Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à Radio Notre Dame le 16 novembre 2000, sur le passage à une armée professionnelle, sa féminisation et son niveau de recrutement, la restructuration de GIAT industries et la défense européenne.

Prononcé le

Média : Radio Notre Dame

Texte intégral

DENISE DUMOULIN
Avec pour invité aujourd'hui, monsieur ALAIN RICHARD qui est ministre de la Défense depuis trois ans et demi maintenant et qui a accepté cette invitation. Pour vous interroger aujourd'hui, Jean-François Bodin de RCF et François Ernenwein de La Croix.
Nous avons évidemment une actualité qui est à la fois immédiate, une actualité qui est lointaine. Nous les aborderons au cours de cette émission. Mais tout d'abord, pour vous situer brièvement, vous avez dans votre parcours d'études le Lycée Henri IV, l'Ecole nationale d'administration.
ALAIN RICHARD
Oui. Mais je rappelle toujours que, même pour les crimes les plus graves, il y a prescription.
Quarante ans de militantisme politique, cela efface un peu.
DENISE DUMOULIN
Alors, militantisme politique, vous avez commencé au PSU, le Parti socialiste unifié. Et puis, ensuite, c'est en 75 que vous avez adhéré au Parti socialiste. Vous avez été maire de Saint-Ouen l'Aumône pendant vingt ans, une commune d'environ un petit peu moins de 20 000 habitants et député socialiste du Val d'Oise pendant quinze ans. Vous êtes
Sénateur ensuite. Et puis, vous êtes depuis trois ans et demi ministre de la Défense. Un certain nombre d'affaires dont on parle aujourd'hui, ce n'est pas du tout sous votre ministère que cela s'est passé. On vous posera peut-être quand même l'une ou l'autre question. Nous allons d'abord commencer si vous le voulez bien avec Jean-François Bodin qui est rédacteur en chef de RCF avec peut-être des questions d'abord françaises.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Oui et un sujet qui intéresse beaucoup les Français en ce moment, celui de la vache folle. Est-ce que la caserne, est-ce que les militaires ont succombé au syndrome de la vache folle ? Est-ce qu'il y a du buf dans les casernes ou pas ?
ALAIN RICHARD
Oui. Comme vous le savez, le Gouvernement a répété de façon argumentée qu'il n'y avait pas de motif de supprimer la consommation de toute viande bovine. De très nombreuses précautions ont été prises. Les animaux qui sont aujourd'hui mis dans la chaîne alimentaire pour ce qui concerne le muscle, la viande présente des garanties de sécurité. Et d'ailleurs, beaucoup de consommateurs clairement informés continuent heureusement d'en acheter. Par contre, comme nous avons affaire à des adultes et nous souhaitons que chacun puisse prendre sa responsabilité, l'instruction que j'ai donnée est que, pour les repas de service puisque là, en l'occurrence, les gens s'alimentent pendant leur service, nous ferons en sorte, lorsqu'il y a du buf, qu'il y ait forcément un autre choix de menu.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Il y a eu des inquiétudes ou pas spécialement ?
ALAIN RICHARD
Je n'en ai pas eu d'information. Mais c'est notre rôle de prendre les devants.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
On peut peut-être aborder un autre sujet d'actualité qui concerne le porte-avions Charles-de-Gaulle. Il y a eu l'histoire de ce pont trop court pour l'appontage des avions. Il y a maintenant un problème d'hélices sur le Charles-de-Gaulle.
ALAIN RICHARD
Je rappelle qu'il ne s'agissait pas d'un pont trop court parce qu'une des difficultés bien sûr est que ce porte-avions, sa construction a été décidée il y a quinze ans et que le projet a commencé à être dessiné en 86, 87. Entre-temps, on a changé de génération non seulement d'avions de combat mais aussi d'avions de guet, c'est-à-dire les avions radars qui peuvent faire les repérages d'objets hostiles. Et le nouveau modèle d'avion radar demande une longueur d'appontage un peu plus importante. Il avait sur le modèle du Charles-de-Gaulle tel qu'il était la longueur pour apponter mais ça pouvait entraîner un temps de manuvre qui, en période d'opérations très intenses, aurait été pénalisant.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
On ne pouvait pas le détecter plus tôt ?
ALAIN RICHARD
Ce modèle d'avions de guerre a été changé il y a quatre ans.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Alors concernant l'hélice, l'avarie de l'hélice qui vient de toucher le Charles-de- Gaulle ?
ALAIN RICHARD
L'enquête technique est en cours. Et de toute manière, il y aura la possibilité de remplacer cet élément. Je vous rappelle qu'on construit un bâtiment de cette taille tous les quinze à vingt ans et qu'à chaque fois, c'est la redécouverte de toute une série de missions. Là, la complexité particulière vient bien sûr de la volonté d'autonomie de ce bâtiment qui doit pouvoir se déplacer très longtemps de manière autonome. Et par conséquent, la propulsion nucléaire entraîne un certain nombre d'impératifs supplémentaires.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Donc pour vous, il n'y a pas de problème particulier sur le rythme de cette redécouverte ? Le calendrier est respecté, les choses vont bien ?
ALAIN RICHARD
L'admission au service actif du bâtiment sera probablement décalée d'un à deux mois.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Mais c'est sans conséquence ?
ALAIN RICHARD
Nous n'avons pas d'impératif d'engagement du porte-avions en opération dans les deux mois qui viennent.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Je voudrais revenir plus généralement à cette professionnalisation de l'armée française largement en uvre.
ALAIN RICHARD
Oui, qui est aux trois quarts achevée maintenant.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Est-ce que le processus qui a été conduit vous donne aujourd'hui satisfaction ? Est-ce que vous pensez que les choses avancent bien ?
