Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec Europe 1 le 6 février 2008, sur la campagne et les candidats aux élections primaires américaines, la diplomatie française en Afrique et notamment au Tchad, le rôle de l'armée française et le soutien au président tchadien, le déploiement de l'opération EUFOR-Tchad-RCA, la conduite de la politique étrangère et ses relations avec l'Elysée.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Les Américains votent massivement, et on voit bien qu'ils se passionnent. Le suspense va durer encore une quinzaine de prochaines primaires, jusqu'aux conventions de l'été. Quel est, pour vous, le sens, de ces élections, que disent-elles ?

R.- Elles disent que les candidats sont très intéressants. Par exemple, à droite, monsieur McCain est un candidat atypique, il a des idées sur l'Irak, mais il a aussi des idées sociales. Il n'a pas le profil des républicains habituels, et il bouge dans son parti. On le considérait comme un marginal, on ne donnait guère de chance à ce candidat marginal. Eh bien voilà qu'il est en tête.

Q.- Est-ce votre favori ?

R.- Chez les républicains, je n'ai pas beaucoup de favoris, si vous me permettez, je préfère les démocrates. Mais c'est un homme intéressant, je le répète, et ce n'est pas un conformiste. Evidemment, chez les démocrates, c'est tout à fait autre chose : il y a là deux personnes de très, très grande qualité qui s'affrontent relativement courtoisement, premier point. Et puis, rien n'est terminé, vous l'avez dit, il faudra encore de nombreuses primaires. D'un côté, B. Obama est un candidat formidable ; il surgit, comme ça, c'est un Noir qui a une élégance et peut-être moins d'expérience, mais une façon de voir les problèmes qui est tout à fait nouvelle. Or on veut le changement aux Etats-Unis. Et puis, H. Clinton qui s'est formidablement débrouillée, qui a résisté à cette vague Obama, et qui, depuis longtemps, est considérée comme une femme extrêmement intelligente, au fait des dossiers, etc. Donc, le choc, la compétition est intéressante, souvent cruelle pour l'un ou pour l'autre, nous verrons bien.

Q.- On pourra dire que la France et l'Europe, de toute façon, feront avec "le" ou "la" vainqueur. Peut-on dire que la politique extérieure des Etats-Unis changera, que ce soit McCain, Obama, ou H. Clinton ?

R.- Je crains que, si c'est McCain qui l'emporte, la politique, en particulier vis-à-vis de l'Irak et de l'Iran, ne changera pas considérablement. De l'autre côté, cela changera. De toute façon, évidemment, nous ferons avec le nouveau président, et même, je crois que nous préparerons, avec les candidats, tout un calendrier pour les échéances très difficiles qui nous attendent en 2009 - puisque le nouveau président prendra ses fonctions qu'en 2009 -, en particulier au Moyen-Orient.

Q.- C'est-à-dire que, d'ici là, la France, vous, ou N. Sarkozy, vous verrez des candidats américains ? Vous traitez régulièrement avec C. Rice, avec G. Bush. Dans les neuf mois qui viennent, peuvent-ils chercher à faire plier l'Iran, y compris par la force, ou faire la paix entre Israël et la Palestine ?

R.- Je choisis la deuxième hypothèse. Je ne pense pas, après la publication du rapport que vous savez, rapport des trois agences de Renseignement américain, je ne pense pas qu'il y ait de vraies aspirations à user de la force, heureusement, vis-à-vis de l'Iran. En revanche, j'aimerais, et on dit que le président Bush s'engagera à partir du mois de mai très fortement dans le processus d'Indianapolis, c'est-à-dire dans la recherche de la paix, c'est-à-dire dans la création, enfin, d'un Etat palestinien. Je l'espère, je n'en suis pas sûr, car pour le moment, et vous savez que la France est chargée du suivi de la Conférence d'Indianapolis, que nous avons fait une conférence de Paris qui a rapporté de l'argent, beaucoup d'argent, des projets qui ne voient pas encore le jour, que nous travaillons avec T. Blair et avec la Commission européenne, et rien n'avance suffisamment. Les Palestiniens vont finir par se désespérer.

