Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien allemand "Suddeutsche Zeitung" le 24 janvier 2008 à Berlin, sur le dossier nucléaire iranien, le Liban, le Kosovo, le projet d'Union méditerranéenne et les priorités de la future présidence française de l'Union européenne.

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Q - Monsieur le Ministre, quand vous rendrez-vous à Téhéran ?
R - Un voyage à Téhéran n'est pas programmé. Je rencontrerai de nouveau mon collègue, M. Mottaki, jeudi à Davos. Un jour, je serai prêt à me rendre à Téhéran, mais ce jour n'est pas encore venu.

Q - Il fut une époque ou vous recherchiez le dialogue avec les autorités iraniennes par tous les moyens.
R - La France poursuit simultanément une politique de dialogue et de fermeté. Le dialogue est toujours ouvert. La fermeté s'exprime dans le document que nous avons adopté mardi et que nous présenterons au Conseil de sécurité. L'important, c'est de maintenir l'unité des six (l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis, la Chine et la Russie). Avec une troisième Résolution, nous présenterons un front commun.

Q - Quel est le degré de fermeté des sanctions ?
R - Le texte comprend des sanctions qui sont plus marquées que lors de la deuxième résolution.

Q - Le rapport des services secrets américains selon lequel l'Iran aurait arrêté de construire une bombe a-t-il nui à la recherche d'une solution dans le conflit avec Téhéran ?
R - Ce qui est sûr, c'est qu'il ne nous a pas aidés. Le public a surtout retenu que les travaux sur un programme nucléaire militaire s'étaient arrêtés en 2003. Cela signifie aussi qu'il y a eu des efforts antérieurs pour construire une bombe. La pression et la vigilance se sont relâchées dans l'opinion publique. Raison de plus pour que la vigilance politique se maintienne. Aussi la position française - dialogue, dialogue, dialogue - est-elle légitime.

Q - Quelle importance attachez-vous aux sanctions uniquement européennes ?
R - Nous nous concentrerons avant tout sur le contrôle des flux financiers. Mais je privilégie la démarche collective des six auprès des Nations unies, par rapport à des mesures européennes autonomes. Ce qui est également important, c'est de convaincre le peuple iranien que nous ne sommes pas leurs ennemis, que nous connaissons la place historique et géopolitique de l'Iran dans la région, que nous n'avons rien contre le développement du nucléaire civil. Nous n'avons jusqu'à présent pas suffisamment réussi à faire passer ce message.

Q - Mais avec qui voulez-vous discuter en Iran ?
R - M. Ahmadinejad a été élu par 25 % des Iraniens, cela nous fait encore 75 % d'autres Iraniens.

Q - La publication du NIE a eu l'air d'avoir un impact sur l'ensemble de la situation stratégique au Proche-Orient. La Syrie se sent confortée et refuse de coopérer. Cela fait-il sens de parler avec la Syrie, comme votre collègue allemand Frank-Walter Steinmeier l'a fait ?
R - Je ne veux pas perdre espoir, parce que le Liban est un pays plein de ressort.
Mais nous avons parlé avec la Syrie, très souvent. Et à chaque fois que nous pensions avoir trouvé une solution, un autre obstacle surgissait. La Ligue arabe, l'Arabie saoudite et la Jordanie parlent avec la Syrie. Le ministre allemand des Affaires étrangères a parlé avec la Syrie. Nous n'avançons pas.

Q - Alors quelle serait la bonne stratégie ?
R - Honnêtement, je ne sais pas.
L'initiative de la Ligue arabe reposait sur un document établi à partir de l'initiative française qui pose trois conditions très simples : des élection au Liban selon les règles de la Constitution, la formation d'un gouvernement représentant toutes les communautés et une modification ultérieure du processus électoral prenant en compte toutes les communautés. Et cela n'a pas fonctionné. Il faut poursuivre la négociation. Car la stabilité du Liban est une condition de la paix dans la région.

Q - En Serbie, le premier tour de l'élection présidentielle s'est déroulé avec en toile de fond l'indépendance du Kosovo. L'Union européenne va-t-elle signer un accord d'association avant le second tour, pour renforcer les forces pro-européennes ?
R - L'Iran, le Liban et le Kosovo sont des exemples de problèmes internationaux sur lesquels L'Allemagne et la France sont en plein accord. C'est important, beaucoup plus important que les petites disputes qui peuvent parfois surgir. L'essentiel est que nous soyons unis sur la question du Kosovo. Attendons de voir qui remportera le deuxième tour. Ce qui est certain, c'est que l'Europe s'exprimera d'une seule voix en février ou en mars.

Q - Février, mars, ce serait la date d'une reconnaissance ? Encore une fois, y aura-t-il un accord d'association avec la Serbie avant le second tour ?
R - Il reste des pays européens qui ne sont pas prêts à signer l'accord d'association mais nous ne pouvons pas fermer la porte à un pays qui a sa place en Europe. Lorsque je suis arrivé au Kosovo en 1999 comme représentant de l'Organisation des Nations unies, la situation était explosive. Je savais qu'un jour, il faudrait régler le problème politique. Nous y sommes, neuf ans plus tard, grâce à l'Europe. C'est un immense succès ! Dans le passé, cela aurait entraîné la guerre.

Q - L'indépendance du Kosovo intervient-elle trop tard ?
R - Je ne veux pas en parler dans ces termes à ce jour. J'attends que les élections serbes soient terminées, ensuite, nous procéderons de la manière la plus appropriée. Nous avons le Plan Ahtisaari, nous avons les propositions de l'excellent négociateur M. Ischinger, mais cela n'a pas suffi pour engager un vrai dialogue entre Serbes et Kosovars.