ALAIN RICHARD
La bonne réponse, c'est : que s'est-il passé au Kosovo depuis un an et demi ? Que s'est-il passé en Bosnie ? Que s'est-il passé lorsque nous avons à soutenir de façon temporaire telle ou telle opération à l'extérieur ? Par exemple lorsque nous avons dû faciliter l'action de nos partenaires britanniques lorsqu'ils ont fait une extraction compliquée de ressortissants en Sierra Léone ? Qu'est-ce qui s'est passé lorsqu'il y a eu besoin d'intervention pour l'Erika ? Qu'est-ce qui s'est passé lorsqu'il a fallu soutenir l'ensemble des collectivités, des régions qui étaient touchées par les tempêtes ? Il faut que la disponibilité de personnel et que la flexibilité de l'ensemble des unités soit là en toute circonstance. Donc, nous sommes en train de transformer sur une période de transition de six ans donc quatre sont écoulés aujourd'hui un système mixte qui comportait 570 000 personnels dont 200 000 appelés par un système qui ne comportera que 430 000 professionnels et ce, sans rien interrompre en faisant par ailleurs des réorganisations qui ont eu des impacts locaux importants. Nous avons fermé un grand nombre de régiments. Nous avons fermé beaucoup de bases logistiques de la défense puisqu'une des conséquences de cette réorganisation est que les personnels des unités qui sont projetables, qui sont directement employables sur des terrains d'opération représentent une proportion qui est la plus élevée d'Europe. Donc, pendant toute cette réorganisation, la capacité opérationnelle non seulement a été maintenue mais s'est améliorée. Alors aucun projet de cette taille n'est parfait. Mais il me semble que, du fait à la fois de la cohérence du projet, des efforts de gestion que nous avons maintenus tout le long de ce processus et du fait de l'engagement très volontaire de l'ensemble de tous les personnels concernés, des cadres et des personnels militaires et civils, eh bien, notre système de défense est aujourd'hui au rendez-vous.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Le contrat est donc rempli. Quels seraient malgré tout les points faibles ? Quels sont les points qui vous inquiètent ou qui vous amènent à vous poser des questions sur le redéploiement ?
ALAIN RICHARD
Que vous dire ? Il faut bien entendu que les gens ne soient pas exagérément surchargés. Or il est vrai que, quand nous avons été sur-sollicités dans le premier trimestre de cette année avec plusieurs dizaines de milliers de personnels engagés pour aller soutenir les Français dans les zones les plus dévastées par les tempêtes, eh bien nous avons sollicité beaucoup les personnels. Mais entre le moment où nous faisions ce constat donc en janvier, février de cette année et maintenant, il y a au moins 5 000 ou 6 000 personnels professionnels de plus. Donc, sur le plan du recrutement, nous continuons à monter en puissance. Et les recrutements, je veux le souligner, se passent dans de bonnes conditions parce que l'image d'employeur de la défense aux yeux des Français, aux yeux des gens qui choisissent de s'engager est une image positive et nous devons évidemment maintenir cela. Dans les préoccupations, que peut-on avoir ? Bien entendu, la maintenance du matériel et la modernisation. J'entends souvent dire que la Défense coûte cher. Elle coûte à peu près en ce qui concerne les matériels 1 % de la richesse nationale produite chaque année. Ce chiffre est d'ailleurs légèrement en baisse puisque la richesse nationale, heureusement, elle augmente. La question, elle est très profondément politique. Est-ce que nous voulons que, lorsqu'il y a des crises et qu'il faut employer la force face à des agresseurs potentiels, est-ce que nous voulons que cette fonction soit forcément déléguée à une super-puissance qui ne nous demandera pas forcément notre avis ou est-ce que nous voulons avoir notre mot à dire ?
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Comment est-ce que vous évaluez l'état de l'opinion ? Puisque vous dites c'est une question politique. Donc, la question est renvoyée aux Français. Quel est leur regard sur la Défense ? Quel jugement portez-vous sur l'état de l'opinion ? Est-ce que vous avez le sentiment qu'un mouvement vous soutient dans cette démarche ?
ALAIN RICHARD
Oui. J'observe que la transformation de la Défense, cette réorganisation qui en plus, je le signalais tout à l'heure, a eu des effets économiques et sociaux non-négligeables, qui a soulevé aussi le débat " que perdons-nous avec la fin de la conscription ? ", ce mouvement bénéficie d'un consensus, d'une très large approbation. Alors bien sûr, les gens ne défilent pas dans les rues pour nous dire bravo, continuez. Mais c'est un mouvement qui, tranquillement, sereinement, est accepté et soutenu par les Français.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Il y a eu quelques conséquences économiques à ces restructurations notamment au niveau des bassins d'emplois
ALAIN RICHARD
J'ai eu beaucoup de chance de pouvoir mener ces restructurations pendant une période de croissance.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Oui. Alors il y a la question de GIAT Industries qui est liée directement à ces questions de restructuration. Il vient d'y avoir une commande de 65 véhicules blindés je crois ce qui représente un peu plus de 2 milliards de francs pour GIAT. Est-ce que ça va suffire à maintenir GIAT Industries en état de fonctionnement ?
ALAIN RICHARD
Nous poursuivons un plan qui est un plan c'est vrai de réduction des effectifs et de réorganisation industrielle de GIAT. Qu'est-ce qui s'est passé ? Cette entreprise a été constituée il y a maintenant neuf ans à partir d'arsenaux, à partir d'ateliers directement gérés par l'Etat qui fournissaient du matériel terrestre dans des conditions qui n'étaient pas des conditions d'efficacité maximum. Et cette entreprise a été amenée à se structurer, à acquérir une efficacité industrielle sur des marchés, c'est-à-dire les matériels blindés artillerie et armes de moyen et de petit calibre, qui ont baissé des deux tiers au cours de la décennie. Donc, c'est évidemment les conditions les plus défavorables. L'Etat a pris ses responsabilités en réinjectant tous les crédits nécessaires dans cette entreprise pour qu'elle maintienne son activité. Nous sommes en train de poursuivre un plan social de réduction des effectifs qui devrait amener l'entreprise à 6 500 personnels à la fin 2002. Ce plan se déroule normalement. Et il y a un accompagnement social et territorial pour les villes et les bassins d'emplois concernés qui permet que nous franchissions cette transition sans crise. Mais, permettez-moi de vous rappeler qu'il y a plusieurs centaines d'entreprises de défense dont certaines sont vraiment très hautes dans le classement technologique et de la recherche. Et qu'aujourd'hui sur l'ensemble des entreprises de défense, l'emploi est stabilisé alors que nous avons perdu jusqu'à 5 à 7 000 emplois par an pendant bien des années et que la majorité de ces entreprises se sont maintenant réinsérées, reclassées dans des groupes européens, c'était un objectif sur lequel on avait pris du retard. Aujourd'hui, il est accompli, et qui sont des groupes qui sont compétitifs au niveau mondial.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Je voudrais évoquer peut-être encore une autre question qui concerne la restructuration de l'armée. C'est la question de la coopération. Il y a un certain nombre d'organismes qui ont vu leur raison d'être complètement sapée puisqu'il n'y a plus d'appelés aujourd'hui. Je pense à des organismes catholiques notamment qui sont très inquiets. Est-ce que vous auriez un message ou quelque chose à dire à ces gens qui travaillent dans ce secteur et qui voient que forcément, tôt ou tard, leur activité va disparaître ?
