Déclaration de M. François Huwart, secrétaire d'Etat au commerce extérieur, sur les risques et avantages de la mondialisation, à Lille le 21 décembre 2000.

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Circonstance : Conférence à la Faculté des sciences juridiques et sociales à Lille, le 21 décembre 2000

Texte intégral

Je suis extrêmement heureux de vous rencontrer aujourd'hui à Lille et d'avoir l'occasion de débattre avec vous de la mondialisation dont on parle beaucoup depuis quelques temps.
On en parle haut et fort, on en parle à droite et à gauche, on en parle parfois à tort et à travers.
S'agit-il d'un effet Seattle ou d'un effet Millau ? Je ne saurais dire. Toujours est-il que la mondialisation est aujourd'hui au cur de toutes les polémiques. Aux philippiques des uns succèdent les apologues des autres, au catastrophisme, le messianisme.
La double accélération du progrès technologique et des échanges semble en effet cristalliser les angoisses les plus aiguës comme les espérances les plus imprudentes.
Plusieurs discours concurrents se sont construits sur la mondialisation.
En voici une ébauche de typologie très sommaire.
Le discours des économistes tout d'abord, trop souvent présenté comme celui des mondialisateurs. Ancré dans la démonstration ricardienne des avantages comparatifs, ce discours décrit la mondialisation comme un jeu sans perdants. On exporte pour pouvoir importer et consommer au meilleur prix pour le plus grand bien-être du consommateur. Fondé en théorie, c'est un modèle qu'on peut critiquer pour son abstraction, mais qu'on ne peut récuser totalement.
L'autre discours est celui des anti-mondialisation, coalition de ceux qui sont contre le FMI, contre l'OMC, contre la World company. Le spectre de ce discours est très large : il a le grand mérite de mettre en lumière les risques évidents d'une mondialisation inégalitaire et injuste. Mais à force de se concentrer sur les " dommages collatéraux " de la mondialisation, il n'échappe pas toujours à la nostalgie d'une croissance zéro idéalisée. Cette remise en cause radicale de l'économie fondée sur l'échange et la monnaie apparaît souvent utopique.
Mais il existe un troisième discours, moins audible car plus austère peut-être. C'est le discours politique, qui ne remet pas en cause les apports de la théorie économique et fait place aux courants critiques. Pour ne prendre que cet exemple, les politiques de l'environnement, tant dans notre pays que dans les négociations internationales, ont en effet beaucoup bénéficié de la vigilance des ONG.
Le discours politique a aussi des contraintes propres. Tributaire des enjeux diplomatiques, des rapports de force internationaux, des calendriers de négociations, il a une responsabilité essentielle : celle de l'intérêt général qui n'est pas la somme des intérêts égoïstes. La première responsabilité du politique est en effet de défendre les intérêts des citoyens dont il tient son mandat.
Un discours politique et responsable s'appuie aujourd'hui sur la nécessité de réguler la mondialisation, c'est à dire d'en maximiser les profits pour tous ! Il s'agit de donner des règles à l'échange international pour en garantir l'équité.
Ce discours, c'est celui que je veux vous tenir aujourd'hui.


I. Les nouveaux défis
Oui, la mondialisation, comme toute " révolution ", entraîne des déséquilibres. Et cette adaptation à un monde en voie d'intégration économique rapide peut avoir un coût élevé. Des risques inédits surgissent, qui sont autant de défis pour les gouvernants. Voyons d'abord quels sont les principaux défis de la mondialisation.

A. Les " risques collatéraux " de la croissance

  • 1). Le risque de propagation rapide à l'ensemble de la planète des crises financières frappe souvent les esprits.

