Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les relations bilatérales franco-tchèques, les valeurs et l'avenir du projet européen face aux nouveaux défis, Prague le 27 mai 2008.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner en République tchèque le 27 mai 2008 : allocution devant la conférence des ambassadeurs tchèques, à Prague le 27

Texte intégral

Messieurs les Ministres, Cher Karel, Cher Carl,
Mesdames les Ambassadrices,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux d'être à Prague et de m'adresser à vous aujourd'hui. Merci Karel, de me donner cette opportunité. Je voudrais d'abord vous dire ma grande joie de pouvoir aujourd'hui m'adresser à vous, de pouvoir poursuivre avec vous, à quelques semaines du début de la Présidence française de l'Union européenne, le dialogue très étroit que Jean-Pierre Jouyet et moi-même avons maintenu avec Karel Schwarzenberg et Alexandr Vondra.
Je voudrais surtout vous dire mon émotion d'être à Prague avec vous, dans cette ville chargée d'histoire, pour parler de notre identité commune, pour parler de l'Europe. Pour parler de nos deux pays aussi, de tout ce qu'ils partagent, de nos liens historiques, politiques et moraux, de nos projets partagés, de cette amitié vivace et vivante que je suis heureux de célébrer et, j'espère, de nourrir avec vous aujourd'hui, ici à Prague. Je me souviens que j'étais à Prague, lors de cette fameuse nuit du 29 décembre 1989 et que j'ai assisté, avec ma femme et quelques amis, à la fin de la révolution de velours et au début de l'ère de la liberté. Il existe des moments, certes historiques, mais surtout émotionnels, qu'on n'oublie pas et je n'oublierai jamais cette place, cette foule, qui n'était pas hostile mais heureuse, et qui s'arrêtait pour parler aux quelques étrangers qui étaient là.

Prague est pour moi une ville très importante.
La France, vous le savez peut-être, aime beaucoup les commémorations - trop, disent certains. Cette année, la France commémore les quarante ans d'un printemps fameux, qu'elle conçoit de manière un peu trop exclusivement française...
J'ai beaucoup de tendresse pour la révolte française de mai 1968. Contrairement à certaines idées en vogue, je ne vois pas dans cette explosion libertaire, certes entachée ça et là de dogmatismes gauchistes résiduels, une catastrophe honteuse. Au contraire. J'ai aimé l'esprit de mai ; j'y ai participé ; j'y vois surtout l'heureux acte de décès d'un communisme finissant, dont je m'étais moi-même déjà éloigné en mai 68.
Il est une chose, pourtant, que je ne pardonne pas à la révolte française, que dis-je au mouvement français, - "révolte" n'est peut être pas bien choisi - : c'est son ignorance de la grande révolution de cette année-là, son manque de solidarité avec ce qui demeure l'événement majeur de 1968, formidable bouffée d'espoir et immense tragédie : le Printemps de Prague.
Je l'ai dit souvent et je l'ai écrit : ce souvenir est toujours vif en moi. C'était en août, c'était la fin de la rébellion française, c'était la fin du mouvement, l'essence était revenue, nous allions partir en vacances, lorsque nous avons appris l'invasion de Prague par les chars soviétiques. Je me suis précipité, comme tous les jours depuis quatre mois, dans la cour de la Sorbonne. Mais en août, cette cour était vide. Mai 68 fut une célébration française mais elle ne fut pas internationale : ce fut une grave erreur.
Je vous l'avoue aujourd'hui : c'est sans doute cet insupportable décalage qui a suscité en moi le besoin de partir pour me rendre utile, là où c'était possible. Et c'est lui qui a achevé de me convaincre que l'urgence n'était pas aux grandes théories mais à la prise en charge des souffrances des hommes, ici et maintenant. Et je suis parti, avec la Croix Rouge internationale, pour la guerre du Biafra.
Avec le Printemps de Prague plus encore qu'avec le mai français ou les révoltes des campus américains, les Droits de l'Homme ont fait irruption sur la scène politique mondiale. Ce fut un bouleversement dont nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences... L'une d'entre elles, et non des moindres, étant notre rencontre d'aujourd'hui : sans le Printemps de Prague, mon engagement aurait sûrement été différent, et je ne serais peut-être pas là aujourd'hui avec vous pour célébrer une amitié que vient chaque jour enrichir et conforter la construction commune de l'Europe.

