Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien bosnien "Dnevni Avaz" le 4 avril 2008 à Paris, sur la situation en Bosnie-Herzégovine et la demande de sécession des Serbes, la coopération et la présence française dans ce pays, l'avenir européen de la Bosnie-Herzégovine.

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Média : Dnevni Avaz

Texte intégral

Q - Vous êtes un homme connaissant bien la Bosnie-Herzégovine et depuis longtemps. Comment voyez-vous la situation dans le pays ?
R - La Bosnie-Herzégovine a accompli des progrès substantiels au cours des dernières années. Retour de nombreux réfugiés et déplacés, réforme de la Défense, création de la TVA, restitution des responsabilités en matière électorale aux instances locales, croissance économique, stabilité monétaire... Il y a là de nombreux signes d'un progrès incontestable, dans presque tous les domaines.
Mais nous ne devons pas nous cacher que la Bosnie-Herzégovine rencontre encore des difficultés, comme en témoignent les tensions politiques qui l'agitent régulièrement depuis le printemps 2006 et certaines tentatives pour affaiblir l'Etat bosnien et sa légitimité.
Q - Il y a de plus en plus de politiciens européens avertissant que la Bosnie-Herzégovine est le problème majeur des Balkans. Qu'en pensez-vous ?
R - C'est sans doute le pays le plus complexe de la région. C'est en tout cas le seul qui ait connu, il y a moins d'une génération, un conflit armé long et meurtrier ayant touché l'ensemble de son territoire. Les accords de paix ont certes mis fin aux combats ; ils n'ont pas réglé l'ensemble des difficultés. Aller au-delà de Dayton et parvenir à un apaisement durable des tensions inter-communautaires prendra du temps.
Q - Les appels des Serbes à la sécession sont de plus en plus fréquents ainsi que la peur de la dissolution de la Bosnie-Herzégovine. Croyez-vous dans sa dissolution ?
R - Non. Toute la rhétorique sur un soi-disant droit à l'autodétermination de la RS, comme d'ailleurs les appels à la suppression des entités, ne mènent nulle part. Ces tentatives ne contribuent au fond qu'à entretenir les peurs et la méfiance entre les peuples de Bosnie-Herzégovine. Il me semble au contraire que les Bosniens, dans leur immense majorité, ne partagent pas ces réflexes frileux. Ils souhaitent plutôt le rapprochement avec l'Union européenne. C'est-à-dire, très concrètement, la paix, la stabilité, la prospérité et la démocratie. Bref, ils veulent pouvoir vivre normalement, comme les autres Européens.
Q - Si c'est non, qu'est-ce qui nous le garantit ? A plusieurs reprises, l'Europe s'est mal débrouillée devant les crises dans les Balkans. Je ne vois pas de mécanisme qui empêcherait véritablement la dissolution de la Bosnie-Herzégovine au moment actuel. On dirait que Bruxelles ne sait pas gérer les crises et qu'elle réagit seulement au moment où le problème s'est déjà aggravé. Les exemples en sont plus que nombreux.
R - Vous le savez, la constitution de Bosnie-Herzégovine, c'est-à-dire l'annexe 4 de Dayton, interdit clairement la sécession d'une entité. Pour la communauté internationale, ces accords sont trop précieux, ils rappellent trop de mauvais souvenirs et sont l'aboutissement de trop d'efforts pour que quiconque puisse envisager de les remettre en cause. Il n'en est pas question.
Cela dit, on peut évidemment considérer que l'on aurait pu faire autrement, mais je vous trouve particulièrement sévère envers l'Union européenne, qui a tant fait pour votre pays, ne serait-ce qu'à travers son aide financière. Il est réducteur d'imputer les échecs de la communauté internationale à l'Union européenne et ses succès à d'autres partenaires. Et puis, outre le fait que plusieurs de ses Etats membres, à commencer par la France, ont contribué fortement à la paix, l'Union a tiré les leçons du passé. Elle développe désormais une vraie Politique étrangère et de Sécurité commune, dont vous voyez la concrétisation dans votre propre pays. Elle est très présente, dans tous les secteurs, aux côtés des pays des Balkans occidentaux.
Surtout, par les perspectives d'intégration claires qu'elle offre, l'Europe est aujourd'hui le meilleur vecteur de réconciliation, de paix et de stabilité dans cette région de l'Europe.
Q - Certains diplomates occidentaux à Sarajevo parlent d'une organisation chypriote de la Bosnie-Herzégovine - une RS détachée sans être reconnue par l'Occident et une FBH qui va vers l'Union européenne. Comment voyez-vous cela ?