ALAIN RICHARD
Nous avons été un certain nombre d'organismes publics ou d'organismes d'intérêt public qui avons bénéficié je dirais par ricochets d'un phénomène de main d'uvre gratuite du fait de la conscription. Ca n'était sans doute pas l'objectif central et démocratiquement choisi de la conscription. Donc, il y a aujourd'hui une espèce de retour à une réalité économique qui est que tous ceux qui bénéficiaient de main d'uvre gratuite doivent maintenant se la procurer dans un autre statut. Et c'est vrai bien sûr de la Défense. C'est la raison pour laquelle nous avons réduit nos effectifs de presque 30 % mais c'est vrai des autres aussi. Nous n'avons pas négligé ce problème. Et Charles Josselin et moi-même, nous avons mis en place un nouveau statut de volontaires de service civil qui sont indemnisés, ont un statut social et qui pourront faire une expérience, s'engager dans une mission d'intérêt général souvent loin, souvent à l'étranger. Donc, le statut de volontaire civil offre à la fois une sécurité, une stabilité de situation professionnelle et au moins une rémunération correcte.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Le débat est ancien et la question tranchée. Mais quand même, on a souvent présenté le Service national comme une façon d'assurer le lien Armée-Nation. Quel est votre sentiment sur ce lien ? Finalement, les questions autour de l'armée française sont peu présentes actuellement dans l'opinion. Peut-être que je me trompe ? Vous me le direz à ce moment là. Et on a du mal à arbitrer si c'est une franche satisfaction sur l'évolution des choses ou la naissance d'une profonde indifférence. Alors quel est votre sentiment ?
ALAIN RICHARD
D'abord, puisque vous souhaitez qu'on revienne sur le débat de la fin de la conscription, ce débat a été tranché par le président de la République, mais il avait été entamé lorsque la guerre froide s'est terminée et avait donné lieu à un Livre blanc définissant nos perspectives de défense adoptées en 1994 sous la présidence de François Mitterrand. Et je ne crois pas qu'on ferait avancer la valeur du lien Armée-Nation en maintenant une conscription artificiellement avec des conditions d'emploi des hommes qui ne font plus sa place à la conscription. Donc, nous devons retrouver de nouvelles bases pour la relation entre la Nation démocratique et son armée. D'abord, nous informons, nous dialoguons, nous faisons autant que les missions le permettent de la transparence sur ce qui se fait dans la défense. Le Parlement s'en saisit fréquemment et bien sûr l'exécutif débat avec le Parlement de tous les grands choix. Nous allons encore sans doute le faire. Nous venons de le faire pour le budget de la Défense 2001. Nous allons le faire pour d'autres sujets disons d'intérêt politique. Et puis, il y a précisément les 500 000 personnels de la Défense qui sont intégrés, qui sont immergés dans la société, qui font des carrières courtes pour beaucoup et donc qui ensuite s'intègrent dans la société civile et y passent aussi des messages de la Défense. Donc, je sais bien que dans une démocratie où il y a des enjeux économiques, sociaux, immédiats, des préoccupations de développement éducatif, culturel, scientifique, la Défense ne revient au premier plan que lorsqu'il y a une crise. Mais quand je vois ce qu'a été l'attitude collective des Français l'année dernière lorsqu'il a fallu que nous prenions nos responsabilités face à un drame et à une action de terreur en Europe, eh bien les Français, je crois, ont été à la hauteur.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Donc, satisfaction ?
ALAIN RICHARD
Je crois que nous sommes une démocratie qui marche je dirais de façon solide et stable dans ce domaine. Nous assumons nos responsabilités.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
La citoyenneté, c'est une tarte à la crème du débat public maintenant. Mais elle recouvre quand même un certain nombre de bonnes questions. Quelles étaient vos raisons et les bonnes raisons de s'opposer à la mise en place d'un service civil, citoyen ?
ALAIN RICHARD
Obligatoire ?
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Obligatoire, oui.
ALAIN RICHARD
La société française ne l'a pas voulu. Si vous me demandez mon sentiment, je pense que ça aurait été préférable.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
C'était le sens de ma question.
DENISE DUMOULIN
Vous-même l'avez effectué.
ALAIN RICHARD
Oui, moi, j'ai fait mon service militaire mais ça remonte à longtemps. Mais ce que je veux dire, c'est qu'au moment où on a fait le choix d'arrêter le service militaire obligatoire, la question existait au moins en filigrane de remplacer ce service par une obligation d'action au service de la collectivité s'adressant aux jeunes.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
L'argument était le coût.
ALAIN RICHARD
Oui. Mais en même temps, ça fournissait une certaine force de travail et puis une acquisition d'expérience et d'engagement chez les jeunes. Ce débat, je le constate, il a été mené avant l'entrée en fonction de ce gouvernement et il n'a pas abouti. Mais je sais que d'autres pays qui sont en train d'évoluer vers la professionnalisation en Europe reprennent ce débat.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
On ne reviendra pas en arrière ?
ALAIN RICHARD
Si des gens comme les organisations, les familles de pensée que vous représentez relancent le débat, je trouve qu'ils feront justement un acte citoyen.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Vous seriez prêt à mener ce débat à ce moment là ?
ALAIN RICHARD
Avec grand intérêt, oui. Pourquoi ? Je ne le dis pas simplement en souriant. Parce que la construction d'un équilibre de citoyen, ça passe par des droits et aussi par des obligations ce qui a changé avec la fin de la conscription. On le voit bien d'ailleurs avec les débats et les réclamations individuelles qui accompagnent la transition. Evidemment, la préoccupation des intérêts et des droits individuels devient de plus en plus déterminante par rapport au sentiment qu'on a d'obligation de la collectivité.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Ca vous semble compris par les jeunes, ça ?
ALAIN RICHARD
Il faut faire un effort d'explication. C'est ça, la démocratie.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Pour clore ce chapitre, on peut juste évoquer rapidement les " Sans Nous " qui font beaucoup de bruit en ce moment, pour lesquels vous avez annoncé des mesures.
ALAIN RICHARD
Il y a eu cinq, six, sept manifestations de rue très accompagnées par les médias, c'est normal. C'est un sujet qui intéresse beaucoup de gens qui ont été convoqués par cette organisation dite des " Sans Nous ". Il n'y a jamais eu plus de 1 500 personnes dans la rue alors qu'il y a des centaines de milliers de jeunes concernés. Je crois que ce qui se passe, c'est la grande majorité des jeunes qui sont astreints à faire le service acceptent et assument cette obligation et c'est ce qui se passe aujourd'hui dans les armées.