Les crises financières ne sont plus rares dans les pays émergents : le Mexique, l'Asie, puis la Russie, et, en ce moment, l'Argentine.
Prenons l'exemple de la crise asiatique en 1997 ; elle est née d'une funeste interaction entre l'effondrement des taux de change, lié à la perte de confiance des investisseurs internationaux et la fragilité du financement des entreprises, exposées à un fort endettement à court terme en devises.
Alors qu'au départ cette crise était localisée en Thaïlande, elle s'est rapidement propagée à l'ensemble des économies, faisant craindre le pire, c'est-à-dire sa propagation à l'ensemble de la planète.
Ces crises financières sont-elles la conséquence directe et inévitable de la mondialisation ?
La crise a révélé d'une part les insuffisances de régulation interne et les déséquilibres microéconomiques. La croissance vigoureuse des économies de la zone asiatique a longtemps dissimulé la gravité des lacunes. Je peux en énumérer quelques-unes :
suraccumulation du capital dans certains secteurs liée à la doctrine fallacieuse du To big to fail, à l'exemple des chaebols coréens.
inadéquation des structures bancaires, financières et industrielles.
insuffisance du cadre réglementaire national, en particulier l'absence de loi sur les faillites
des politiques monétaires et de change inappropriées, avec notamment un ancrage systématique au dollar.
Par ailleurs, la crise asiatique a bien mis en évidence le besoin d'une meilleure régulation du système monétaire et financier international. J'y reviendrai.
Mais la mondialisation recèle aussi d'autres dangers. Le progrès est rapide, parfois trop. La recherche forcenée de productivité enclenche parfois un tourbillon où l'homme peut se laisser griser et finir par se perdre. Ces risques sont largement médiatisés désormais : ils touchent notamment à l'environnement.

  • 2). L'effet de serre

Si je choisis comme exemple la lutte contre l'effet de serre, c'est qu'elle a valeur de test. La communauté internationale est-elle prête à répondre de manière concertée aux problèmes liés à l'intensification des échanges et à la croissance industrielle, bref aux externalités négatives de l'activité économique, comme disent les experts.
La tendance au réchauffement de la planète est un phénomène avéré, même si on ne peut pas se prononcer avec exactitude sur l'ampleur du phénomène. En 1998, d'après la Croix Rouge, le nombre de réfugiés déplacés par des catastrophes naturelles a pour la première fois dépassé celui des personnes chassés de chez eux par les guerres de toutes sortes. Le climat apparaît désormais comme un bien public international : depuis le sommet de Rio en 1992, les Etats ont reconnu la nécessité d'une démarche de coopération qui dépasse les intérêts particuliers. Des instruments économiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ont été définis : incitations, taxations, crédits d'émissions, technologies propres.
Mais la difficulté reste avant tout politique : il s'agit de faire accepter l'idée que ces bénéfices à long terme justifient des contraintes immédiates. Même lorsque la volonté politique existe, ne soyons pas naïfs : il y aura toujours des arbitrages délicats entre l'objectif de réduction des émissions et les objectifs de compétitivité industrielle ou de politique intérieure.

  • 3). Les OGM

Autre exemple, celui des OGM, car il suscite des controverses passionnées : cultures arrachées, cargos arraisonnés, et j'en passe.
Il y a deux manières d'envisager les problèmes posés par les OGM.
La première consiste à encadrer leur culture et leur commercialisation, de manière à prévenir les risques pour l'environnement. C'est ce qu'a choisi de faire l'Union européenne : notre position est qu'on ne mesure pas encore de manière suffisamment satisfaisante les risques éventuels pour l'environnement, voire la santé , pour pouvoir considérer les OGM comme des produits agricoles ordinaires. Nous sommes donc favorables à ce que l'on peut appeler une bio-vigilance.
Les Etats-Unis sont d'un avis différent. Ils en sont de loin les premiers producteurs, avec près de 30000 hectares cultivés l'année dernière.
La question peut donc être posée en termes de préférences collectives différentes. Sans la mondialisation, ces préférences collectives pourraient coexister sans problème. En revanche, avec l'interdépendance des économies et l'intensification des flux commerciaux, ces différences d'appréciation et de réglementation deviennent plus difficiles à gérer. Mais tout le rôle du droit international c'est de trouver des moyens d'accorder ces points de vue, comme ça a été le cas, sur ce sujet précisément avec le protocole de Carthagène sur le commerce transfrontalier d'OGM.
Pourquoi, alors, dans ce cas, la conférence de suivi qui s'est tenue la semaine dernière à Montpellier a-t-elle suscité une nouvelle fois la vindicte des organisations non-gouvernementales ? Pour certaines d'entre elles, encadrer le commerce des OGM, cela revient à l'accepter. Or, les OGM symbolisent l'intrusion de la dépendance technologique au sein d'un monde agricole perçu comme une sphère préservée.
Il est certain qu'un décalage se crée entre le rythme échevelé de la mondialisation indexé sur celui des technologies et le rythme du quotidien de bon nombre de nos concitoyens.
Ces décalages technologiques imposent des adaptations. On comprend bien comment ces décalages nourrissent la crainte des effets secondaires de la mondialisation. Cette crainte légitime est celle de l'exclusion :
Exclusions de certains groupes sociaux dans nos sociétés tout d'abord.
Marginalisation de certains pays au sein de l'économie mondialisée ensuite.

