Texte intégral
Monsieur le Sénateur, Cher Louis de Broissia,
Monsieur le Maire, Cher François Rebsamen,
Monsieur le Président des rencontres de Dijon, Cher Radu Mihaileanu,
Monsieur le Président de l'ARP, cher Jean Paul Salomé,
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureuse d'être parmi vous aujourd'hui. Permettez-moi d'abord de remercier la société civile des Auteurs-réalisateurs-producteurs d'organiser chaque année ces rencontres, espace essentiel de débat sur le cinéma et son avenir. Cet événement est, je dois le dire, « sans concurrence » quant à son niveau de qualité et de réputation, et je tiens à vous en féliciter.
Vous nous avez priés de venir d'assez bonne heure pour un samedi matin, débattre d'un sujet qui, du fait des enjeux intellectuels qu'il porte et de sa haute technicité, est plutôt un sujet de l'après-midi ou du soir. Mais c'est un sujet majeur, important, et nous souhaitons tous l'aborder.
Par ailleurs, Monsieur le Maire, la ville de Dijon est sans doute un lieu propice à une vraie réflexion sur la concurrence. Le célèbre arrêt «Cassis de Dijon » de la CJCE a fait date dans l'histoire du droit européen de la concurrence en posant la règle dite des « mesures d'effet équivalent ».
Peut-être le travail collectif de ce matin sera de suffisante qualité pour être inscrit dans les annales du droit de la concurrence comme « la conférence de Dijon sur cinéma et droit de la concurrence ». J'en fais le voeu.
Mais revenons au coeur de notre débat : « Droit de la concurrence, diversité économique et politique culturelle, comment établir une complémentarité ? ».
Comme ministre de la Culture, je serai naturellement amenée à formuler la question autrement, d'une manière un peu plus rude aux oreille des puristes de la concurrence : la politique culturelle est-elle compatible avec une application stricte du droit de la concurrence ?
D'abord, une première question : faut-il opposer le droit de la concurrence et les politiques culturelles ? Ce n'est pas évident.
En effet, l'immersion de l'art dans l'économie de marché et l'émergence d'une théorie économique de la concurrence ont sans doute des racines communes, qu'on peut situer vers la fin du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, qui a vu aussi se poser les grands principes du droit d'auteur.
L'art se libère alors peu à peu de l'influence des cours princières. Il trouve son public, devient rémunérateur et s'organise en marché. C'est à cette époque que l'oeuvre d'art devient « aussi une marchandise », tout en demeurant oeuvre de l'esprit avec ses caractéristiques propres.
Au fil des siècles, le monde de la culture s'est si bien inséré dans l'économie de marché que l'on parlera finalement d' « industries culturelles ». Le mot nous est familier aujourd'hui, mais il est d'invention récente, et c'est sans doute par référence au cinéma et à la musique que cette expression prend son sens.
Le droit de la concurrence dans nos sociétés s'est quant à lui peu à peu construit et imposé comme un instrument visant a atteindre l'efficacité, le bien-être et le progrès économiques, pour les consommateurs, par l'entretien d'une pression concurrentielle.
Il a également pour objectif affiché, par le contrôle qu'il étend à toute l'activité économique, de garantir la loyauté des comportements, notamment pour les acteurs dominants qui pourraient abuser de leur puissance sur le marché, ce qui aurait pour effet de réduire la croissance et l'innovation. Il pourrait même s'avérer indispensable à la pluralité et à la diversité de la création, dans un marché comme le cinéma où quelques films et quelques entreprises se partagent une part importante du public.
En théorie donc, une économie de l'art et de la culture insérée dans le marché, comme l'est le secteur du cinéma, ne saurait s'exonérer du droit de la concurrence et n'aurait pas objectivement de motif, ni peut-être d'intérêt à s'y soustraire.
Et pourtant, la culture n'aime pas le droit de la concurrence et le droit de la concurrence le lui rend bien. Pourquoi ?
Sans doute d'abord parce que l'intrusion dans l'univers de la culture d'un droit fondé sur le concept d'« l'homo economicus » peut poser problème. Cet « homo economicus » aussi qualifié d' « idiot rationnel » par un prix Nobel d'économie ...
L'art et la culture sont le domaine de « l'homo aestheticus » - pour reprendre l'expression de Luc Ferry, - et c'est la seule raison justifiant qu'ils soient au coeur d'une politique publique. La culture est une dimension fondamentale d'une citoyenneté éclairée, qui permet de ne pas réduire l'individu à un simple consommateur. N'envisager que le bien-être économique, c'est évidemment négliger la part de rêve, la part d'irrationnel qui anime l'activité culturelle et dont elle se nourrit. Et considérer que la relation entre le spectateur et l'oeuvre est devenue une relation purement marchande, réductibles aux règles de concurrence, cela va à l'encontre de tout ce qui fonde une politique culturelle.
