Tribune de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, dans "Le Point" le 24 janvier 2008, sur les priorités de son action au ministère des affaires étrangères.

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Média : Le Point

Texte intégral

En devenant ministre des Affaires étrangères et européennes, je n'ai rien renié de mes engagements ni de mes convictions. En devenant ministre, j'ai au contraire été fidèle au militant que j'étais, fidèle à celui que je serai encore, une fois ma mission achevée : un militant sachant l'urgence et tentant d'y répondre, un militant conscient des complexités du réel et ne refusant pas de s'y confronter. Je sais la valeur des pétitions, le sens d'une signature, la portée d'une indignation. Je sais que ces demandes sont nécessaires, mais souvent insuffisantes.
En devenant ministre des Affaires étrangères et européennes, j'ai pris le risque de l'action, une action forcément incomplète, forcément imparfaite, forcément critiquable. Mais je n'ai oublié ni l'impatience, ni le coeur, qui sont les vertus des audacieux. Et je continue d'entretenir avec les militants responsables et honnêtes - qui sont ma vraie famille - un dialogue contradictoire et fécond, un dialogue animé et respectueux. J'ai besoin qu'ils exigent ; ils doivent comprendre que j'essaye.
C'est avec cet esprit complice et complémentaire que nous avons depuis huit mois fait avancer bien des choses, problèmes sans doute lointains pour ceux qui ne connaissent du monde que les guéguerres de partis politiques, mais engagements qui font que la France, de nouveau, est fidèle à son histoire et à ses ambitions.
Quand je suis arrivé au Quai d'Orsay, ma première réunion fut pour le Darfour. Depuis près de trois ans, toutes les tentatives politiques pour protéger les populations victimes des raids des Janjawids avaient échoué. Les tièdes résolutions votées par l'ONU étaient restées sans effet. Sur place, les organisations humanitaires étaient exposées à des risques immenses. Les réfugiés affluaient aux frontières du Tchad et de la Centrafrique, menaçant de déstabiliser la région tout entière. Nous avons agi. Imparfaitement, sans doute, insuffisamment, peut-être, trop lentement, évidemment, mais nous avons agi, seuls au début.
Au mois de juin, nous avons réuni à Paris une conférence internationale, en présence notamment de ministres des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, du Secrétaire général de l'ONU et de l'Union africaine. En persuadant la Chine, soutien habituel du Soudan, cette conférence a envoyé à Khartoum le message de l'unité et de la détermination de la communauté internationale. Au mois de juillet, nous avons fait adopter par le Conseil de sécurité une résolution française autorisant le déploiement d'une force internationale ONU-Union africaine au Darfour. En septembre, sous présidence française, nous avons fait voter à l'unanimité de ce même conseil le principe - au titre du chapitre 7 - d'une présence européenne de protection et d'aide aux personnes déplacées, et de sécurisation des régions frontalières du Tchad et de la Centrafrique. En octobre, enfin, nous avons fait approuver cette présence par les ministres européens des Affaires étrangères.
Dans quelques semaines, les 400.000 déplacés du Tchad n'auront plus à redouter les incursions, les meurtres et les viols des Janjawids soudanais traversant la frontière.
Deux opérations de protection, donc, puisque dans les prochaines semaines une autre opération de maintien de la paix, la plus importante au monde, prendra place au Darfour même. Le 13 janvier, 1.400 soldats égyptiens bien équipés sont arrivés sur place. A terme, cette force comprendra 20.000 soldats, 6.000 policiers et gendarmes et plus de 4.000 civils. Grâce à eux, et grâce aux 80 ONG à l'oeuvre sur le terrain, l'avenir des populations civiles du Darfour pourrait s'éclaircir.
Reste bien sûr à trouver une solution politique durable à ce conflit. Celle-ci ne sera possible que si nous parvenons à convaincre le principal chef rebelle, Abdelwahid al-Nour, de négocier avec le régime de Khartoum. Bien que réfugié en France, il est jusqu'ici resté sourd à nos demandes, aux pressions de ses alliés les plus proches, les hommes du Djebel Mara, et à la prière des chefs d'Etat africains. Conscient des risques éventuels qu'il courrait en quittant la France, j'ai proposé de l'accompagner aux négociations pour garantir sa sécurité et de le ramener en France. Il lui reste désormais quelques semaines pour prendre ses responsabilités et répondre aux attentes de son peuple en acceptant de s'asseoir à la table de la négociation, fût-ce pour en dénoncer les modalités.
Rien n'est donc encore gagné, mais il me semble qu'au Darfour et au Tchad notre action n'a pas été tout à fait inutile et permettra demain, je l'espère, de sauver les populations civiles, celles qu'il est de notre devoir de protéger coûte que coûte. Oui, pour les réfugiés du Darfour et pour les déplacés du Tchad, nous nous obstinons.