Q.- Les neuf mois qui viennent seront des mois perdus ?

R.- Non, il faudrait que ce soit des mois, au contraire, gagnés, ou une prise en charge de cette paix possible et de la création... Encore une fois, à quoi ça servait tout cela ? A créer enfin un Etat palestinien viable et indépendant. C'est ce à quoi il faut s'attacher très vite. Il y a eu Gaza, il y a eu des épisodes. Bien sûr, il faut aussi parler de Gaza, on ne peut pas réserver ni les projets ni notre attention seulement à la Cisjordanie. Il faut que Gaza soit associée, cela veut dire des contacts entre le Hamas et l'Autorité palestinienne ; il y en a d'ailleurs. Et cela veut dire que les Israéliens doivent comprendre que c'est à eux, comme toujours, de faire quelques sacrifices significatifs pour que les Palestiniens changent, et en voyant changer leur vie quotidienne, croient à la paix.

Q.- Je vous ai demandé de venir à Europe 1 pour essayer de clarifier la position de la France sur l'Afrique, et en particulier sur le Tchad et sur la diplomatie française. Ce matin, au Tchad, pouvez-vous dire que les insurgés ont échoué, que leur putsch a raté ?

R.- Non, je ne peux pas le dire. Oui, pour le moment, c'est le président Deby qui tient la capitale, qui a le contrôle de la situation, mais nous le savons, un certain nombre de... - on raisonne par "Toyota" là-bas, ça fait de la publicité pour la marque, mais comme elle est des deux côtés, je ne sais pas si cela leur fait une bonne publicité. Donc il y aurait une centaine, sinon 200 véhicules qui seraient groupés à l'est de N'Djamena. Seront-ils ravitaillés, vont-ils à nouveau déclencher une attaque, est-ce que, au contraire, ils vont fuir, ce que nous espérons - enfin, se diluer dans la nature ?

Q.- Mais redoutez-vous des combats, ce matin ?

R.- Je redoute toujours des combats, surtout qu'il y en a eus, beaucoup qu'ils furent très meurtriers. Nous avons fait ce que nous avons pu, et je crois que ça a été salué par toute la communauté internationale, en particulier, l'armée française, nos militaires, nos diplomates, les volontaires qui étaient là-bas, ont, autant que faire se pouvait, protégé un certain nombre de groupes humains, et en particulier, avant tout les Français bien sûr, mais aussi les étrangers. Nous en avons évacués 1.263, d'abord à Libreville, ensuite sur Paris. Il arrive encore un avion ce matin, que R. Yade va accueillir. Vraiment, je crois que nous ne pouvons pas faire mieux. Ce furent des opérations militaires, et qu'on ne vienne pas nous reprocher d'avoir pris parti dans la guerre. Les opérations militaires que nous avons menées étaient des opérations de protection des ressortissants français ou étrangers, ou d'extraction de leur ambassade bombardée de nos amis allemands, américains, chinois, libyens, etc.

Q.- Allons plus loin : est-ce que des Mirage ou des avions français sont intervenus ?

R.- Non. Il y a eu sans doute des avions qui ont décollé, qui sont allés d'ailleurs se poser à Libreville, parce que le terrain d'aviation de N'Djamena a été bombardé. Mais vous le savez, contrairement à la dernière crise, les Mirage ne sont pas intervenus. Lors de la dernière crise, en 2006, et même encore cette année...

Q.- Mais cette fois-ci ?

R.- Mais attendez, je vous explique : les Mirage n'étaient intervenus que pour signifier leur présence et tirer bien avant la colonne, ce qui l'avait arrêtée. Cette fois-ci, nous ne sommes pas intervenus.

Q.- Dans quel cas les soldats français ont-ils tiré ? Même en l'état de légitime défense ?

R.- Ils ont tiré à l'aéroport, je le crois, ils ont sûrement tiré dans la ville en allant chercher à l'ambassade d'Allemagne particulièrement - ça c'était très difficile et très dangereux - et à l'ambassade des Etats-Unis. D'ailleurs, l'ambassadeur des Etats-Unis est toujours dans un bureau de l'aéroport, gardé par les soldats français.