De ce fait, il est toujours difficile de résoudre les problèmes de concurrence qui se posent dans le cinéma parce que l'on ne saurait lui appliquer sans ménagement le droit commun, avec le présupposé qu'il produira forcément des effets bénéfiques.
L'économie de la culture a des caractéristiques très particulières : c'est une économie très encadrée, où l'intervention financière de l'Etat demeure importante et structurante. C'est particulièrement vrai du cinéma en France, où se mélangent initiatives privées et financement public, avec pour objectif le développement dans la diversité d'une création jugée économiquement fragile et à haut niveau de risque.
La particularité de l'économie du cinéma n'a jamais mieux été exprimée que par la célèbre formule de Malraux qu'il faut lire dans les deux sens : à ceux qui estimeraient que le cinéma n'est que l'industrie du divertissement, il rappelle que c'est un art. A ceux qui pensent qu'en tant qu'art il s'exempte et s'immunise contre les règles du marché, il rappelle que c'est une industrie. Nous sommes dans cette instabilité permanente. Et dès lors que toute une politique d'Etat s'est construite et perfectionnée au fil du temps, pour maintenir ensemble ces deux caractéristiques du cinéma, c'est cet équilibre qui doit être visé en toutes circonstances. Y compris pour la régulation de la concurrence.
L'économie du cinéma se déploie ainsi sur fond de marchés hautement réglementés, protégés, contrôlés, stimulés économiquement par une politique publique constante et déterminée, à tel point qu'elle en devient une des caractéristiques qui le distinguent radicalement d'autres secteurs d'activité.
Il est un fait aujourd'hui que les politiques de concurrence sont convoquées de manière de plus en plus systématique et sans doute avec raison, comme remèdes aux dysfonctionnements des marchés susceptibles d'entraver la croissance et l'innovation.
Mais cette tendance à une extension de l'empire du droit de la concurrence sur nos économies, doit être maîtrisée et réfléchie, me semble-t-il, dès lors que l'on touche à l'économie de la culture, en particulier s'agissant du cinéma.
La philosophie qui sous-tend ce droit peut être dangereuse si elle aboutit à remettre en question des dispositifs qui structurent et stimulent efficacement le secteur. Par exemple, les aides d'Etat, les mesures de régulation sectorielle ou encore les dispositifs d'auto régulation type « code de bonne conduite ».
Le droit strict de la concurrence peut aussi être inadapté lorsqu'il est sollicité pour porter remède à un problème affectant l'économie du cinéma. Ce fut le cas sans doute au sujet des cartes illimitées, pour lesquelles il a fallu recourir à une loi. Ce peut être le cas aussi pour le contrôle des concentrations, qui ne poursuit pas toujours un objectif de diversité culturelle ou de pluralisme de la création et de la diffusion.
Je voudrais à cet égard commenter deux exemples : l'un qui concerne la France, l'autre l'Europe.
Le premier est d'actualité : deux avis ont convergé ces derniers jours pour suggérer une suppression du dispositif instauré par la Loi dite « Royer » qui soumet à autorisation préalable les grandes surfaces. La commission européenne avait adressé, il y a quelques mois, un avis motivé à la France pour qu'elle abandonne ce dispositif ; le Conseil de la concurrence a rendu la semaine dernière un avis qui va dans le même sens, et enfin la commission Attali a fait la même recommandation, sans doute à juste titre. Soyons bien conscients toutefois qu'à côté des règles d'urbanisme commercial figure dans cette loi un dispositif beaucoup plus récent (introduit en 1996) adapté au secteur du cinéma. C'est un bel exemple de régulation sectorielle qui a fait ses preuves et qui a permis un développement équilibré et durable du parc de salles de cinéma en France. A la différence de nombreux autres pays où le déploiement non régulé des multiplexes s'est soldé par des fermetures de salles et une moindre diversité de programmation.
J'ai donc immédiatement alerté le premier ministre sur le rôle qu'a joué ce dispositif pour un aménagement culturel équilibré du territoire, et sur le fait qu'un alignement des mesures prévues pour le secteur de la grande distribution au cinéma serait lourd de conséquences sur un secteur où par ailleurs les tensions concurrentielles peuvent être vives et nuisibles à la diversité de programmation.
J'en prends pour preuve que le législateur a eu le souci d'affiner et de resserrer les critères d'autorisation au fil du temps et en fonction de l'évolution du marché et du parc de salles, qui demeure le premier d'Europe et le plus diversifié aussi, mêlant multiplexes, salles indépendantes et salles d'art et essai.