DENISE DUMOULIN
ALAIN RICHARD, le fait que la professionnalisation des armées amène une plus grande proportion de femmes, est-ce que c'est une bonne chose ?
ALAIN RICHARD
C'est un choix que nous faisons et je crois que l'ensemble de la communauté militaire le comprend bien. Il y a à cela deux motifs. Le premier, c'est que, comme vous l'évoquiez tout à l'heure dans la partie précédente du débat, il faut que les forces armées, que les personnels qui s'y engagent soient aussi représentatifs et aussi en phase que possible avec la société. Or notre société vit et c'est heureux une montée régulière de prises de responsabilités et de diversité de fonctions des femmes. Cela doit se retrouver dans la Défense. Je pense que c'est un facteur très profond de reconnaissance de la Défense par la France, par les Français. Et puis, il y a une deuxième raison qui est aussi tout à fait pratique, c'est que, quand on doit faire un recrutement de bon niveau en motivant des gens qui évidemment ne s'engagent pas dans n'importe quel travail mais qui ont besoin d'une vraie adhésion à leur fonction, de faire appel aux hommes et aux femmes, ça augmente le vivier de gens de talent et ayant un esprit de responsabilité pour remplir ces fonctions.
DENISE DUMOULIN
Alors il y a quand même deux cas d'exception où elles ne sont pas admises.
ALAIN RICHARD
Oui. Enfin, il y a aujourd'hui un peu plus de 99 % des postes qui sont disponibles dans les armées qui sont ouverts aux femmes.
DENISE DUMOULIN
Y compris dans la Légion étrangère ?
ALAIN RICHARD
Pour les officiers et les sous-officiers, oui.
DENISE DUMOULIN
Dans le recrutement aujourd'hui, est-ce que vous trouvez qu'il y a une évolution qui est très significative ?
ALAIN RICHARD
Pour l'instant, le niveau de recrutement reste élevé, c'est-à-dire que nous avons un bon nombre de candidats pour chaque poste. Ce nombre varie naturellement suivant les spécialités. Et il est particulièrement élevé lorsqu'il s'agit de spécialités qui vont en plus conférer une qualification et donc donner des chances ensuite d'une seconde carrière civile. Mais je redis ce que j'évoquais tout à l'heure. Quand il commence à y avoir une situation meilleure sur le marché du travail, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, le nombre de gens à employer continue à augmenter mais le nombre d'emplois augmente plus vite ce qui fait réduire le chômage, les entreprises investissent et embauchent parce qu'il y a la confiance et qu'il y a une bonne politique économique, il va de soi que chaque employeur doit aller chercher et motiver les candidats pour ces emplois. Et à ce moment là, on retrouve les bonnes et moins bonnes images publiques d'employeurs. Je crois que la Défense a fait ce qu'il fallait en particulier quant au fonctionnement de l'ascenseur social pour que beaucoup de gens soient intéressés par ces fonctions. Et puis bon, nous sommes dans un pays dans lequel heureusement les gens ont un sens du service et une volonté de s'engager. Et le fait que la carrière militaire implique de servir des valeurs et d'accomplir des missions au service de l'intérêt général joue un grand rôle.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Est-ce que vous voulez dire que la phrase qui consiste à dire " je travaille dans l'armée parce que je ne trouve pas de travail ailleurs ", c'est quelque chose qui est révolu aujourd'hui ?
ALAIN RICHARD
Oui, très largement. Et précisément, la proportion élevée de gens qui souhaitent poursuivre leur carrière alors même que, nous, dans la gestion des effectifs, nous voulons évidemment garder une Défense avec des personnels jeunes, ainsi que la proportion de candidats pour de multiples recrutements, nous confirme que ça n'est pas un second choix.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Vous favorisez les CDD ?
ALAIN RICHARD
Pas au sens où on l'entend. Nous avons dans la réforme que j'ai mise en place en 97 introduit une catégorie nouvelle de militaires que nous appelons des volontaires qui est un peu l'équivalent des emplois-jeunes pour des jeunes à relativement faible ou à faible qualification. Il a fallu, c'est vrai, convaincre les cadres militaires qu'il fallait faire ce recrutement. Je leur ai dit que l'un des points forts de l'image de la Défense dans la société française, c'est son côté ascenseur social, c'est d'arriver à faire s'en sortir des gens qui n'avaient pas beaucoup de chance au départ. Ils ont adhéré à cette idée. Aujourd'hui, je m'en trouve bien parce que toutes les filières professionnelles vont se trouver face à ce problème : les services publics comme les entreprises privées qui ont embauchés très massivement au cours des quinze ou vingt dernières années des gens sur qualifiés. Tout le monde a entendu, tout le monde a été témoin de ces affaires de bacheliers à Bac +2 ou +3 qui passaient des concours de faible niveau de responsabilité dans la fonction publique, nous sommes en train de sortir de ce phénomène et cela va s'inverser très vite.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Qu'est-ce que vous dites par exemple à un jeune qui sort de grande école ? Là, on parle des cadres de l'armée française. Qu'est-ce que vous lui dites pour lui suggérer de venir passer un temps dans l'armée française, quel peut être le discours qu'on peut lui tenir ?
ALAIN RICHARD
Il y a peu d'endroits dans la société française où il pourra exercer des responsabilités aussi vite de façon aussi directe et qui touchent à une variété de missions aussi large.
FRANÇOIS ERNENWEIN
En lui suggérant qu'ensuite il y a une seconde carrière possible ?
ALAIN RICHARD
Oui, en particulier si nous continuons comme nous le faisons à favoriser des temps de retour en formation, des perfectionnements, des diversifications de savoir-faire qui sont vraiment un très gros investissement que fait la Défense. Ce sont des hommes et des femmes qui sont très appréciés sur le marché du travail parce que les employeurs savent qu'ils ont affaire à des gens qui savent se comporter, qui savent diriger, qui savent faire des choix rapidement et puis qui ont le sens de la mission accomplie.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Est-ce que des formations du type Saint-Cyr ne sont pas condamnées compte tenu du nouveau profil de cadres que vous cherchez ?
ALAIN RICHARD
Non, parce que nous réformons progressivement les grandes écoles militaires. D'abord le niveau est bon et je vous rappelle que nous avons aujourd'hui trois concours pour entrer à Saint-Cyr, un concours disons de type plus littéraire pour les gens qui ont une culture historique, un concours de type école de commerce gestion et un concours scientifique. Nous allons poursuivre dans cette voie en cherchant en particulier à ce que des jeunes qui ont déjà un diplôme d'enseignement supérieur entrent à Saint-Cyr au lieu que cela se fasse uniquement par le système traditionnel des classes préparatoires. Et nous ferons donc des entrées sur diplôme, sur titre en deuxième et en troisième année.
