Interview de Mme Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication, à Europe 1 le 14 septembre 2007, sur la liberté d'expression dans les théâtres subventionnés par l'Etat, le mécénat culturel, le financement de France télévision et la télévision numérique.

Prononcé le

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Le monde la culture est en effervescence et en attente de vos propos. C. Albanel, bienvenue et bonjour... Vous venez d'apprendre, comme nous, le décès de J. Martin qui a amusé et ému des millions de Français, notre ami J. Martin. Je vous pose la question que J. Pradel vient de poser à tous les Français qui vont nous appeler : que représentait pour vous J. Martin ?
 
R.- Pour moi, c'était vraiment un esprit libre, un esprit impertinent, très drôle, bourré de talent. On se souvient de toutes ses émissions où il pouvait à la fois chanter, imiter. C'était un découvreur de talents. Combien aujourd'hui de personnes très célèbres, d'amuseurs aussi, ont été formés par J. Martin ! Il a marqué énormément de paysage. Je crois qu'on le regrette. Et moi, j'ai beaucoup de peine.
 
Q.- Oui c'était un homme libre, impertinent et un provocateur quand il le fallait. Tout à fait, il n'avait peur de rien. Est-ce que cela veut dire que vous n'avez pas peur des provocateurs, là où vous êtes, ministre de la Culture ?
 
R.- Je serais très mal si j'avais peur des provocateurs à la Culture.
 
Q.- L'Elysée vous a adressé une lettre de mission de sept pages, qui circule presque sous le manteau. Et il paraît que toute subvention doit être accompagnée de résultats. Q'est-ce que cela veut dire ?
 
R.- Je crois que c'est simplement l'idée de sortir de l'état d'esprit où, finalement, la culture est là pour reconduire tout ce qui existe, pour poursuivre, pour ne pas faire tellement de choix ; et plutôt au contraire pour dire nous nous engageons, on s'engage au coté des créateurs, on s'engage bien sûr au côté des artistes, et on attend aussi des engagements, et on essaye de les définir justement ensemble, et parmi ces engagements il y a par exemple la diffusion des oeuvres, la possibilité de rencontrer un peu tous les publics qui pour le moment n'existent pas assez aujourd'hui.
 
Q.- Est-ce que cela veut dire que toute aide comporte une obligation de résultats ou comme dit F. Chérèque, un devoir de réussite ? Par exemple, les théâtres subventionnés, est-ce qu'ils doivent obtenir des résultats, du chiffre, et alors sur quel critère ?
 
R.- Non, cela serait vraiment tout à fait contradictoire avec la création elle-même. Ce qu'on peut par contre souhaiter, comme je le disais, c'est que les oeuvres aient leur chance. Que par exemple une pièce ne soit pas jouée trois fois, cinq fois, parce qu'on sait très bien qu'à ce moment-là elles ne rencontreront pas les publics.
 
Q.- Il faut donc qu'elle soit choisie en fonction de ce qu'elle va faire ? Mais si elle doit attirer le public, ce qui est d'ailleurs normal, s'il faut remplir les fauteuils, c'est l'audimat au théâtre ?
 
R.- Pas du tout. Cela c'est une vision complètement caricaturale. Je pense de toute façon il n'y a aucune espèce de contradiction entre la rencontre des publics et la qualité. Vous prenez Stéphane Brunschwig, vous prenez Nausicia (phon), vous prenez J. Nichet à Toulouse, J.-.M Ribes, ils ont énormément de talents, ils rencontrent des publics. Ensuite, on fait une programmation annuelle. On sait qu'il y a des choses qui sont difficiles, il n'y a pas beaucoup de monde ; d'autres au contraire qui vont davantage rencontrer. Je crois qu'il y a un équilibre à trouver. Mais l'idée de rencontrer beaucoup de public n'est pas du tout contradictoire avec la qualité, bien au contraire.
 
Q.- Dans le domaine de la culture, de l'art, du théâtre, et de la création, comment vous appliquez ce qu'on appelle par ailleurs "la rupture", "la rupture sarkozyste" en matière de culture ?
 
