte ? Il n'y en a pas beaucoup, je crois qu'il y en avait 5-6. Et donc, vous avez raison, il y a une espèce d'appétit de servitude, d'oppression, de tortures, de dégradation de l'être humain auquel les psychanalystes peuvent répondre mieux que moi. Moi, je ne peux que vous garantir que je les combattrai à vos côtés autant que nécessaire. Mais, Monsieur, j'en profite avec amitié pour vous dire que moi, je suis effrayé par le retour du racisme dans votre pays. C'est le cas dans tous les pays, dans le mien aussi, mais quand même. Comment pouvons-nous, vous et moi, tolérer cela ? Est-ce que c'est un des travers de la nature humaine, une façon de se dépasser, de se prouver qu'on est un homme ? Il y a beaucoup de choses qui sont inacceptables et parfois incompréhensibles. Ce sont les faits.
Q - Et pourtant ce n'est pas un obstacle à l'entrée de ces pays dans l'Union européenne. Comment expliquer cela à ces gouvernements ?
R - Je ne sais pas. Mais je comprends ce que vous dites. Je suis surpris que les ressentiments soient encore tellement vifs contre la Russie. Vous savez, j'ai appris quelque chose. Quant à l'Ukraine, je serais beaucoup plus prudent. L'Ukraine a participé à la Seconde guerre mondiale de telle manière que les traces sont encore vivantes. Les pays Baltes, j'ai appris quelque chose, c'est que, pour eux, l'histoire se confond entre l'occupation allemande et l'occupation russe. Et que, finalement, ils ont probablement plus oublié l'occupation allemande que l'occupation russe. Peut-être pour des raisons historiques de succession. Je ne sais pas. Mais de toute façon toute cette différence, toute cette ségrégation, cette discrimination n'est pas supportable.
Q - A quand la suppression de visas entre la France et la Russie ? La suppression des visas entre la Russie et les pays européens était un but énoncé par Vladimir Poutine quand il a pris ses fonctions...
R - Je suis partisan, peut-être pas demain. Je suis partisan qu'on supprime les visas dans le monde entier. Je suis partisan de la libre circulation des hommes et des idées. Je ne sais pas quand cela viendra. Je sais qu'il y a des problèmes : le terrorisme, la pauvreté, les gens qui viennent chez vous, le travail, les délocalisations. Il y a plein de raisons pour garder des frontières. Et moi j'ai créé une organisation quand j'étais petit qui s'appelle "Médecins sans frontière", je suis un spécialiste du "sans-frontiérisme" que vous avez appelé "droit d'ingérence". Donc, je continue à penser que les hommes se ressemblent, qu'ils sont égaux et qu'il faut qu'ils s'en aperçoivent. Maintenant, je vais vous dire : à Moscou, il fallait en gros entre trois et quatre semaines pour avoir un visa quand on était un homme d'affaires et qu'on voulait aller en France. Eh bien, maintenant, il faut une journée pour avoir un rendez-vous, plus quatre jours. En 5 jours, sinon 4, on a son visa, pas en 4 semaines. Et pour les touristes c'est un peu plus long. On a le visa en 10 jours, mais ce sont des groupes qui doivent partir et qui s'adressent à des agences de voyage. Nous n'avons pas été parfaits, on peut peut-être encore améliorer mais cela a vraiment beaucoup changé. Je ne peux pas en dire complètement la même chose pour avoir des visas quand on les demande en France pour venir dans votre beau pays. Mais cela aussi va s'arranger.
Q - Le monde d'aujourd'hui est-il plus sûr ou plus dangereux ?
R - Je crois qu'il devient plus dangereux. Parce que les dangers sont beaucoup moins situés. Les bons et les méchants, le communisme et la démocratie, on ne sait plus très bien où on en est. Il y a moins de certitude d'avoir raison. Il y a, à travers toutes les frontières, le terrorisme qui s'installe. Les extrémistes sont un peu partout, les religions ont un poids considérable et souvent négatif. Pas toujours négatif, bien sûr. Donc, c'est difficile. Et puis, vous savez, il y a quelque chose de sûr, c'est que les pays riches et démocratiques ne sont plus seuls au monde. Il faut s'y habituer. La terre est beaucoup plus facile, elle est toute ronde, elle est à nous tous, mais elle est dangereuse. Il faut s'habituer à partager, différemment. Il faut partager non pas la misère mais la richesse. Quand il fallait partager la misère, c'était plus facile pour les gens riches. Tout cela fait qu'il y aura beaucoup d'effort à faire et que la politique a de beaux jours devant elle. Raison de plus pour souhaiter bonne chance à mon ami Sergueï Lavrov. Car je crois que, s'il est de nouveau nommé ministre des Affaires étrangères, la Russie et le monde feront une bonne affaire. C'est un homme remarquable. Je me souviens d'un homme remarquable, parce que c'était le roman de Boris Polevoi, quand j'étais petit et plus ou moins marxiste.
Merci, et n'oubliez pas, je ne veux pas la guerre, je veux la paix.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 septembre 2007