FRANÇOIS ERNENWEIN
De nouvelles voies d'accès.
ALAIN RICHARD
Et puis nous allons compléter le recrutement de Saint-Cyr parce qu'il ne faut pas oublier qu'avant, on avait des officiers de réserve qui ensuite poursuivaient dans les armées qui nous donnaient un recrutement plus varié. Nous ferons aussi, la loi le permet maintenant, un recrutement sur contrat pour des gens ayant une spécialité dont on a besoin dans les armées qui soit pourront faire une carrière courte, soit au contraire pourront rejoindre la carrière générale.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Un mot encore peut-être pour parler du moral de ceux qui travaillent dans l'armée et qui sont confrontés aux changements qu'on vient d'évoquer. Il y a eu la professionnalisation. Il y a les questions européennes qui arrivent de manière assez cruciale dont on va parler dans un moment. Comment les gens qui travaillent aujourd'hui dans l'armée perçoivent leur mission ou leur travail ? Est-ce que vous sentez que le moral est bon ou il y a des inquiétudes vraiment profondes ?
ALAIN RICHARD
Ils se sentent vraiment partie intégrante d'un projet. Il n'y a pas de doute quand on regarde en arrière les cinq ou huit dernières années que c'était bien le choix qu'il fallait faire et qu'on a aujourd'hui un appareil de défense qui est plus adapté, qui répond mieux aux besoins qui seront ceux de notre présence internationale et de notre sécurité par rapport au système dont nous héritons et deuxièmement que ce projet gagne en dimension et en profondeur avec le projet européen.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Mais est-ce qu'il a des contours bien définis, ce projet ?
ALAIN RICHARD
On va en dire deux mots. Vous me demandez les plus et les moins. Le moins, c'est évidemment la surcharge et encore une certaine inquiétude de l'avenir. Je crois que ce qui s'est passé sur quatre années sur les six de la transition commence, en tout cas, c'est ce que me disent les responsables militaires et c'est ce que je reçois aussi dans les multiples séances de concertation auxquelles je participe, les inquiétudes sont déjà en partie surmontées. Mais enfin, les gens attendent et c'est normal d'avoir vu le bout. Et donc, j'ai la responsabilité morale qu'on aille jusqu'au bout et que ce processus soit maîtrisé. Mais c'est un ensemble de métiers dans lequel les gens travaillent beaucoup et il faut le reconnaître.
DENISE DUMOULIN
Aujourd'hui, l'armée est associée dès qu'il y a un coup dur. On pense justement à tout ce qui est incinération après la vache folle. On pense dès qu'il y a une catastrophe comme l'Erika ou autre. Est-ce que cela est un plus ? On a l'impression qu'il y a un côté service public dans l'image du pays.
ALAIN RICHARD
Oui, je crois qu'il faut garder le sens des proportions. Les services de la Défense sont d'abord faits pour se préparer à des conflits et pour pouvoir employer la force dans des conditions maîtrisées. Il y a des interventions de service public. Elles doivent être calculées là où c'est absolument indispensable et où ça ne peut pas être fait par un service je dirais normal et rémunéré. Donc, en ce qui concerne par exemple le traitement des problèmes de farines animales, je précise bien parce que je n'ai pas encore eu l'occasion de m'exprimer là dessus que le rôle de la Défense est purement et simplement de fournir des infrastructures qui sont en cours d'être désaffectés. Nous n'allons pas fournir de personnel pour ces fonctions là. Je crois que ça fait partie d'une forme d'accompagnement qui a existé de longue date. Souvent, sur le plan local, quand il y avait un coup dur dans une région, le régiment ou la base aérienne ou la base navale de la région allait donner un coup de main. Ça s'est plus vu dans des cas très spectaculaires comme ceux-là.
DENISE DUMOULIN
Nous allons peut-être aborder maintenant les questions européennes.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Avant de venir au format ou aux questions de l'avenir de la politique européenne de Défense et de la place de l'armée française dans ce dispositif, j'aimerais que vous nous dressiez si vous le voulez bien un bilan rapide des interventions militaires françaises en Europe ces dix dernières années. Quel regard on peut porter sur ce qui s'est passé en Bosnie, au Kosovo notamment, sur ces théâtres européens ?
ALAIN RICHARD
Je trace ce bilan en deux phrases. En Bosnie, les Européens n'étaient pas d'accord entre eux sur les objectifs politiques. Ils ont donc du s'associer à une conception du rétablissement de la paix en Bosnie qui a été définie par nos partenaires américains et je dirais rétrospectivement, heureusement qu'ils l'ont fait. Si les Européens n'avaient pas la force de caractère et l'esprit de cohésion de définir eux-mêmes la solution. Au Kosovo, les Européens étaient d'accord. lls savaient ce qu'ils voulaient. Ils s'étaient fixés des objectifs qui étaient limités mais qui étaient concrets et qui étaient d'arrêter l'épuration ethnique par la terreur. Les Européens n'ont pas pu mener l'action militaire au service de cet objectif seuls, parce qu'ils n'avaient pas les moyens et qu'ils ne s'y étaient pas préparés. Donc, cette action a été menée avec un soutien et une participation américaine importante mais sur des objectifs qui étaient clairs et qui étaient proposés par les Européens. Le résultat, c'est que, au Kosovo, les objectifs que nous nous étions fixés à savoir l'arrêt de l'épuration ethnique et la mise en place d'un système d'autonomie substantielle avec une coexistence des communautés, des communautés différentes au Kosovo, c'est largement en train de se réaliser. Vous l'avez vu avec les élections qui se sont déroulées pacifiquement. Et de surcroît, alors que nous n'avons pas mené une guerre totale contre la Yougoslavie, mais qu'au contraire nous avons bien séparé l'arrêt de l'épuration ethnique et le changement du pouvoir par l'action militaire en Yougoslavie, eh bien un an et demi après, le pouvoir a changé en Yougoslavie démocratiquement dans des conditions qui permettent la réinsertion de la Yougoslavie à l'intérieur du contexte européen. Donc, je crois que les Européens ne se sont pas trompés. L'étape d'après, c'est que les Européens non seulement soient d'accord et se fixent des objectifs sur lesquels ils soient solidaires mais qu'ils aient aussi les moyens de les soutenir militairement. C'est ce qu'on est en train de faire. Et bien sûr, si je regarde les choses psychologiquement dans les opinions et chez les dirigeants à la fois l'échec de la Bosnie dont on a tous gardé quand même une amertume et le succès politique, mais avec une aide militaire massive de nos amis américains, du Kosovo nous ont poussés dans cette direction, nous ont fait réfléchir.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Donc, là, le mouvement est vers une avancée nette ?