R.- Justement, c'est peut-être de partir du principe que rien n'est acquis, que tout ce qui existe n'a pas vocation forcément, tout ce qui est engagé n'a pas forcément vocation à se réaliser, d'essayer de voir un petit peu quelles sont les cohérences, quels sont un peu les équilibres. Par exemple, on sait qu'une série de théâtre avait telle ou telle mission au départ : où est ce que ça en est, comment on peut recomposer aussi un petit peu le paysage ?
 
Q.- Mais c'est de l'administration et la gestion de la culture. Mais par exemple, est-ce que vous allez désormais examiner chaque subventionné avant de décider de reconduire ou pas les aides que vous accordez ?
 
R.- Non, il y a des aventures commencées depuis longtemps, qui bien sûr se poursuivent. Et c'est le cas. Je veux dire il y a beaucoup de liens. Il ne s'agit pas tout à coup de faire passer à la toise. C'est une vision extrêmement caricaturale.
 
Q.- Oui mais ça inquiète le milieu.
 
R.- C'est un tort.
 
Q.- Il y a une deuxième inquiétude : c'est que l'Etat n'accorderait des subventions qu'en fonction, comment dire, de la docilité idéologique ?
 
R.- Alors là, c'est plus qu'un tort, c'est une pure absurdité, un pur fantasme, c'est complètement ridicule. Moi, je suis extrêmement, évidemment, respectueuse de la liberté d'expression et de toutes les libertés d'expression.
 
Q.- Oui, mais vous savez qu'il y a un exemple dont on a beaucoup parlé. Tout récemment, vous avez réprimandé Henri Taquet, le directeur du Granit qui est le théâtre subventionné de Belfort, parce que dans sa brochure de rentrée, il avait laissé passer l'éditorial d'un de ses créateurs qui disait : "depuis l'élection de N. Sarkozy à l'Elysée, je ne peux plus créer, je ne suis plus inspiré". C'est tellement gros qu'on se demandait pourquoi vous êtes intervenue ?
 
R.- De toute façon, il y a deux attitudes : ou effectivement on ne dit absolument jamais rien, on ne s'exprime jamais, parce qu'on se dit dès qu'on s'exprime, je vais me faire taper dessus ; donc, il ne faut surtout pas bouger. Ou alors, on peut exprimer une réaction. J'ai simplement dit, et je continue à le penser, qu'à voir dans la plaquette de présentation de la saison, c'est-à-dire l'instrument un petit peu officiel d'une scène nationale subventionnée, un texte qui n'est qu'un brûlot anti-Sarkozy, je trouvais cela déplacé. Point.
 
Q.- Vous lui avez donné une publicité nationale. Est-ce que cela veut dire pour vous qu'un créateur... vous mettez des limites à la liberté d'un créateur ?
 
R.- Mais absolument pas. On peut écrire des articles, on peut s'exprimer, on peut avoir des blogs, etc. J'ai simplement dit que dans ce document qui est un peu le document de présentation, cela me paraissait simplement déplacé. C'était une réaction, ce n'est rien d'autre. Ce n'est pas une rétorsion. C'est vraiment un tout petit incident, qu'on monte en épingle d'une façon parfaitement ridicule.
 
Q.- Donc, un professionnel de la culture qui vit de fonds publics peut continuer à parler. Il n'a pas à se taire ou à éviter de faire gaffe ?
 
R.- Evidement. Mais vous imaginez un peu...
 
Q.- Oui, mais vous, vous recommencerez si vous trouvez dans un autre texte, une autre brochure...
 
R.- J'estime que la liberté d'expression s'applique absolument à tout le monde, y compris, à moi.
 
Q.- Facile, très bien. En tout cas, si vous le dites. Les journées du patrimoine ont lieu ce week-end. Il y a 15 000 monuments ouverts gratuitement, 21 manifestations. Les Français adorent cela. Ils vont pouvoir visiter même la Cité de l'architecture qui va ouvrir demain dans le Palais de Chaillot après cinq ans de restauration. Et il paraît que l'Elysée vous demande, sans perte de recettes, que certains musées de France soient gratuits. Comment vous allez faire ? Quels musées ?
 