Voilà une régulation sectorielle qui a fait ses preuves, à l'aune de critères qui bien évidemment ne sont pas purement et simplement économiques.
Deuxième exemple : le contrôle exercé par la commission européenne sur les aides d'Etat au cinéma. Il n'est nullement dans mon esprit de remettre en question le principe de ce contrôle, dont aucun secteur ne saurait s'exonérer, pas même le secteur culturel.
De plus, l'Union européenne a ratifié en 2006 la convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle, qui reconnaît le « droit souverain » des Etats à mettre en place des politiques culturelles.
La communication de la Commission européenne sur l'agenda culturel européen à l'heure de la mondialisation réaffirme la nécessité de mieux prendre en compte l'objectif de diversité culturelle dans l'ensemble des politiques communautaires.
Ces évolutions dans les liens entre culture et concurrence en Europe sont encourageantes. Mais le rapport de force reste encore très inégal à mes yeux, et notamment la question des aides au cinéma reste une préoccupation.
En effet, au regard du droit communautaire, les aides publiques sont en général interdites car faussant la concurrence, sauf dans quelques cas particuliers comme les aides à caractère culturel.
Or nous savons tous ici que sans aides publiques, il ne peut exister de cinémas nationaux en Europe, et donc de cinéma européen. Les règles fixées par la Commission européenne en 2001 pour autoriser les aides nationales ont reconnu le caractère culturel du cinéma. C'est sur cette base que les aides françaises administrées par le CNC ont été autorisées en 2006.
La Commissaire Reding a annoncé que ces règles seraient maintenues jusqu'à 2009. Pour autant, plusieurs pays européens ont rencontré récemment des difficultés dans ce cadre pour obtenir l'accord de la Commission européenne sur leur régime d'aides, comme si l'objectif poursuivi était de réduire la distance qui sépare les industries culturelles des autres secteurs.
C'est pourquoi je crois souhaitable d'essayer au contraire de clarifier ces règles, et de les prolonger afin de garantir la sécurité juridique et la permanence de nos systèmes d'aides.
Je compte proposer à la Commission européenne d'en discuter lors de la présidence française de l'Union européenne, dans le second semestre de l'année 2008.
Aujourd'hui, personne ne remet plus en cause, de manière directe et frontale, le bien fondé de la politique d'aide au cinéma, mais en revanche deux préoccupations demeurent : la première, c'est l'empire que progressivement le droit de la concurrence étend sur l'ensemble de l'économie de marché, y compris les marchés qui relèvent de la culture, dont on pourrait estimer qu'ils nécessitent pour le moins un traitement particulier. Or le droit de la concurrence semble difficilement s'accommoder de régimes particuliers.
La deuxième préoccupation est de savoir si - pour s'en tenir au domaine qui nous occupe aujourd'hui - le cinéma n'a pas lui-même besoin d'une forme de régulation de la concurrence qui lui soit adaptée. Taillée sur mesure. Sur ce dernier point il me semble qu'aujourd'hui, nous sentons bien un fort besoin de régulation, auquel le droit commun de la concurrence ne répond qu'imparfaitement. Là est le problème.
Il m'a paru évident que le temps était venu de lancer une réflexion sur ce sujet. J'ai proposé à Christine Lagarde, qui l'a immédiatement accepté, que son ministère soit associé à cette mission. Nous l'avons confiée à deux experts, Mme Anne Perrot, membre du conseil de la concurrence, sensible aux questions d'application du droit de la concurrence dans le domaine de la culture, et M. Jean-Pierre Leclerc, que vous connaissez bien, puisqu'il s'est penché récemment sur les problèmes de diffusion des films en salle. Je reparlerai tout à l'heure de cette mission de réflexion, à laquelle le débat d'aujourd'hui apportera sa pierre.
Mesdames et Messieurs, vous l'aurez compris : le rôle d'un ministre de la Culture, c'est évidemment de défendre, d'illustrer, de faire prospérer l'idée de diversité culturelle qui nous est chère, et ce qui l'accompagne, c'est-à-dire une offre abondante de films, variés, reflétant toute la palette des sensibilités artistiques de nos créateurs.
Mon rôle est aussi celui du régulateur, il est d'intervenir dans les rouages économiques pour défendre la spécificité du secteur culturel.
Aujourd'hui, nous avons tous conscience que l'intervention économique de l'Etat en faveur du cinéma, si elle est nécessaire, n'est pas suffisante et que le ministère de la Culture et de la Communication, doit aussi poser les règles de l'économie de la culture.
Le terme de régulateur n'est peut-être pas élégant, mais il a du sens. C'est ainsi que je conçois une part importante de la mission qui m'a été confiée par le Président de la République, c'est aussi - et c'est fondamental - la raison d'être d'un ministère de la Culture.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 24 octobre 2007