B. Exclusions dans nos sociétés.
La mondialisation pénalise -t-elle les travailleurs des pays avancés ?
Une des principales craintes suscitées par la mondialisation tourne en effet autour de ce qu'on appelle le dumping social. Ce terme générique recouvre trois problématiques :

  • 1). Les délocalisations vers les pays du Sud, vers ces terres où le salaire est dérisoire et la législation peu encombrante.
  • 2). Les destructions d'emplois causées par les importations.
  • 3). L'attractivité du territoire

1). S'agissant des délocalisations, on met en cause la concurrence fiscale et sociale entre Etats. Le dumping social est bien un problème propre à la mondialisation car il surgit du décalage entre la mobilité des capitaux et la fixité, si j'ose dire, du facteur travail.
Il s'agit d'une pratique déloyale et surtout funeste puisqu'elle est censée déclencher une course à l'abîme social.
A cette inquiétude je répondrai que les délocalisations sont très limitées par rapport à l'importance des investissements français : elles représentent à peine 5% de nos investissements directs dans les zones géographiques proches telles que les pays d'Europe centrale et orientale ou le Maghreb. Ces implantations à l'étranger s'inscrivent d'ailleurs souvent dans des stratégies de conquête de nouveaux marchés.

2). En ce qui concerne les importations, je veux rappeler plusieurs points importants :
les importations en provenance des pays en développement ne représentent que 2 à 3 % du PIB dans les pays industrialisés.
la croissance de nos importations en provenance de ces pays est parallèle à celle de nos exportations vers les pays en développement ou en transition.
les importations en provenance des PED bénéficient aux consommateurs sous forme de baisse des prix, donc de gains de pouvoir d'achat, ce qui permet la création d'emplois dans d'autres secteurs, notamment celui des services.
Mais la question qui se pose est alors plus fondamentale : pourquoi choisir une économie de l'échange plutôt que l'autarcie ? Il s'agit d'un choix de société. Serions-nous prêts à payer le prix de l'autarcie : moindre pouvoir d'achat, moindre choix pour les consommateurs que nous sommes, moindre bien-être collectif. S'il faut parler franchement, alors reconnaissons que le fait même de participer à l'échange implique des coûts d'ajustement. Cette ouverture peut menacer des secteurs économiques, détruire certains emplois et creuser des inégalités au sein-même de notre société. Mais renoncer à l'échange au nom du refus des inégalités devrait se payer d'une croissance amputée et d'un appauvrissement collectif. Dans un pays de taille moyenne comme la France, la seule dimension du marché national serait insuffisante pour justifier le maintien sur notre territoire de la production aéronautique et automobile.
Il est indiscutable que la croissance liée à la mondialisation des échanges profite en valeur absolue à la collectivité, mais accentue les inégalités entre les groupes sociaux, et même à l'intérieur de chaque catégorie sociale.
Cette redistribution des cartes économiques n'est pas spontanément équitable. Elle enrichit les uns plus que les autres. L'ouverture des économies favorise en effet les plus mobiles, et les plus diplômés, ceux-là même qui sont le plus aptes à s'insérer dans les réseaux d'une économie globalisée éminemment sélective. Cela n'est supportable que si les inégalités nouvelles sont contrebalancés par une politique forte de redistribution des chances, une politique de solidarité qui permette de traiter les effets secondaires de cette double accélération du progrès technologique et des échanges.