R.- Là-dessus, la liste n'est pas encore complète, quelques noms de lieu sont déjà sortis dans la presse. Ce qu'on fait, on va faire une expérimentation : on va regarder ce qui se passe pendant six mois, les six premiers mois de 2008, précisément en faisant le jeu de la gratuité. On va regarder ce qui se passe à l'étranger. Et puis, après on décidera, parce qu'il peut y avoir plusieurs sortes de gratuité : cela peu être en direction de certaines tranches d'âge, cela peut être certains jours. Vous voyez, il y a beaucoup de choses à moduler.
 
Q.- Mais vous dites ça se fera.
 
R.- En tout cas, on fait l'expérimentation et ensuite on regardera exactement ce qui se passe. C'est ce que le Premier ministre a annoncé et c'est ce que le Président souhaite.
 
Q.- Cela veut dire que si l'expérience marche, vous chercherez à rendre gratuit un jour l'accès à tous les musées ?
 
R.- Si l'expérience marchait, on verrait, on travaillerait dans ce sens.
 
Q.- Le Louvre à Abou Dabi... L'expertise culturelle des Français est très demandée à l'étranger. Est-ce que vous continuerez dans cette voie ? Est-ce qu'il y a d'autres projets ?
 
R.- Pour l'instant, non. Il n'y a pas d'autres projets. Il faut déjà réussir le Louvre, qui est déjà vraiment un énorme projet considérable, très intéressant, parce qu'on a été préféré en réalité à toutes les institutions américaines.
 
Q.- Est-ce qu'il faut s'habituer à cette idée, qui ne date pas d'aujourd'hui, qu'un ministre de la Culture peut avoir ses crédits rognés ? Par exemple, est-ce que vous lancez dès aujourd'hui un appelle au mécénat et au développement du financement privé de la culture ?
 
R.- De tout façon, ce n'est pas nouveau. Je veux dire la culture aujourd'hui, elle a plusieurs financeurs : il y a les collectivités locales bien sûr, il y a des mécènes privés. Je crois que c'est normal, qu'il y ait ainsi plusieurs sources. Cela ne veut pas dire que l'Etat se désengage. Il faut continuer à porter évidemment nos missions. Bien sûr, je le ferai sur le patrimoine, sur la création et sur tout ce qui transmission.
 
Q.- On dit à Messieurs Arnaud, Ricard, Pinault, De Castres, Decaux : "à l'aide, à l'aide !"
 
R.- Pas du tout, on ne dit pas : "A l'aide" ; on dit : "Venez, associez vous à nos projets". Ils le font déjà depuis longtemps.
 
Q.- Alors, est-ce qu'il est vrai - je passe à un autre sujet - que le Gouvernement va accorder à France Télévisions, qui le demande, une coupure publicitaire de plus ?
 
R.- Ce n'est pas décidé. Je rappelle que France Télévisions a déjà eu une dotation importante, il y a ce qu'on appelle un contrat d'objectifs et de moyens, cela veut dire qu'il y a des objectifs et en retour des moyens importants. Une augmentation du budget de 3,5 % pour 2008, c'est beaucoup. Moi je serais ravie personnellement de voir une augmentation de mon budget de 3,8. Je crois que c'est un élément important. Ensuite, ce n'est pas décidé de savoir s'il faut des financements supplémentaires ou pas. C'est actuellement sur le bureau du président de la République.
 
Q.- Donc, ce n'est pas non, ce n'est pas oui ?
 
R.- Ce n'est pas non, ce n'est pas oui, pour l'instant.
 
Q.- Hier, vous avez dit que vous, vous accepteriez une sorte de petit ajustement de
la redevance. Alors, on dit 1 euro, 2 euros?
R.- J'ai dit hier qu'il n'y aurait pas d'augmentation de la redevance, parce que le Président s'est engagé à ne pas augmenter les prélèvements obligatoires, et je le redis très clairement. On a envisagé un ajustement, mais je ne crois même pas qu'il y aura d'ajustement. On va voir ce qui est décidé.
 
Q.- Donc, ce qui était hier un petit ajustement, aujourd'hui est gommé ? Vous ne le diriez pas ce matin ?
 
