Interview de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, à "France Info" le 10 décembre 2007, notamment sur la visite du Colonel Kadhafi en France et la question des droits de l'homme.

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Média : France Info

Texte intégral

R.- Bonjour.
 
Q.- Secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme, en colère ce matin, la visite du Colonel Kadhafi en France, vous fâche. Parce que ça tombe mal aujourd'hui, ou parce que ça tombe mal tout court ?
 
R.- Parce que ça tombe aujourd'hui. Je n'ai absolument aucune hostilité vis-à-vis d'une visite du Colonel Kadhafi en France, à partir du moment où il a renoncé à tout programme militaire nucléaire. Dans ces conditions, il vaut mieux parler avec lui plutôt que de le marginaliser ou de le rejeter aux confins du terrorisme.
 
Q.- Malgré ses déclarations sur le terrorisme, justement ?
 
R.- Justement, précisément, c'est pour cela que cette visite ne doit pas s'inscrire dans une... comment... enfin ne doit pas être considérée comme un chèque en blanc. On doit être sur nos gardes, et si je ne suis pas hostile à cette visite, je suis assez réservée sur le fait qu'elle arrive un 10 décembre, Journée Mondiale des Droits de l'Homme, 59ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. C'est cela qui me semble un petit peu gênant.
 
Q.- D'ailleurs, vous ne serez pas au dîner avec lui ce soir, avec N. Sarkozy. Vous n'avez pas été invitée ou vous ne souhaitez pas y aller ?
 
R.- Je n'ai pas été invitée. Vous savez on n'est pas obligé d'être invité à tous les dîners où tous les chefs d'Etat viennent. Donc moi, je...
 
Q.- Mais vous auriez aimé y être ?
 
R.- Ah ! Pas du tout, ni plus, ni moins. De toute façon, aujourd'hui, j'avais déjà prévu d'être au dîner de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, dans le cadre de cette journée internationale des Droits de l'Homme dont je vous parle. Dans l'après-midi, à partir de 16 heures au Quai d'Orsay, je remettrai le Prix de la République française à des militants des droits de l'homme qui se sont battus pour la liberté d'expression et pour la lutte contre la traite des êtres humains. Donc ce sont... c'est un prix qui existe depuis 1988, qui a déjà été donné à Shirin Ebadi ou Taslima Nasreen. Donc voilà ? J'avais déjà ce programme qui était prévu de longue date et depuis même ma prise de fonctions, je préparais cette journée, sans savoir à ce moment-là que le Colonel Kadhafi serait à Paris. Donc ça n'a rien à voir.
 
Q.- Il y a de fortes chances, effectivement pour que les militants des droits de l'homme vous parlent de cette visite aujourd'hui. On a vu que la désapprobation montait quand même pas mal dans les de l'opposition, qui a dit, elle aussi, tout le mal qu'elle pensait de cette venue. Vous, vous dites que c'est quoi ? C'est une erreur aujourd'hui, de faire cette visite ? Vous parlez, vous dites que la France n'est pas un paillasson.
 
R.- Je n'ai pas la même position que l'opposition. L'opposition est opposée par principe à la visite du Colonel Kadhafi, je ne partage pas cette position. Moi, j'étais en Libye, lorsque le Président Sarkozy y était, au moment de la libération des infirmières bulgares et du médecin bulgare. Donc je n'ai absolument rien contre cette visite aujourd'hui. Ce qui me pose problème, je vous le dis, c'est que cela arrive aujourd'hui, cette journée si particulière et qu'on n'ait pas encore demandé à Kadhafi de s'engager pour les Droits de l'Homme dans son pays. Parce que dans son pays en Libye, il y a encore un peuple qui souffre de l'absence de la liberté d'expression, les détenus sont torturés, il y a des disparus dont on ne sait pas ce qu'ils sont devenus. Et puis je pense aussi aux familles des victimes de l'attentat de Lockerbie qui sont 170, qui attendent encore que les procédures judiciaires aillent à leur terme. Et cette visite réveille cette douleur. Donc moi, je n'ai pas la même position que l'opposition, j'ai une position de responsabilité, qui consiste à dire : donnons la possibilité à Kadhafi de se racheter, néanmoins faisons ça dans certaines conditions. Peut-être aurait-il fallu un autre jour, et en contrepartie de cette réhabilitation du Colonel Kadhafi, demandons-lui de faire des efforts pour les droits de l'homme dans son pays. Et je pense même que le Colonel Kadhafi gagnerait, un jour pareil, à profiter et à retourner le symbole de ce jour, pour finalement donner des gages démocratiques. Parce que le retour...
 
Q.- C'est l'occasion ou jamais pour lui de le faire ?
 
R.- C'est l'occasion ou jamais. Et là, je pense que nous nous retrouverions. Parce que c'est ça aussi les règles du jeu international, ce n'est pas seulement la levée de l'embargo, ce n'est pas seulement l'acceptation, enfin le refus de tout armement nucléaire, militaire, c'est aussi l'acceptation des droits de l'homme. Voilà.
 
Q.- R. Yade, je voudrais vous faire écouter ce que dit, depuis l'Argentine, le chef du Gouvernement. Il trouve F. Fillon, que la polémique est déplacée.
 
F. Fillon, Premier ministre : La France reçoit le Colonel Kadhafi, parce que le Colonel Kadhafi a libéré les infirmières bulgares. Et parce que le Colonel Kadhafi s'est engagé dans un processus de réintégration dans la communauté internationale. Que les donneurs de leçons tournent sept fois leur langue dans leur bouche. Laisser les infirmières bulgares croupir dans les geôles libyennes, ça aurait été un crime. Nous voulons que la France parle avec tout le monde, parce que la France n'a qu'un seul camp, c'est celui de la démocratie et de la liberté.
 