Notre action n'est pas toujours couronnée de succès. Quand je suis arrivé au Quai d'Orsay, ma seconde priorité fut pour le Liban. Après la démission l'an dernier des ministres chiites ou pro-syriens, ce pays dont nous sommes si proches était guetté par une crise institutionnelle qui s'est hélas confirmée depuis. Après être parvenu à réunir en juillet l'ensemble des partis libanais, toutes les communautés, à La Celle Saint-Cloud, après m'être rendu sur place à de multiples reprises pour renouer et approfondir le dialogue entre tous les protagonistes, après avoir fait un geste en direction de la Syrie à la condition qu'elle cesse ses manoeuvres de déstabilisation, j'espérais qu'un consensus serait possible pour l'élection d'un président de compromis. Ce consensus n'est hélas toujours pas advenu, et pourtant nous continuerons. Nous continuerons opiniâtrement, malgré les échecs, les rebuffades, les attentats : nous n'abandonnerons pas le Liban, ni aucun des Libanais.
Nous nous obstinerons, convaincus que la France a un grand rôle à jouer au Proche-Orient, à condition de prendre des risques. Le risque, ce fut par exemple de retourner en Irak, malgré nos désaccords avec la politique américaine. Et ce fut d'y affirmer une position française originale : ni affidés des Etats-Unis, ni opposants systématiques. C'est ainsi que nous allons ouvrir le premier consulat français au Kurdistan, symbole de notre soutien à cette population hier martyre et aujourd'hui essentielle à la construction d'un Irak démocratique et apaisé. Et nous appuyer sur les populations civiles pour descendre vers le sud, dans le même esprit positif de réconciliation.
Le risque, c'était aussi de s'atteler au conflit israélo-palestinien. A l'heure où le destin de notre monde est suspendu à cette plaie ouverte, et tandis que des dirigeants courageux, des deux côtés, tracent enfin la voie d'un Etat palestinien souverain, démocratique et viable, la France devait prendre toute sa part à ce travail difficile mais nécessaire. A Annapolis, sous l'impulsion des Etats-Unis, Israéliens et Palestiniens se sont engagés à ce que cet Etat existe avant la fin 2008. La presse française a fait peu de cas de cette avancée historique, considérant sans doute que le rôle joué par les Etats-Unis la rendait suspecte. Et elle n'a donc pas mesuré non plus l'importance de la conférence des donateurs que nous avons réunie trois semaines plus tard à Paris et qui nous a permis de récolter plus de 7 milliards de dollars d'aide pour le peuple palestinien. 7 milliards qui permettront sur place d'améliorer concrètement la vie de millions de gens. 7 milliards réunis par la France pour le plan du Premier ministre palestinien Salam Fayyad.
Au Proche-Orient comme au Pakistan, où nous fûmes les premiers présents après l'assassinat de Benazir Bhutto, comme en Birmanie, pour laquelle nous multiplions les contacts en Asie et en Europe, nous travaillons bien sûr avec les Etats-Unis. Nous travaillons avec eux dans le respect et non dans l'anathème, dans la sincérité et non dans l'alignement. Alliés de l'Amérique, nous avons renoué avec elle des liens normaux, après les surenchères haineuses de la crise irakienne. Ces liens normaux nous permettent aujourd'hui de dialoguer sereinement sur nos nombreux points de désaccord, qu'il s'agisse du Liban ou du Kosovo, du Pakistan ou de l'Iran, du réchauffement climatique ou du multilatéralisme...
Là encore, on peut n'être pas d'accord sur ces choix. On peut les trouver imprudents ou pusillanimes. Et l'on peut bien sûr en débattre, comme je le fais régulièrement avec ceux qui connaissent le monde, ceux qui savent que l'action est toujours moins simple que l'injonction. Et beaucoup plus risquée. Mais on ne peut contester qu'ils prolongent les engagements de toute ma vie, ces engagements qui valurent à la France son dernier Prix Nobel de la Paix en date : cette nécessité de l'ingérence devenue, grâce à l'ONU, la "responsabilité de protéger". Pas un colonialisme de retour : une protection des hommes qui crient à l'aide.
Avant de tirer des leçons définitives et trop souvent injurieuses, que nos aventuriers en chambre, nos bateleurs sectaires commencent donc par nous dire en quoi cette action déterminée en faveur de la paix et de la justice sur tous les continents est contraire à la tradition française. Et, avant de se gausser des inévitables blessures et dérobades qu'occasionnent la fréquentation du réel et le choix de l'action, qu'ils aillent donc demander aux Darfouris et aux Libanais, aux Palestiniens et aux Kurdes, aux Pakistanais et aux Birmans, aux infirmières bulgares et aux prisonniers des FARC, aux amis d'Anna Politovskaïa et de Benazir Bhutto, à Abdelwahid al-Nour lui-même, si la politique de la France est aussi vaine et honteuse qu'ils le prétendent !
Malgré les calomnies, en dépit des injures, je resterai en ligne avec moi-même. Chaque critique est utile et certaines exigences me sont indispensables dès lors qu'elles viennent des combattants des Droits de l'Homme. Elles sont alors complémentaires de l'action, pas opposées.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 janvier 2008