Q - Vous chantez les louanges de l'Europe. La France prendra la Présidence de l'Union au second semestre 2008, quels sont les projets qu'elle souhaite achever sous sa présidence ?
R - D'abord, la Slovénie a la présidence et nous la respectons. Bien sûr, en juillet, il y aura quelques sujets importants.
Premièrement, l'énergie et l'environnement. De quelles formes d'énergie avons-nous besoin pour réduire notre dépendance énergétique, comment voulons-nous protéger l'environnement. La France et l'Allemagne ne sont pas d'accord sur l'énergie nucléaire mais elles sont en revanche favorables au développement des énergies renouvelables. Nous pensons, nous, que ce ne sera pas suffisant. Les Anglais pensent comme nous depuis quelques semaines. Nous ne sommes pas encore tout à fait d'accord sur la taxe carbone sur les véhicules mais nous trouverons un accord.
Deuxième sujet de notre présidence, l'immigration.
Troisième sujet, la défense européenne. La France et l'Allemagne considèrent qu'il est important d'avoir une politique de défense commune. Il est possible que nous ayons de temps en temps quelques idées différentes dans sa mise en oeuvre. Mais il n'y a pas de politique étrangère commune sans politique de défense commune. Malheureusement, tous les Etats membres de l'Union ne sont pas prêts à partager le fardeau.
Prenez le Tchad : nous avons besoin de soldats au Tchad, comme nous avons besoin de soldats au Darfour, de l'autre côté de la frontière. L'Eufor sera probablement sur le terrain avant la force des Nations unies et de l'Union africaine. J'espère convaincre nos amis allemands que nous venons soutenir les populations.

Q - Les troupes au Tchad était un sujet très disputé au sein de l'Union mais ce n'est pas le seul sujet de divergence. Il y a des différences sur votre idée d'Union méditerranéenne et sur votre politique d'exportation du nucléaire civil. D'où vient votre certitude sur l'entente franco-allemande ?
R - Heureusement qu'il y a des différences, sinon il n'y aurait pas matière à faire de la politique !
Il n'y avait pas de position commune sur le traité constitutionnel de l'Union. Grâce à l'Allemagne, la France a pu trouver une solution. Cela vaudra aussi sur d'autres sujets dont l'immigration. Lorsque la France qui n'entreprendra pas de régularisation massive, l'Espagne qui a régularisé 700.000 immigrés illégaux et l'Italie qui a soudain découvert son problème avec des migrants roumains, lorsque ces trois pays s'accordent sur une solution, cela signifie qu'un grand pas a été accompli.

Q - Est-ce que l'Union méditerranéenne souhaitée par le président Nicolas Sarkozy est réservée seulement aux pays riverains ?
R - Absolument pas. C'est ouvert à tous. Je vous concède qu'un compromis avec l'Allemagne sur l'Union pour la Méditerranée pourrait être plus difficile à trouver que sur l'immigration. L'Union pour la Méditerranée n'est pas une proposition nouvelle. Le processus de Barcelone la contient déjà. La Méditerranée est, depuis le 11 septembre, la ligne de fracture la plus importante entre deux mondes. Il faut un pont entre l'Union européenne et le Maghreb et l'Union africaine. Ces ponts seront constitués - et c'est la différence avec le processus de Barcelone - par des projets, par exemple sur l'énergie ou les universités. Bien sûr, il y a un premier cercle qui sont les pays riverains de la méditerranée, nous n'allons pas changer la géographie. Mais ces projets seront par principe ouverts à tous, aux Allemands aussi.

Q - Votre président a récemment déclaré qu'il voulait en finir avec les quotas de pêche durant sa présidence de l'Union européenne. N'est-ce pas à nouveau un exemple du caractère imprévisible, erratique de Sarkozy qui irrite ses partenaires européens ?
R - Imprévisible ? Mais c'est la politique de l'initiative qu'a pratiquée très souvent l'Allemagne. Je ne qualifierais pas la politique du président d'imprévisible ou d'erratique, mais plutôt d'énergique. Les pêcheurs français vivent une situation très difficile et le président veut agir. Cela ne signifie pas que nous voulions passer outre l'Europe. Autre exemple : l'Europe était dans une impasse et Nicolas Sarkozy a proposé qu'il y ait un traité simplifié. Personne ne croyait que cette idée aurait une chance de marcher et pourtant, elle s'est imposée.

Q - Vous-même n'êtes pas toujours d'accord avec le président. Sur la Russie par exemple.
R - Mais il n'exige pas cela de moi. Je suis un vieux socialiste et je n'ai pas voté pour lui. Et croyez-moi : les discussions avec le président de la République sont toujours très enrichissantes.

Q - Pourriez-vous donner aux Allemands deux, trois conseils pour appréhender cette nouvelle "politique de la dynamique" ?
R - Premièrement avec humour, deuxièmement avec humour, troisièmement avec sérieux. Nous devons aborder les problèmes avec sérieux, mais dans la bonne humeur et sans acrimonie. Nous arrivons à nous entendre aujourd'hui alors que nous nous sommes toujours battus dans le passé. C'est cela qui est formidable ! C'est vrai que nous ne sommes pas d'accord sur tout et nous n'allons pas faire semblant. Ce qui est important, c'est que nos intérêts communs sont bien plus forts que nos divergences. Permettez-moi à cet égard de le rappeler, alors que nous célébrons aujourd'hui le 45ème anniversaire du Traité de l'Elysée.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 janvier 2008