Q.- Vous nous confirmez que dans des combats actuels entre l'armée légale du président Deby et les rebelles, dans le Nord ou dans l'Est, l'armée française n'intervient en aucune façon militairement ?

R.- Votre acharnement m'étonne. Pourquoi nous soupçonnez-vous d'être intervenus ? Nous l'avons dit très clairement : nous n'avons pas pris part à cette guerre entre Tchadiens. Et pourtant, nous le pourrions maintenant, si nous le souhaitions, et nous ne le souhaitons pas, puisque la communauté internationale nous en a donné, non pas seulement la possibilité, mais l'obligation de servir le gouvernement légal. Je vous rappelle qu'il s'agissait d'un gouvernement légalement élu, deux fois élu d'ailleurs, du président I. Deby, attaqué, certes par des Tchadiens, mais venus du Soudan, brutalement. Cela s'appelle vraiment "un coup d'Etat" militaire.

Q.- Aujourd'hui, la déclaration du Conseil de sécurité rend possible une intervention militaire directe si les combats continuent ; de la France ou de tous les pays voisins ?

R.- De tous les pays voisins, de tous les Etats qui peuvent prêter main forte à ce gouvernement légal. Ce n'est pas une résolution, c'est une déclaration du président du Conseil de sécurité dimanche que la France a obtenue - il faut remercier J.-M. Rippert, notre ambassadeur là-bas - en quelques heures, avec l'appui de tous les pays africains, et la Libye qui, maintenant, envoie une délégation.

Q.- Il est "sympa" alors Kadhafi ? Vous, qui aviez été sévère avec lui quand il est venu ici...

R.- Mais ne ramenez pas des petits problèmes personnels et de jugement à une affaire aussi grave, s'il vous plaît ! Il est intervenu, avec, d'ailleurs, le Congo-Brazzaville, parce qu'il y a une mission de paix menée par l'Union africaine. Or l'Union africaine a été la première à demander à la France d'intervenir et nous ne l'avons fait qu'à titre humanitaire.

Q.- Le président de la République a dit hier : "si la France doit faire maintenant son devoir, elle le fera". Quel est le son devoir ?

R.- Son devoir, ce serait de protéger, peut-être maintenant de façon plus décisive, si le besoin s'en faisait sentir, le gouvernement légal. Mais cela ne veut pas dire qu'on va le faire, et cela ne veut pas dire que nous souhaitons le faire. Cela veut dire que nous en avons maintenant presque l'obligation morale, et l'obligation politique, au nom de la communauté internationale et du Conseil de sécurité.

Q.- S'il y a une ingérence militaire, elle est autorisée ?

R.- Ce n'est pas une ingérence...

Q.- Une intervention...

R.-...C'est une obligation de protection. Et même, l'ingérence, vous savez, quand c'est pour protéger des gens qui vont mourir, cela s'appelle quand même "une bonne action".

Q.- Non, mais quand c'est pour protéger un régime en place légal...

R.- Et alors ? Est-ce que vous protégez les régimes illégaux, c'est mieux ? Ne confondons pas tout ! Il y a un régime, quelle que soit l'appréciation portée sur ce régime, il a été élu par son peuple, il est attaqué de l'extérieur par des armées menaçantes, par des gens qui veulent tuer le Président car, l'attaque a été menée contre son palais - enfin, là où il habite, ce n'est pas un palais, je connais. Donc nous n'avons pas décidé d'utiliser la force de l'armée française, le courage de nos militaires, parce que nous ne voulions pas, il n'y avait pas d'obligation dans nos accords avec le Tchad, d'obligation d'intervention militaire, pas du tout. Et nous ne l'avons pas fait. Voilà la différence.

Q.- Vous voyez que c'est intéressant d'expliquer les choses clairement. Les rebelles, il paraît qu'ils sont disposés...

R.-...Oui, ils sont disposés à cesser le feu, ils l'ont dit hier.