R - Encore une fois, les choses sont claires : l'organisation de la Bosnie-Herzégovine est définie par les Accords de Dayton-Paris, qui garantissent la souveraineté et l'intégrité territoriale de votre pays. Il n'est pas question de remettre cela en cause.
Q - Etes-vous d'accord que la France est assez passive ? On ne voit pas d'initiatives politiques de Paris, les hommes d'affaires français apparaissent timidement ou pas du tout...
R - Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Certes, nos entreprises sont encore trop peu présentes ici. La Bosnie-Herzégovine d'aujourd'hui n'est pas assez connue en France. Mais, même sans toujours être visibles, les investissements français existent, comme en témoignent les nombreux rachats de sociétés de pays de la région présentes en Bosnie-Herzégovine. Et nous travaillons à la promotion des échanges économiques bilatéraux et des investissements français en Bosnie-Herzégovine. Lorsque le président de la présidence, M. Komsic, est venu à Paris le 19 décembre 2007, il a rencontré de nombreux responsables d'entreprises françaises. M. Alkalaj a aussi rencontré hier des leaders économiques français à la CCIP. Je suis convaincu que les projets d'investissements en cours, et il y en a plusieurs, aboutiront.
Au plan politique également, la France est présente à vos côtés, notamment au sein du Conseil de mise en oeuvre de la paix (Peace Implement Council). Les visites bilatérales à haut niveau sont régulières, comme en témoigne l'entretien des présidents Sarkozy et Komsic en décembre dernier et la visite à Paris hier de Sven Alkalaj. Et nous demeurons très présents au sein de l'EUFOR et de la MPUE, où nos contingents sont parmi les plus importants.
J'ajouterai enfin que nous menons avec la Bosnie-Herzégovine une politique de coopération active et diversifiée, qui cible quelques secteurs prioritaires : soutien à l'Etat de droit, médecine, politique de la jeunesse, recherche des personnes disparues, soutien à des ONG locales, promotion des droits des femmes. Il s'agit là de sujets qui vous paraissent peut-être secondaires ou peu visibles, mais qui créent des liens très forts, quotidiens et concrets, entre nos deux pays. Ces liens, nous les retrouvons également au niveau de la coopération décentralisée, par des partenariats entre collectivités locales de France et de Bosnie-Herzégovine. Toutes ces initiatives importantes et variées créent des liens étroits entre les sociétés civiles de nos deux pays. Ce sont ces liens qui fondent les vraies amitiés.
Q - La Bosnie-Herzégovine espère signer l'ASA fin avril. Vous y attendez-vous et quelles sont les conditions pour y parvenir ?
R - C'est très clair, vous le savez bien d'ailleurs : la signature de l'ASA à portée de mains, elle pourra intervenir dès lors que la réforme de la police sera effectivement mise en oeuvre. Vous savez aussi que nous encourageons les autorités de votre pays à ne pas perdre davantage de temps dans son rapprochement européen.
Q - La France ratifiera-t-elle rapidement l'ASA et s'engagera-t-elle en faveur de l'obtention du statut de pays candidat pour la Bosnie-Herzégovine ?
R - La France a toujours soutenu la perspective européenne de la Bosnie-Herzégovine, qu'elle a même portée au Sommet européen de Zagreb en 2000. Dès que les conditions seront réunies pour conclure l'ASA, la France la soutiendra donc. Il revient aux autorités de Bosnie-Herzégovine de faire le nécessaire, leur feuille de route est claire. La seule voie d'espoir et d'avenir pour la Bosnie-Herzégovine, c'est le chemin européen. Nous continuerons à vous soutenir sur cette voie.
Q - Dans les années 90 du siècle dernier, vous aviez eu une série de rencontres avec Alija Izetbegovic. Que pensez-vous à son sujet ?
R - J'ai bien connu, en effet, le président Izetbegovic, que j'ai rencontré très souvent pendant la guerre et que j'ai revu peu de temps avant son décès. C'était un homme d'un grand courage, d'une grande force. Il a dû affronter les heures les plus sombres de l'histoire de votre pays, notamment lors du siège de Sarajevo. Il a joué un rôle historique au service de la paix et de la stabilisation de votre pays avec la signature du Traité de Dayton-Paris. J'ai beaucoup d'admiration pour lui.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 avril 2008