L'apport du peuple tchèque aux Droits de l'Homme va bien au-delà du Printemps de Prague. Né lui-même d'une grande tradition démocratique, la plus riche sans doute de cette partie de l'Europe, il s'est prolongé dans le combat de la dissidence qu'a incarné la Charte 77, qu'ont incarné certains dirigeants exceptionnels, en particulier Karel Schwarzenberg, et dont la Révolution de Velours a signé le triomphe.
Pour tous ceux qui, en France et ailleurs, avaient fait des Droits de l'Homme une exigence indépassable, votre combat avait valeur de modèle. Pour le responsable politique que je suis peut-être devenu, il continue d'être une raison d'espérer.
Une raison d'espérer dans ce que Vaclav Havel avait appelé, en 1978, le "pouvoir des sans pouvoirs". Une raison d'espérer dans la poursuite de ce fantastique mouvement de démocratisation dont les esprits relativistes voudraient nous faire douter et qui pourtant, en un peu plus de vingt ans, a bénéficié à plus de 70 pays.
Grâce aux leçons du peuple tchèque, grâce à l'apport de toutes les nouvelles démocraties issues de l'effondrement du bloc soviétique, l'Europe a redécouvert une part de son identité profonde, cet attachement aux Droits de l'Homme et à la démocratie qui est au coeur de notre projet, au fondement de son unité.
L'Europe, on l'a parfois oublié, est d'abord une civilisation commune, une culture partagée, un rapport au monde fondé sur des engagements, des ambitions et des pratiques qui n'appartiennent qu'à elle.
C'est ce que Milan Kundera nous rappela, au début des années 1980, dans un article célèbre "La tragédie de l'Europe centrale ou l'Occident kidnappé". Ce que niait le "messianisme anti-occidental" des Soviétiques n'était rien de moins que la "tradition culturelle européenne".
Ce fut aussi le message du philosophe Patochka : le "soin de l'âme", le souci de comprendre et d'éclairer le monde, font partie de l'héritage européen ; l'oubli de cette dimension spirituelle, au profit du travail, de la consommation, de l'empire du divertissement, nous expose à une crise générale de la civilisation européenne.
Dans le patrimoine de l'Europe, il y a une vocation universelle qui va au-delà de la gestion des douanes, des flux migratoires et des brevets - aussi nécessaires soient-elles. Il y a une vision de l'humanité, une conception de la société, une pratique de la paix. Il y a les Droits de l'Homme, la démocratie et le respect de règles de droit universelles.
A l'heure où ces valeurs que nous croyions acquises sont de plus en plus ouvertement menacées, par des sursauts nationalistes, par le recours à la violence, à l'extérieur comme à l'intérieur de l'Europe, nous ne devons pas avoir peur de le rappeler. C'est la condition du succès et de la survie de l'immense aventure européenne. "Aventure", c'est un beau mot pour parler de l'histoire de la construction européenne.
N'ayons pas peur d'être des militants des Droits de l'Homme. Nous avons trop longtemps vécu dans l'apaisante illusion du consensus forgé dans l'immédiat après-guerre autour de la Déclaration Universelle de 1948. Nous pensions la partie gagnée, sinon dans les faits, au moins dans les idées. Soixante ans plus tard, cette vision révolutionnaire redevient un combat. J'en prends pour exemple ce qui se passe en ce moment, au Darfour ou en Birmanie. Nous avons régressé dans la manière d'aborder et de prendre en charge les Droits de l'Homme des autres.

Même actée par la signature de l'ensemble des pays membres de l'ONU, l'universalité, ce mot magique, unique, est toujours à construire, non pas comme des idées qu'on imposerait à l'ombre des chars, mais comme un processus de dialogue, de conviction, de respect.
Ne nous laissons pas démonter par les éternels relativistes ou les nouveaux révisionnistes. N'ayons pas peur de nous engager au service de droits qui ne sont pas des valeurs de l'Occident mais des impératifs universels. Et n'ayons pas peur, quand c'est nécessaire, de hausser le ton face à des régimes qui bafouent ouvertement les Droits de l'Homme, qui remettent en cause les libertés fondamentales et qui oppressent leurs minorités. Leurs minorités ne leur appartiennent pas. Elles nous appartiennent aussi.
Il ne s'agit pas pour nous de donner des leçons ; il s'agit de faire vivre les idées au nom desquelles nous existons. Si l'Europe échoue à faire entendre les valeurs autour desquelles elle s'est construite, au nom desquelles elle s'organise et pour lesquelles elle agit, alors ce projet historique et incomparable aura échoué dans la bureaucratie et l'administration.
Dans ce combat - car c'est bien d'un combat qu'il s'agit -, je sais pouvoir compter sur la République tchèque et sur sa diplomatie que vous incarnez aujourd'hui. Votre expérience nous est précieuse : vous savez plus que d'autres à quel point les Droits de l'Homme sont au coeur du pacte européen, sa raison d'être. Au coeur de l'Europe, à la confluence de si nombreuses cicatrices de l'histoire, vous savez que nous faisons l'Europe contre Munich, contre Terezin, contre Katyn, contre Srebrenica.
C'est l'une des raisons pour lesquelles l'Europe a besoin de la République tchèque, pour réaffirmer l'universalité de cette référence politique et morale, pour se tenir aux côtés des défenseurs des libertés, pour pousser l'Europe et la communauté internationale à agir, à se doter d'instruments rénovés, à prendre leurs responsabilités partout où le statu quo est inacceptable au regard des droits fondamentaux de la personne humaine.
C'est de cette Europe, cette Europe qui ne doit pas seulement être un marché et des normes, cette Europe comme projet de civilisation, que je suis venu vous parler aujourd'hui. Et c'est sur cette Europe des Droits de l'Homme et de la démocratie que je suis venu vous écouter. Sur ces sujets, en effet, Prague l'Européenne, Prague la lettrée, Prague l'avant-gardiste, Prague la démocrate, Prague la rebelle, a des choses à apprendre à l'Europe.