R.- Je ne le dirais peut-être pas, parce que, écoutez, la décision va être prise de toute façon dans les jours prochains. Il n'y a pas peut-être urgence. Comme je le dis, il y a un bon contrat, il y a une bonne augmentation, il n'y a peut-être pas urgence pour l'instant, à augmenter les financements de l'audiovisuel public.
 
Q.- Alors, ça ne peut pas être la redevance, ça ne pas être la pub. Est-ce que vous croyez que France Télévisions peut trouver, en faisant des économies, ses propres ressources ou des ressources nouvelles ? C'est cela que vous dites à France Télévisions ?
 
R.- Je crois qu'on peut toujours trouver des ressources nouvelles, et je pense en effet qu'il y a toujours des synergies. D'ailleurs, France Télévisions a déjà commencé à chercher des synergies, bien sûr, à l'intérieur du groupe, et certainement, il peut continuer. C'est lui d'ailleurs qui l'a demandé dans le contrat dont je parle.
 
Q.- Les syndicats de journalistes regrettent que jusqu'à présent, vous ne les ayez pas reçus. Ils trouvent votre silence méprisant, je me dois de vous le dire. Est-ce que vous allez les recevoir ?
 
R.- Ecoutez ! Voilà encore... C'est vraiment aussi un faux procès. Quand il y a eu des problèmes, vous vous souvenez des échos de la Tribune ? J'ai naturellement reçu les rédactions, avec évidemment les syndicats des journalistes. Vous savez, actuellement on est le 14 septembre, on a l'impression qu'on est rentré depuis trois mois, parce qu'il y a un rythme extrême...
 
Q.- Vous êtes ministre depuis combien de temps, d'ailleurs ?
 
R.- Je suis ministre depuis le 17 mai. Mais là, j'ai vu effectivement les patrons, par exemple, de la presse quotidienne régionale cette semaine. Pourquoi ? Parce qu'on prépare le budget, et il faut soutenir le secteur de la presse écrite - c'est ce que j'ai dit d'ailleurs hier soir au dîner de l'Humanité - et c'était de ça qu'on discutait. Par ailleurs, ma porte est ouverte.
 
Q.- Vous dites donc aux syndicats de journalistes qu'ils seront aussi reçus ?
 
R.- Oui, bien sûr.
 
Q.- Dernière remarque : en quittant Europe 1, vous allez recevoir tous les patrons de télévision pour évoquer avec eux le rendez-vous avec la télévision numérique de 2011, et avec ce qu'on a appelé le dividende numérique. Pour la TNT, vous souhaitez aller plus vite que 2011. C'est-à-dire, si c'est possible ?
 
R.- Je pense que, pour le passage en haute définition, ce sera intéressant de savoir si on peut aller plus vite. Moi, je voudrais qu'on l'étudie, parce que c'est un énorme plus, et par ailleurs, je crois que c'est intéressant de faire un peu un point en effet, avec tous les patrons de chaîne, pour savoir un peu quels sont leurs projets au plan de la technologie, parce qu'actuellement ça bouge beaucoup. Il n'y a pas d'un côté le secteur des télécoms nouvelles technologies, qui serait la modernité et la télé qui serait ringarde. Pas du tout.
 
Q.- Votre préférence, ce serait qu'on passe de l'analogique au numérique en 2009, 2010, si c'est possible ?
 
R.- On est en train de voir si effectivement on peut accélérer, au moins en commençant dans certaines régions.
 
Q.- Un ministre de la Culture de la 5ème République, depuis A. Malraux - il y aura bientôt 50 ans, il est sollicité partout pour faire vivre les arts et la culture. Est-ce que cela va changer ?
 
R.- D'être sollicité, pas du tout. Là, il n'y a aucune chance.
 
Q.- On l'arrose sans contrepartie. Vous avez dit ce matin qu'on arrosera comme d'habitude, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Avec contrepartie ?
 
R.- Avec contrepartie, avec engagement réciproque. Et je n'aime pas le terme "d'arroser", je préfère le terme de "choisir" et de "s'engager".
 Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 14 septembre 2007