3). Le capital humain est donc un facteur essentiel de l'attractivité d'un territoire. A l'intérieur de ce territoire, la formation, les compétences dispensées par l'école deviennent le facteur discriminant, celui qui évite les exclusions et polarise les revenus. L'éducation et la formation doivent donc être nos priorités : antidotes aux inégalités sociales, elles sont déjà la " sécurité sociale " du 21ème siècle.
Mais l'éducation et la formation ne sont pas seulement un " filet de sécurité " : elles constituent le meilleur atout de notre pays dans la mondialisation. Ce sont les ferments de ce qui constitue désormais, à mes yeux, l'avantage comparatif de notre économie : l'innovation. Favoriser la création d'entreprises, favoriser l'innovation sont au cur du projet européen de bâtir " l'économie de la connaissance la plus performante ". Le gouvernement de Lionel Jospin en a fait l'un des axes forts de sa politique économique et je souhaite que nous puissions revenir sur ces enjeux tout à l'heure.

C. La marginalisation de certains pays.
Les problématiques ne sont guère différentes à l'échelle du village planétaire. Une majorité de pays bénéficie de la mondialisation mais d'autres courent le risque d'être marginalisés.
La problématique nord-sud est aujourd'hui plus complexe que jamais. De nombreux pays en développement sont lancés dans une phase de rattrapage rapide, à tel point que la dichotomie nord-sud devient inopérante. Ils participent avec succès au commerce mondial et sont en train de rattraper les pays industrialisés.
L'économie chinoise va connaître une croissance de 8 % en 2000 et ses exportations ont augmenté de plus d'un tiers depuis le début de l'année. Savez-vous combien il s'y vend de téléphones portables chaque mois ? Plus de 2 millions. A la fin de cette année, il y aura 70 millions d'utilisateurs dans le pays. Il s'agit déjà du deuxième marché mondial pour la téléphonie mobile, devant le Japon.
En réalité, la question essentielle aujourd'hui n'est pas de savoir si la mondialisation est néfaste pour le sud. L'ouverture au commerce international est clairement un facteur de croissance et de développement. Les seuls pays ayant réussi leur " décollage " économique en cette seconde moitié de 20ème siècle ont choisi une stratégie d'intégration progressive dans l'économie mondiale. Mais, si la croissance a été forte, elle a été inégalement répartie. L'écart relatif de revenus réels entre les pays les plus pauvres et les plus riches s'est creusé et les inégalités entre pays se sont aggravées.
En effet, certains pays, en particulier ceux de l'Afrique sub-saharienne, ont aujourd'hui un revenu inférieur à ce qu'il était il y a une trentaine d'années. Les 48 pays les plus pauvres, essentiellement africains, représentent aujourd'hui un demi pour cent du total des exportations mondiales, alors même que les échanges internationaux auront augmenté cette année de 14 %, selon les chiffres de l'OMC. Ces pays courent aujourd'hui le risque d'être exclus de la mondialisation.
En 10 ans, on a recensé entre 70 et 80 millions de " nouveaux " pauvres en Afrique sub-saharienne. Si un ménage américain sur deux est connecté à l'Internet, un Africain sur mille peut y avoir accès. De façon plus imagée, on peut souligner que la ville de New York compte plus d'internautes que l'ensemble du continent africain.
Et, contrairement à certains discours anti-mondialisation, les investissements étrangers ont un rôle déterminant dans le développement. Or, un pays comme la Malaisie accueille plus d'investissements étrangers que l'ensemble du continent africain ! Le rapport de la Conférence des nations unies pour le commerce et le développement est édifiant. Les flux d'IDE auront cette année dépassé les 1 100 milliards de dollars dont les 3/4 destinés aux pays développés. Sur ce total, l'ensemble des pays en développement se sont partagés 190 milliards, l'équivalent de l'OPA de Mannesman sur son concurrent Vodafone dans la téléphonie mobile.