Ce pays confronté aux grandes tragédies du XXe siècle européen sait que les démocraties sont fragiles. Il sait qu'elles sont vouées à disparaître si elles renoncent à se défendre. Cette expérience est précieuse pour l'Europe de l'Ouest, où un long confort a parfois fait oublier cette vérité fondamentale.
Je sais pouvoir compter jour après jour sur le talent et la ténacité de votre diplomatie et je vous en remercie. Ensemble, avec nos vingt-cinq partenaires européens, et en particulier avec ceux qui, comme vous, ont connu la réalité de l'oppression, nous pouvons et nous devons faire avancer la démocratie à travers le monde. C'est l'une des missions de l'Europe ; ce n'est pas la seule. Mais encore une fois, la démocratie ne s'impose pas.
La première Europe avait été celle de la paix, contre les séquelles de la guerre et de la barbarie nazie. La seconde fut celle de la démocratie, contre les horreurs du communisme. La troisième doit être celle de la mondialisation positive, contre les risques d'un marché tout-puissant et ignorant les souffrances, les existences, les exigences des hommes.
Ayant su répondre aux deux défis précédents par une constante réinvention et par un changement de dimension, l'Europe doit aujourd'hui être capable, avec la même ambition et avec les mêmes efforts, de s'attaquer au nouveau défi qui s'offre à elle. Défi sans doute plus complexe que les précédents mais pourtant à sa portée.
L'Europe seule peut rendre possible une mondialisation qui soit conforme à notre histoire, à nos valeurs, à nos projets. Qui ne se fasse pas aux dépens des plus pauvres. Des plus pauvres là-bas, mais des plus pauvres ici aussi, qui craignent cette évolution.
Dans ce monde en refondation, le besoin d'Europe est là. Le devoir d'Europe est là.
La seule condition pour conserver notre place, défendre nos valeurs et nos intérêts, c'est de créer une Europe de la volonté, de l'ambition, de l'espoir. Une Europe du rêve à l'échelle humaine. A l'échelle de ceux qui souffrent, de ceux qui rêvent, de ceux qui inventent.
Tous les défis auxquels nous sommes confrontés, défis écologiques, climatiques, sanitaires, financiers, sécuritaires ou migratoires, appellent une réponse transnationale et innovante. C'est là que l'Europe a un rôle à jouer.
C'est ce que nous disent nos partenaires à travers la planète, conscients à la fois du formidable rôle d'invention que jouent les Européens et de l'opportunité historique ouverte par l'élection américaine. Les errements de l'administration sortante, en Irak notamment, ont montré les limites d'une superpuissance de plus en plus contestée ; le monde attend de nous une audace et une créativité que nous sommes seuls à pouvoir incarner.
N'oublions pas que l'aventure européenne conserve à l'échelle planétaire un parfum unique d'aventure et de justice, de grandeur et d'idéal qui inspire aujourd'hui les nations du monde entier, du MERCOSUR à l'ASEAN, de l'Afrique au Proche-Orient.