ALAIN RICHARD
Vous allez voir au sommet de Nice dans quinze jours et déjà à la réunion que j'aurai l'honneur de présider à Bruxelles la semaine prochaine, nous allons effectivement constituer la force européenne par des apports des Quinze nations qui sera opérationnelle en 2003 comme c'était décidé par les chefs d'Etats et de gouvernements.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Alors avec les deux exemples que vous nous avez montrés, on voit les différences d'approche et la manière dont les Européens se positionnent au fur et à mesure que le temps évolue. On a toujours l'impression quand même qu'on est obligé de regarder en coin vers les Américains pour savoir ce qu'ils vont faire et comment ils vont soutenir.
ALAIN RICHARD
On a tous tendance et vous particulièrement, les commentateurs, comme c'est normal à regarder ce qui ne va pas. Moi, je fais observer qu'au cours de cette décennie les Européens ont progressé et qu'on n'est plus dans la situation de 92 ou de 95. Il y a des choses qu'on sait faire et qu'on veut faire ensemble. Donc, j'appelle un peu l'attention sur ce point.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Alors comment ces progrès vont se poursuivre ? Qu'est-ce que vous attendez qui soit mis en uvre ?
ALAIN RICHARD
D'abord, parlons franc. L'ambition collective des Européens aujourd'hui n'est pas de faire disparaître les Américains de notre paysage de sécurité. Nous sommes tous des alliés des Etats-Unis. Nous avons de multiples facteurs de solidarité avec eux. Nous avons des choix de sécurité internationale qui sont communs. Et donc, je voudrais retirer l'illusion à quiconque si jamais elle existait encore que le projet d'Europe de la Défense est un projet anti-américain. Ce n'est pas le sujet. Et si c'était le cas d'ailleurs, il n'y aurait pas grand-monde pour nous suivre.
FRANÇOIS ERNENWEIN
L'anti-américanisme, c'est une vision datée des problèmes internationaux ?
ALAIN RICHARD
Je pense que l'anti-américanisme, c'est une vision partielle et à mon avis provisoire de quelque chose qui devrait être positif, c'est-à-dire la volonté de l'Europe d'affirmer ses propres objectifs et ses propres valeurs alors que nous progressons là dessus. Donc, la question du rapport avec les Etats-Unis doit être vue comme une conséquence et pas comme un objectif. Donc, pendant encore une période qui va durer, nous pourrons mener des actions si nous le choisissons avec le consentement des Etats-Unis même s'ils ne choisissent pas de s'y engager et je pense qu'il y a, au sein de l'opinion américaine et des dirigeants américains, une tendance forte dans ce sens qui est de se dire :"après tout, les Européens, nos amis et alliés, sont quand même majeurs et vaccinés". Ils ont les moyens économiques et les moyens militaires d'assurer la sécurité dans leurs propres zones. Donc, on peut les soutenir de diverses manières mais on n'a pas à le faire à leur place. Donc, on est dans cette transition là. Pour certaines fonctions stratégiques, nous aurons encore besoin de certaines de leurs capacités. L'objectif est bien sûr de ne pas avoir en permanence à recourir à leurs moyens.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Vous disiez tout à l'heure votre optimisme ou votre confiance en tous les cas sur les capacités des Européens de réfléchir ensemble aux questions de défense, de proposer des solutions même. Est-ce que leur objectif politique quand ils pensent à ces questions de défense est un objectif régional ? Est-ce que la défense européenne se penche à horizon européen ?
ALAIN RICHARD
Oui, et je crois qu'il faut le dire. Nous n'avons pas aujourd'hui, et je pense que ça ne va pas changer tout de suite, une démarche visant à constituer à partir de l'Union européenne, qui est un acteur politique mondial avec des responsabilités internationales majeures une super-puissance militaire mondiale. Les Etats-Unis, eux, ont un rôle de super puissance mondiale, c'est-à-dire qu'ils ont la capacité de projeter des forces massives sur les cinq continents, qu'ils ont des bases réparties un peu partout dans le monde. Notre ambition collective d'aujourd'hui, elle est régionale avec tout de même un post-scriptum qui est de soutenir des interventions des Nations unies de rétablissement de la paix éventuellement sous d'autres cieux.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Partout dans le monde.
ALAIN RICHARD
Il s'agit de se placer dans un contexte où il y a au moins un début de règlement politique ou la recherche d'un cessez-le-feu ou quelque chose de ce type. Mais probablement qu'au cours des deux, trois, quatre prochaines années, les Européens auront à se poser la question à quinze. L'ONU est en train de développer une opération, a besoin de soutien pour une opération de rétablissement de la paix à tel ou tel endroit, est-ce que nous choisissons d'y aller ensemble ?
FRANÇOIS ERNENWEIN
Ca serait strictement sous mandat de l'ONU ?
ALAIN RICHARD
Oui. C'est un point important de la convergence politique des Européens. On a fait en début de la Présidence française un séminaire entre les responsables, les dirigeants des ministères des Affaires étrangères et de la Défense sur ces questions et ça m'a beaucoup frappé, tout le monde parlait très librement, et avait une vision commune du rôle de l'ONU. Ca fait partie de la mission de l'Europe de faciliter, de consolider la légalité internationale. Donc, il faut qu'on soit prêt à ces opérations. Prenons l'exemple de Timor. Nous avons été je crois sept ou huit nations européennes sur les Quinze à envoyer des moyens dans l'opération pilotée par nos amis australiens de rétablissement de la paix à Timor. Donc, ça prouve qu'il y a bien une aspiration ou une disponibilité des Européens à prendre leurs responsabilités dans ce type de crise.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Mais est-ce que, pour une intervention en Europe, il faudra aussi l'aval de l'ONU ?
ALAIN RICHARD
Nous le répétons dans chacun de nos textes, oui.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Je voudrais poursuivre juste sur cette question, une toute petite précision. Donc, les interventions militaires françaises en Afrique qui ne se faisaient pas par exemple sous mandat de l'ONU seront possibles dans le format de l'armée française mais on ne pourra pas
ALAIN RICHARD
Il ne vous a pas échappé que, depuis trois ans et demi, il ne s'est pas produit de telle intervention.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Donc, c'est la fin d'une époque ?