II. Les " grandes espérances " de la mondialisation
Les risques que je viens d'évoquer, les déséquilibres ne doivent pas déboucher sur une condamnation du phénomène de la mondialisation.
Les inégalités et les dérapages constituent à mes yeux un appel à agir. Agir pour que les progrès technologiques bénéficient au plus grand nombre, en France comme dans le monde. Agir enfin pour que cette mondialisation soit celle des savoirs partagés et pas seulement celle des bénéfices rapatriés.
Il serait en effet funeste d'abandonner le développement, bénéfique, je le répète, du libre-commerce à la seule dynamique des marchés et des intérêts mercantiles. Nous devons pallier les inégalités et désamorcer les risques de dumping global que j'ai évoqué. C'est justement le rôle du politique. Et celui des Etats.
Simplement, les mutations en cours touchent aussi aux formes que prend l'intervention publique. L'Etat gendarme se veut aussi vigie et stratège désormais. Il ne s'agit plus tant de régir que de réguler, c'est à dire de donner des règles.

A. Des espoirs fondés avant tout sur le progrès technologique.
Je reviendrai dans un instant sur le rôle de l'Etat dans l'avènement d'une mondialisation régulée et plus équitable, mais je veux d'abord souligner l'enchaînement vertueux entre mondialisation, progrès technologique et croissance économique. On a peut-être trop stigmatisé les risques de la science et des techniques, au point d'oublier que nos espoirs de croissance économique durable sont justement fondés sur le progrès technologique. Revenons à l'esprit des Lumières : la science est le premier vecteur du progrès. Et l'une des missions prioritaires des pouvoirs publics aujourd'hui est de favoriser ces effervescences technologiques, de traduire l'innovation en termes de développement économique.
Au sommet de Lisbonne, puis à celui de Feira au printemps dernier, l'Union européenne a pris la mesure de ces enjeux en plaçant l'innovation au cur de sa politique pour la croissance et pour l'emploi et en soutenant une dynamique du progrès technologique qui touche l'ensemble des domaines de la recherche.
A commencer par les sciences du vivant. Aujourd'hui, le g-business (gene-business) serait déjà en passe de voler la vedette au e-business. La mise en réseau mondiale a permis de mutualiser l'ensemble des efforts de recherche mondiaux afin d'accélérer l'avancement des travaux. Le décryptage du génome humain en a largement bénéficié. Et cette " nouvelle économie " de la santé liée à la génomique est une révolution médicale comparable à celle de Pasteur il a plus d'un siècle. Le cabinet Ernst Young souligne qu'en 1998, sur les 22 produits qui ont reçu l'autorisation de l'agence européenne du médicament, onze étaient issus des biotechnologies.
Ces progrès sont déjà indissociables de l'essor des nanotechnologies, ces technologies de l'infiniment petit. On travaille désormais à l'échelle de l'atome ou de la molécule. Stockage de données, résistance de nouveaux matériaux en nanotubes de carbone, traitement sélectif des cellules, ce ne sont là que les premières applications !
Je m'en tiendrai à ces quelques remarques car la dimension technologique de la mondialisation est déjà largement commentée.
Demandons-nous plutôt ce qui manque au progrès pour qu'il soit véritablement, selon le mot de Victor Hugo, " un pas collectif pour le genre humain " ?
Pour ancrer une croissance économique durable sur le plan social et environnemental, pour encadrer le progrès scientifique et économique, il faut un troisième pilier : le progrès juridique, en particulier pour les pays en développement.