Q.- Alors est-ce que les donneurs de leçons ça s'adresse à vous ? Est-ce qu'il vous a appelé F. Fillon d'Argentine ?
 
R.- Non, non, pas du tout. Je suis absolument d'accord avec ce que dit le Premier ministre, c'est d'ailleurs ce que je dis moi-même depuis le début : on doit parler à tout le monde, ça je l'ai déjà dit, mille fois. Je suis d'accord quand il dit également, comme je viens de vous le dire, que le Colonel Kadhafi réintègre la communauté internationale plutôt que de le marginaliser. Ça je l'ai déjà dit, on est complètement sur la même longueur d'ondes. Quant aux donneurs de leçons, je vous dis, moi, je n'appartiens, enfin je dis ne pas partager les positions de l'opposition. Donc là aussi, on est d'accord. Mais simplement, moi, je suis dans mon rôle, je fais mon travail. Qu'aurait-on dit si la secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l'Homme ne disait rien ? On a quand même créé cette fonction pour que ça serve à quelque chose. Si j'étais secrétaire d'Etat à l'Economie, je n'aurais pas à avoir une quelconque position sur cette visite. Et peut-être même m'arrangerait-elle au regard des contrats. Mais je suis secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme, alors ce n'est pas moi qui ai créé ce poste-là. Je suis obligée de l'assumer et de prendre des positions équilibrées, absolument pas extrémistes, mais équilibrées, puisque je le répète, je ne suis pas contre le fait qu'il vienne, mais qu'il vienne ce jour-là c'est un peu difficile à accepter et qu'en plus, il ne donne pas l'impression de donner des gages vis-à-vis des droits de l'homme dans son pays, c'est ça qui explique ma position.
 
Q.- Alors là vous avez l'occasion de parler. Il y a eu des précédents, pour lesquels vous n'avez pas eu l'occasion de vous exprimer, je pense à la Chine par exemple, puisque là pour le coup, la secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme n'a pas eu son mot à dire ?
 
R.- Vous voyez, c'est pareil, c'est-à-dire sur la Chine, je n'ai rien dit. Bon...
 
Q.- Vous n'étiez pas invitée ? Vous auriez aimé y aller ?
 
R.- Voilà on m'a critiquée, on m'a critiquée. Maintenant je dis, je fais mon travail, on me critique que ça ne va pas non plus. Donc, jusqu'à présent, je n'ai rien dit par solidarité, parce qu'on se dit tout ça, c'est normal, il faut bien pousser la croissance etc. Mais au bout d'un moment, je suis obligée d'endosser mon habit de secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme...
 
Q.- Et vous auriez aimé le faire en Chine ?
 
R.- Pourquoi pas ?
 
Q.-...Ou après les déclarations du Président sur la Russie, sur la Chine ?
 
R.- Sur la Chine, c'était symbolique, c'était symbolique. Arriver dans une délégation française avec sa secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme, c'était envoyer un message aux Chinois qui était clair. Mais simplement pour quoi faire ? C'est-à-dire si j'y avais été, pour ne rien dire, ça ne servait à rien. Parce que là on aurait dit, elle y est allée, elle ne l'a pas ouvert. Ça aurait été pire peut-être. Par ailleurs, à partir du moment où le président de la République en a parlé lui-même des droits de l'homme, c'est encore mieux, les choses ont été dites, elles ont été dites par lui, et c'est encore mieux que si ça avait été une modeste secrétaire d'Etat qui les avait dites. Donc là-dessus, moi, je n'ai pas de problème et puis ce n'est pas moi qui décide. Je ne vais pas m'imposer dans des délégations. Et vous savez, les droits de l'homme, je vous le dis, ce n'est pas s'enchaîner sur la Place Tien an Men en hurlant « Droits de l'homme, droits de l'homme ». C'est un travail de fond, tous les jours, souvent confidentiel ; il s'agit d'aider un militant des droits de l'homme bloqué à Gaza, comme je l'ai fait pour Rajis Ourani (phon) viceprésident de la FIDH, qui vient cet après-midi à Paris pour le Prix des Droits de l'Homme. Je l'ai fait pour des gens qui sont menacés de la peine de mort, et tout ça se fait dans la plus grand discrétion, parce qu'il ne faut pas braquer aussi les autres Etats, il ne faut pas les braquer, il faut être aussi efficace et ce n'est pas l'invective qui permet de l'être.
 
Q.- Dernière question R. Yade, parce que nous sommes pressées par le temps sur l'affaire de l'Arche de Zoé. Vous êtes nommément mise en cause, vos services également par une lettre écrite par E. Breteau, lettre qu'il nous a envoyée à nous, France Info. Vous dites quoi aujourd'hui à E. Breteau et aux gens qui soutiennent l'Arche de Zoé ?
 
R.- Ecoutez, moi, je pense que j'ai envie d'appeler à l'apaisement. Il y a une enquête qui est en cours, au Tchad et en France. Laissons les juges travailler, voilà c'est tout ce que j'ai à dire. Alors que monsieur Breteau me mette en cause, pourquoi pas ! Surtout si c'est pour dire que j'ai fait capoter son opération, ce que je m'échine à expliquer depuis quand même plusieurs semaines. Donc moi, j'ai fait mon travail en empêchant cette opération de se faire. Je ne vais pas m'en excuser, c'est le meilleur hommage qu'il pouvait me rendre.
 
Q.- Merci, R. Yade, d'avoir été en direct avec nous, ce matin sur France Info.
 
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 10 décembre 2007