Q.- Si le président du Tchad s'en va, la réponse de la France est ?

R.- Si le président du Tchad s'en va ?

Q.- Oui...

R.- Et pourquoi il s'en irait, il vient de gagner ! Le président du Tchad, vous le voyez partir maintenant ?! Curieux votre question... Non.

Q.- C'est votre réponse aux rebelles, aux insurgés... ?

R.- Mais non, ce n'est pas ma réponse, il ne va pas s'en aller ! Non, ce n'est pas ma réponse, c'est ma réponse à votre question. Les insurgés ont dit qu'il y avait un cessez-le-feu, ils se sont retirés du siège de N'Djamena, ou même des quartiers de la ville où certainement, encore certains d'entre eux sont infiltrés. Et ils se sont retirés à quelques kilomètres, où, là, ils concentrent un nombre de véhicules considérable. Nous verrons bien ; nous souhaitons que la guerre soit finie.

Q.- Encore une question : on annonçait qu'aujourd'hui se mettrait en route et en place les soldats de l'Eufor, destinés à protéger les camps de réfugiés du Darfour. C'est aujourd'hui, c'est plus tard ?

R.- Non, ce sera à partir de vendredi prochain puisque l'entreprise a été retardée. C'est une entreprise absolument indispensable pour protéger justement ces populations, les personnes déplacées, qui sont entre la frontière du Soudan, c'est-à-dire, qui subissent les contrecoups des attaques du Darfour et qui sont en permanence pillés, violés, etc., par les milices qui viennent du Darfour. C'est là qu'il faut intervenir, il y a vingt pays européens, c'est une grande opération de la France, elle n'est plus française cette opération, elle est européenne.

Q.- Le New York Times Magazine, vous a suivi pendant six mois, il vous a vu agir, etc. Et il raconte un certain nombre de confidences sur vos relations qui seraient qui tumultueuses avec C. Guéant...

R.- C'est tout ce que vous avez retenu de dix pages du New York Times ?

Q.- Non...

R.- Il y a une phrase, en effet...

Q.- Eh bien justement, cette phrase : on dit que vous le rendez responsable du fiasco de la (inaud.)...

R.- "Le fiasco" n'est pas employé, du tout, c'est une appréciation du journaliste ; Nous, on a dit "erreur". N'essayez pas de m'opposer à C. Guéant, avec qui j'ai travaillé encore hier. C'est un homme que je respecte, c'est un homme absolument loyal, j'ai beaucoup d'amitié pour lui. De temps en temps, au cours d'une opération comme celle-là, il s'agissait du Liban, et il y a six mois - merci de le lire six mois après... -, oui, il y a six mois en effet...

Q.- Ce sont les Américains qui disent aujourd'hui six mois après... Rappelez-vous, le jour où vous l'avez appris, vous étiez en train de faire "Le Grand rendez-vous" avec nous sur Europe 1...

R.- Formidable ! Donc, vous êtes témoin en quelque sorte...

Q.-...Oui, de votre satisfaction de savoir qu'il était là-bas avec J.-D. Levitte...

R.- Alors, vous voyez, de temps en temps, il y a des appréciations de séquence, de durée de séquence qui ne sont pas exactement les mêmes.

Q.- Est-ce qu'il y a...

R.- Il n'y a rien entre Guéant et moi que de l'amitié.

Q.-.... deux diplomaties ?

R.- Non monsieur !

Q.- Est-ce qu'il y a deux stratégies de gouvernement, est-ce qu'il y a deux Gouvernements : un à l'Elysée, un à Matignon ?

R.- Non, mais il y a à l'Elysée le président de la République qui décide de la stratégie, et en l'occurrence, c'est le président qui avait décidé, n'est-ce pas, de cette opération à propos du Liban, et C. Guéant, et J.-D. Levitte, ont appliqué tout cela, et ils ont servi le président de la République, comme je le fais moi-même.

Q.- Donc, entre vous deux, ça va ?

R.- Ça va très bien, merci !
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 6 février 2008