B. Progrès juridique interne
La crise asiatique de 1997 a donné une idée précise de ce risque, du potentiel dévastateur d'une telle crise globalisée. L'intervention de la communauté internationale, à travers le FMI en particulier, a été décisive et les pays d'Asie du sud-est ont connu un rebond rapide et fort en 1999, amorcé par la vigueur de la demande en produits électroniques et le dynamisme de l'économie américaine.
Nous aurions tort pourtant de nous satisfaire de cette sortie de crise rapide et de ne pas en tirer les leçons. L'épisode a mis en lumière les déficiences structurelles propres aux Etats, à commencer par les béances ou les imperfections du droit. Ce sont bel et bien des défaillances juridiques qui ont déclenché la crise économique et financière. Ce sont ces même défaillances qui menacent la pérennité du progrès économique. Elles permettent en effet, le développement du crony capitalism, ce capitalisme de compères, dans lequel l'allocation du capital n'obéit plus à des données objectives mais à des jeux d'influences.
L'urgence est donc de renforcer les droits bancaires ou boursiers, le droit de la concurrence et celui des faillites. Or qui dit règle de droit dit juge qui l'interprète et la fait respecter. Le progrès juridique est donc indissociable du progrès institutionnel qui dote l'Etat de tribunaux honnêtes et compétents, et d'une administration qui ne l'est pas moins. En un mot, il s'agit d'établir partout les bases de l'état de droit économique. Cette préoccupation est au cur de la nouvelle stratégie de réduction de la pauvreté décrite par la Banque mondiale dans son dernier rapport. La Banque met en effet l'accent sur la qualité de la gestion publique, l'efficacité de la justice ou la transparence des mécanismes de décision. Surtout, il ne s'agit plus de vux pieux ou de sermons sans lendemains.
L'exemple du Cameroun est à cet égard instructif. Les institutions internationales mettent en uvre le Document stratégique de réduction de la pauvreté élaboré en étroite concertation avec la société civile camerounaise. La lutte contre la corruption en est l'un des axes forts. Or, chaque passage de la mission conjointe FMI-Banque mondiale coïncide avec des inculpations pour mauvaise gestion dans l'administration. Est-ce donc tout à fait un hasard si les perspectives économiques du pays engagent à l'optimisme : croissance du PIB prévue à 7,5% en 2000/2001 et demande intérieure en hausse de près de 11 % sur la même période ?
Tous ces aspects juridiques et institutionnels concourent à fonder ce qu'on appelle désormais la bonne gouvernance. On comprend bien comment une action efficace de lutte contre la corruption peut rassurer les investisseurs étrangers. Dans le contexte de concurrence globalisée, cette bonne gouvernance, la qualité du droit et des institutions, devient un élément décisif dans l'allocation des capitaux à l'échelle mondiale. La Banque mondiale souligne également que ses programmes doivent être négociés au niveau local et doivent associer les citoyens. Le progrès juridique est une condition du progrès économique et reste sous-tendu par un progrès démocratique.
La réponse au sous développement ne réside donc pas uniquement, comme on l'a longtemps affirmé, dans les aides publiques massives et l'ouverture commerciale. Nous devons surtout, je crois, aider les pays en développement à sortir du sous-équipement juridique. Les aider aussi à supporter les coûts de ces superstructures nouvelles.