ALAIN RICHARD
Cela n'a pas donné lieu à des controverses, mais, depuis trois ans et demi, la France a changé de politique africaine et respecte l'indépendance des Nations concernées. Elle peut apporter des moyens dans une politique de stabilisation.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Il y a encore des accords de coopération militaire forts et des soldats
ALAIN RICHARD
Bien sûr, bien sûr, mais qui sont souhaitées par les nations indépendantes dont il est question. Mais d'intervention unilatérale de la France pour venir arbitrer un conflit interne dans un pays africain, il ne s'en est pas produit depuis trois ans et demi. Je tenais à le confirmer.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Pour en revenir sur la scène européenne, on s'aperçoit que, quand les politiques sont d'accord, les défenses sont assez efficaces. Quand les politiques ne sont pas d'accord, il y a un cafouillage en cascade. C'est toujours souvent le sort des populations qui est en jeu derrière. Est-ce qu'on peut espérer qu'un jour il y ait quelque chose de plus cohérent qui soit mis en place ? Est-ce qu'on peut rêver à ce niveau là ?
ALAIN RICHARD
Mais moi, je ne fais pas que rêver. Je suis un militant européen depuis toujours. Et je n'ai pas de vague à l'âme. Je veux dire, quand je regarde l'Europe d'aujourd'hui par rapport à l'Europe que j'ai connu enfant ou adolescent, elle a fait des progrès massifs et elle est respectée, elle est écoutée et potentiellement elle peut être redoutée par des tas de gens. Et les gens qui verront ce qui est arrivé à monsieur Milosevic au cours des trois dernières années se diront " l'Europe, ça peut être des gens sérieux quand même ". Et nous le faisons dans le respect des droits de l'homme avec une culture de défense propre aux Européens avec toute leur histoire, toute leur expérience collective y compris des conflits entre eux. Nous l'avons fait dans une démarche de force maîtrisée sans chercher à écraser l'adversaire et nous l'avons fait de manière réellement multinationale.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Donc, ça reste un exemple pour vous ?
ALAIN RICHARD
L'Europe est en train de se constituer en une puissance respectable et crédible. Donc, ceux qui croient à l'Europe, ils ont plus de raison d'être contents et de croire à ce qu'ils font que de se regarder les chaussures en se disant "on n'y arrivera jamais" parce que ce n'est pas ce qui se produit.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Sur le plan politique, je voudrais revenir un tout petit moment sur le format des armées. L'EUROCORPS a été une expérience plutôt heureuse.
ALAIN RICHARD
Oui, absolument.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Partie sur un socle franco-allemand, elle s'est largement élargie si je puis dire. Quel est son avenir à l'EUROCORPS ?
ALAIN RICHARD
C'est de continuer. Tout le travail que nous faisons aujourd'hui, cela consiste à définir les composantes, les pièces de puzzle d'une force de réaction rapide européenne à partir de contributions nationales. Donc, c'est ce que nous allons faire lundi. Chaque Nation va annoncer combien d'unités, combien de matériels, combien de moyens de transmission ou d'observation elle mettra à la disposition de la force
FRANÇOIS ERNENWEIN
Quel est le degré d'enthousiasme sur l'EUROCORPS pour les pays qui n'en font pas partie ?
ALAIN RICHARD
La question ne se pose pas comme ça parce que nous fonctionnons bien à cinq Nations dans l'EUROCORPS. Ça fait une unité qui a son homogénéité et qui sait manuvrer ensemble. Il y aura besoin d'autres commandements multinationaux comme ça. Il y aura besoin d'autres forces qui associent divers pays. Des initiatives sont en réflexion pour qu'il y ait d'autres EUROCORPS. Mais je ne pense pas que ce soit intéressant de faire un EUROCORPS à Quinze. Cela éclaire la question qu'on évoque souvent dite des coopérations renforcées en matière de défense. La doctrine que je soutiens, moi, c'est que le cadre politique et l'adoption des missions et des objectifs doit se faire à quinze. C'est pour ça que nous mettons en place des outils de l'Union européenne pour désamorcer ou gérer les crises.
DENISE DUMOULIN
Vous avez ouvert la boîte à outils.
ALAIN RICHARD
Voilà. Nous aurons des instruments de gestion de crise et de décision au service des gouvernements européens solidaires. Mais des Nations à deux, trois, quatre ou cinq peuvent se regrouper pour fournir des moyens. Et par exemple, c'est ce à quoi nous travaillons avec nos amis allemands sur le commandement entre Européens d'une force de transport militaire parce que si, dans l'hypothèse qu'on évoquait tout à l'heure, nous devions avoir à nous projeter des forces beaucoup plus loin, c'est vrai qu'aujourd'hui, nous sommes trop courts en potentiel de transport militaire. Nous venons d'ailleurs de passer une commande groupée à Airbus pour une nouvelle génération d'avions de transport qui remplacera nos vieux Transall qui auront rendu beaucoup de services.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Ça intéresse aussi les Allemands d'ailleurs.
ALAIN RICHARD
Oui. Mais on est sept Nations à avoir acheter ces 225 avions dont la production va commencer. Mais c'est mieux de savoir les commander ensemble et de mutualiser la flotte. C'est un projet qui est franco-allemand et qui sera sans doute élargi à d'autres.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Il y a un partenaire un peu nouveau dans l'Europe de la Défense, c'est la Grande-Bretagne qui a découvert beaucoup de vertus à quelque chose qu'elle honnissait jadis.
ALAIN RICHARD
Oui. Je trouve que c'est un bel épisode démocratique. La société britannique, avant même le monde politique, a fait une espèce de bilan de son engagement eurosceptique des années 60, 70 et 80. Ca s'est fait dans les dernières années de madame Thatcher et dans le gouvernement de John Major, la première moitié des années 90. Et visiblement, il y a eu un mouvement en profondeur dans la société britannique. En regardant quand même le couple franco-allemand, les Britanniques se sont dits " on a raté le coche ". Ces deux pays ont acquis une expérience, une capacité d'entraînement en Europe. On ne s'y est pas pris de la bonne façon ". Donc, il y a eu un mouvement dans la société britannique. Il se trouve qu'il y a une force politique qui l'a saisie qui est le New Labour.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Tony Blair.
ALAIN RICHARD
Non, John Smith avant et Tony Blair ensuite ont enfourché ce thème. Ils ont été élus sur cette base là en disant : "le cur de nos intérêts aujourd'hui, c'est en Europe. Donc, on doit avoir un rôle plus actif". Quand ils ont fait le tour du propriétaire et qu'ils se sont dit dans quel domaine pouvons-nous être dans le groupe leader, ils ont pensé à la Défense.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Et ça va changer la nature des rapports en Europe, cette prise de conscience ?
ALAIN RICHARD
Ça l'a changé.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Ça l'a changé déjà.
ALAIN RICHARD
Il est clair que tout ce qu'on a fait en termes de convergence de capacité et d'engagement commun sur des questions de défense n'aurait pas marché si la Grande-Bretagne qui est la principale puissance en matière de défense avec la France, nos amis allemands reconnaissent qu'ils sont troisièmes dans ce domaine à l'intérieur de l'Europe, avait été en désaccord, cela n'aurait pas marché. Donc, c'est une belle histoire démocratique.
FRANÇOIS ERNENWEIN
La professionnalisation de l'armée britannique, c'est un bon modèle ?
ALAIN RICHARD
Absolument. Ca nous a été utile y compris dans les choses qu'ils ont révisées ou qu'ils ont rectifiées depuis lors. Et c'est un sujet qui devient d'ailleurs maintenant un sujet de collaboration et d'échange entre la plupart des Nations européennes puisqu'il y a convergence aujourd'hui pour aller vers un modèle d'armée professionnelle.
DENISE DUMOULIN
Est-ce qu'on peut vous poser deux ou trois petites questions un petit peu plus personnelles, monsieur le Ministre ?
Vous avez trois enfants. Est-ce que l'un ou l'autre a pensé, aurait pensé entrer dans l'armée ?
ALAIN RICHARD
Celui qui a 29 ans n'y a pas pensé. Il a choisi une autre voie. Les deux autres ayant 8 et 11 ans, on a encore le temps d'y penser.
DENISE DUMOULIN
Ils ont encore le temps d'y penser. Deuxième question : vous avez effectué deux ans de service militaire. Qu'est-ce que ça a changé dans votre regard sur les hommes et dans votre vie ?
ALAIN RICHARD
C'est une communauté que j'ai appris à comprendre, dont j'ai perçu les motivations et les inquiétudes de l'époque puisqu'on parle là de la fin des années 60 et avec laquelle j'ai toujours gardé, je dirais une relation de compréhension et d'estime. Je me suis trouvé heureux d'être dans cette fonction depuis lors parce que c'est une fonction dans laquelle on est en rapport avec des hommes et des femmes qui croient à leur mission.
DENISE DUMOULIN
Est-ce que c'est la qualité majeure des armées ?
ALAIN RICHARD
Oui, je crois que c'est à la fois l'engagement, donc la volonté d'aller au bout de ses actes et puis le professionnalisme et le souci d'efficacité. Donc, c'est un ministère qui est intéressant et je dirais plaisant à diriger.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Est-ce que vous avez battu le record de longévité des ministres de la Défense sous la Ve République ?
ALAIN RICHARD
Oh ! non, non. Pierre Messmer y est resté neuf ans. Donc, là, je n'y prétends pas.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Vous y resterez neuf ans à la Défense ou vous avez d'autres projets ?
ALAIN RICHARD
Je m'efforce de ne pas faire de projet de ce type parce que bon, vous savez, la vie politique est faite de circonstances et de hasards et puis de disponibilité personnelle. Moi ce que j'aime, c'est servir. Et donc, je suis quand même bien dans ma peau dans ce ministère. Ce que je veux dire simplement, c'est que d'avoir un peu de durée surtout lorsqu'il y a des grandes transformations comme celle-là à faire et puis qu'il y a un projet politique comme l'Europe, ça permet d'avancer.
FRANÇOIS ERNENWEIN
Alors justement, Lionel Jospin a loué vos qualités il y a peu de temps avec celles d'Hubert Védrine en disant que vous étiez deux des ministres peut-être les moins médiatiques, mais que vous faisiez un travail de fond. C'est des encouragements qui vous ont fait plaisir ?
ALAIN RICHARD
Je ne vais pas lui donner tort. Ça fait partie des bonnes relations qu'il y a dans ce gouvernement. Nous menons une action en équipe solidaire avec une certaine cohérence et une certaine continuité. Certains d'entre nous sont plus exposés ou choisissent de s'exprimer de façon plus complète que certains autres. Moi, je me sens tout à fait bien dans cette équipe gouvernementale qui fonctionne vraiment comme une équipe. Et bien sûr, si je peux participer même un peu à son succès et à ce qu'elle soit perçue par nos concitoyens comme ayant vraiment assumé ses responsabilités, c'est la seule récompense à laquelle je prétends.
JEAN-FRANÇOIS BODIN
Vous vous sentez bien au sein du gouvernement. On vient de le comprendre. Enfin, on pouvait l'imaginer mais vous venez de l'affirmer. Est-ce que vous vous sentez bien au sein de la Gauche plurielle ?
ALAIN RICHARD
Oui, parce que cela a été une particularité de notre vie publique depuis que j'y participe, c'est-à-dire depuis trente et quelques années, que les alliances ont peu fonctionné dans notre démocratie parce qu'il y avait à la fois le phénomène de l'élection présidentielle et puis le scrutin majoritaire. Et du fait notamment de nos insuccès et de certaines expériences que nous avons menées puisque moi, j'ai eu la chance de participer aux trois périodes de majorité de la gauche, 81-86, 88-93 et maintenant, je pense que nous avons acquis l'idée que, dans notre démocratie, il doit y avoir des coalitions, il doit y avoir des accords entre des partenaires qui se respectent et qui tiennent compte des uns et des autres. La majorité plurielle, c'est la première expression de cela. Il y a bien sûr des moments de trouble et des moments de débat. Mais cette coalition fonctionne. Elle est assumée devant les Français. Et chacun de ses membres pense qu'il y a son rôle et qu'il est mieux là que dans l'isolement. Nos concurrents, nos opposants de la droite n'ont pas encore franchi ce cap et je crois que ça contribue à leur discrédit dans l'opinion. Donc, malgré les moments de doute ou les moments de friction, nous continuerons cette démarche de coalition assumée devant les Français, oui.
DENISE DUMOULIN
Il nous reste quelques secondes. Vous êtes un homme de gauche, vous n'en faites pas mystère. Et on dirait que vous souffrez du syndrome de Charles Hernu, c'est-à-dire que vous êtes très apprécié par les hommes de droite dans l'armée. A quoi cela tient ?
ALAIN RICHARD
Au fait que j'essaie de servir en républicain, que je crois aussi qu'il y a beaucoup de républicains qui ont une sensibilité de droite et qui servent. Donc, je ne fais pas de tri et je n'ai pas d'attitude sectaire au sein de la Défense. Je crois aussi que beaucoup de militaires qui ont personnellement des convictions de droite entendent ce que dit la gauche à travers moi avec une certaine tolérance et je les en remercie.
(source http://www.défense.gouv.fr, le 17 avril 2001)