C. Le progrès juridique international
Cet aspect seul justifierait que les efforts soient menés à l'échelle multilatérale. Il me semble que beaucoup des maux, des dérèglements dont la mondialisation est aujourd'hui tenue responsable relèvent justement des insuffisances juridiques encore trop nombreuses au niveau international.
La relation classique entre ordres juridiques interne et international apparaît plus complexe que jamais. Je pense évidemment aux questions posées par les multinationales, dont la localisation juridique parfois artificielle. Or, on ne saurait laisser aux marchés ou aux entreprises multinationales la responsabilité de régler les problèmes de la pauvreté, de l'environnement ou du droit du travail. Ces questions, comme tant d'autres, sont de la responsabilité de la communauté internationale.
J'insiste donc sur la nécessité d'un double mouvement de régulation, à la fois interne aux Etats et internationale. Mais contrairement à ce que " l'effet Seattle " pourrait donner à penser, la régulation internationale est loin d'être inexistante. Comme je l'ai indiqué précédemment, la crise asiatique a suscité une réflexion d'ensemble sur l'architecture financière internationale dans différentes instances: le Forum de stabilité financière ou l'OCDE par exemple. Les travaux sont déjà bien avancés, que ce soit sur la transparence des hedge funds, sur la lutte contre le blanchiment des capitaux et les paradis fiscaux. 121 pays membres de l'ONU ont signé la semaine dernière, à Palerme, une convention contre le crime organisé. Le texte prévoit justement l'harmonisation des législations nationales et criminalise les pratiques de blanchiment ou de corruption.
La multiplication des institutions multilatérales, au premier rang desquelles l'Organisation mondiale du commerce, joue évidemment un rôle fondamental dans ce processus. L'OMC, vous le savez, est née en janvier 1995 et a succédé au GATT.
La volonté de réguler, c'est à dire de fixer les règles du jeu commercial, est justement au cur de l'action que nous menons à l'OMC. Le principe de base de l'Organisation n'est d'ailleurs pas tant l'ouverture commerciale que l'égalité de traitement. Or, ce principe de fonctionnement est à mes yeux un principe de droit. De plus, les accords de l'OMC ont été adoptés par consensus entre les pays-membres. Je serais presque tenté de parler en ce domaine d'un contrat social multilatéral.
Il est donc logique que l'OMC soit aussi doté d'un tribunal qui permette de faire vivre, de rendre effective la règle de droit. Ce juge du commerce international, c'est l'Organe de règlement des différends. L'OMC doit, je crois, une large part de sa puissance à cet organe. C'est lui qui enregistre les plaintes adressées par les pays. En cas d'échec d'une conciliation à l'amiable, il réunit un panel d'experts qui instruit la plainte. D'où le panel banane et les Foreign Sales Corporations (les aides fiscales américaines aux exportations) qui animent la chronique des relations transatlantiques ces dernières années.
Mais je peux prendre un autre exemple, qui illustre le fonctionnement de l'ORD : celui du panel amiante. Nous nous sommes trouvés en conflit avec le Canada au sujet de l'amiante. Au nom de l'impératif de santé publique, nous avons refusé de continuer à importer des produits contenant de l'amiante. Le Canada a dénoncé une entrave au libre-échange et nous a attaqué. L'ORD a réuni un panel qui a finalement tranché en notre faveur cet automne, en jugeant que l'article 20 du GATT autorise des exceptions au titre de la protection de la santé humaine. Cela souligne que les préoccupations mises en avant par la France et ses partenaires de l'Union sont prises en compte.
Il s'agit bien de trouver un point d'équilibre entre ce besoin de régulation, d'une part, et l'objectif de libéralisation des échanges d'autre part.
Mais cette recherche de régulation doit se faire dans la cohérence. De nouvelles institutions spécialisées semblent nécessaires, en particulier une Organisation mondiale de l'environnement, comme la France l'a proposé. Mais nous devons aussi trouver des modes d'actions qui permettent d'associer le FMI, la Banque Mondiale, l'OMC et les autres institutions spécialisées. Aux côtés de l'ONU enfin, des institutions moins formelles comme le G7-G8 ou le G 20, ont un rôle à jouer.
Je vous laisse méditer cette ébauche d'une nouvelle architecture internationale plus cohérente qui reste à construire.


Conclusion :
Je veux, pour conclure, m'adresser directement à vous. Je suis mal placé pour décider si 20 ans est le plus bel âge de la vie. Mais c'est l'âge auquel rien encore n'est impossible. Le monde que je viens de décrire très sommairement vous appartient déjà un peu. Faites en bon usage, vous qui en serez demain les acteurs. Mais surtout, n'hésitez pas à le parcourir, et revenez plein d'usage et raison.
Antonio Gramsci opposait l'optimisme de la volonté et le pessimisme de l'intelligence. J'aime assez cette formule. Il me semble en effet que nous devons avoir l'intelligence de ne pas minimiser les risques et les déséquilibres provoqués par la mondialisation. Mais ce diagnostic ne doit pas déboucher sur une condamnation sans appel. L'effervescence citoyenne grandissante depuis Seattle verse parfois dans l'excès. Elle témoigne pourtant de cet optimisme de la volonté, de la certitude que nous pouvons agir sur les mutations en cours, que nous pouvons influer sur le cours de la mondialisation, que nous pouvons lui donner le visage du progrès. Un progrès dont la dimension économique n'occulte pas la valeur humaniste.

(Source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 25 janvier 2001)