Faisons vivre le modèle européen au-delà de l'Europe.
Faisons vivre d'abord une maquette d'organisation différente du monde, de combinaison difficile des souverainetés et de la diversité, de mise en avant d'un respect et d'une fraternité uniques entre Etats.
Le modèle européen, c'est aussi un exemple, qui demande aujourd'hui à être précisé autour des trois questions majeures qui se posent à l'Union - sur ses frontières, son projet et sa puissance.
Sur les frontières : tous les élargissements du passé ont suscité des inquiétudes. Mais l'Europe a toujours grandi sans perdre sa substance. Ce mouvement serait-il aujourd'hui fini ? S'il doit se poursuivre, savons-nous jusqu'où et à quelles conditions ? N'ayons pas peur d'une réflexion de fond, sans a priori ni crainte...
Sur le projet : l'Europe, je le disais à l'instant, s'est construite contre la guerre, contre le communisme, contre le nationalisme. Elle doit désormais se construire dans l'affirmation d'une mondialisation moins dure, bâtie selon des règles démocratiques. Une mondialisation plus douce avec les plus faibles.
Sur les moyens de sa puissance et de son influence, enfin. Il n'y a pas de diplomatie sans défense, pas de diplomatie sans volonté d'attractivité au service de nos entreprises, de nos universités. Cette puissance et cette influence restent à inventer dans notre Europe.
Ce sera le menu du groupe de réflexion "horizon 2020-2030" que nous allons mettre sur pied sous la Présidence française : il aura pour mission de répertorier les questions et les évolutions fondamentales auxquelles l'Union est susceptible d'être confrontée d'ici à cette date et d'y apporter des réponses pertinentes, réalistes et je l'espère, audacieuses.
Dans ce travail de réaffirmation du modèle européen, dans cette ambition de réinvention de la mondialisation, la République tchèque doit prendre toute sa place. Terre de modération, terre de calmes passions politiques, elle peut et doit faire entendre sa voix.
Je parle des défis immenses de la mondialisation et je pense à votre défi non moins immense de 1989, à ce bouleversement qui fut pacifique, comme l'a été votre séparation d'avec la Slovaquie. Quel exemple d'intelligence politique ! Et pourtant cela n'a pas été facile. Je sais que cela a certainement été douloureux. Mais ce bouleversement a été admirable. Dans le même temps, le divorce yougoslave donnait lieu à d'épouvantables guerres : plus de 200.000 morts, des millions de vies dévastées, des économies ravagées.
Je pense aussi à la Tchécoslovaquie de l'entre-deux-guerres, sous la haute figure du président-philosophe Masaryk, rare démocratie d'Europe centrale, et même du continent européen.
Je pense à la Bohème, au XVe siècle, dont le génie joua tant dans l'invention de la Réforme, c'est-à-dire d'une certaine tolérance, d'un certain pluralisme religieux.
Je pense aux Juifs du XIIIe siècle, qui ont ici trouvé un refuge moins dur qu'ailleurs, refuge confirmé au XIXe siècle quand ce pays a su échapper aux flambées d'antisémitisme que l'on a connu dans bien d'autres contrées d'Europe, pays de Kafka, pays qui a joué, comme la France, un rôle décisif pour empêcher la destruction du tout jeune Etat d'Israël.
Les élans slaves sont ici pondérés, équilibrés, convertis en cette ironie si caractéristique de vos oeuvres littéraires ou cinématographiques. L'Europe a besoin de cette intelligence, de cette vertu de modération. Car en Europe, le dialogue, le compromis sont les seuls moyens dont nous disposons pour avancer. L'Europe est d'abord une machine à fabriquer du compromis. Mais nous sommes 27. Il faut, à chaque fois, entendre ce qu'ont à dire les 27, un par un. Même s'ils répètent tous la même chose. Et cela, c'est une école du consensus irremplaçable. Je ne vous dirais pas que c'est toujours drôle, non cela ne l'est pas. Mais c'est ainsi, c'est une machine à fabriquer le compromis. Elle est, dans son principe, la ferme résolution de substituer le dialogue à la force dans les relations entre Etats.

Mesdames les Ambassadrices, Messieurs les Ambassadeurs, je suis venu vous dire que la France souhaite établir avec la République tchèque, au sein de l'Union européenne, une relation nouvelle, une relation plus étroite et plus forte que par le passé.
Une relation nouvelle car la France, comme l'Europe, a besoin de la République tchèque. De son dynamisme, de son esprit de réforme, de son expérience historique irremplaçable. C'est ce que le Président Sarkozy a dit au Premier ministre, M. Topolanek, en octobre dernier. C'est ce qu'il devrait confirmer prochainement lors de sa visite à Prague.
Une relation nouvelle car les Tchèques, comme les Français, comme l'ensemble des peuples du continent, ont besoin d'une Europe ambitieuse. Il en va de leur sécurité, de leur prospérité, de leur liberté à long terme et, d'une certaine manière, de leur existence.
Cette Europe ambitieuse, nous ne la ferons pas sans vous. Votre économie, qui fut l'une des plus prospères d'Europe et à laquelle le communisme a imposé une terrible régression, retrouve la place qui aurait toujours dû être la sienne. En moins de 20 ans, sous les présidences de Vaclav Havel puis de Vaclav Klaus, votre pays a conduit un programme de réformes qui en fait l'un des plus modernes et des plus dynamiques d'Europe.
Notre amitié est ancienne. Les historiens la font remonter au XIVe siècle. Elle a été d'une intensité exceptionnelle entre les deux guerres mondiales, la France ayant été le premier soutien de votre émancipation nationale.
Cette amitié, il est vrai, a été mise à l'épreuve par la honteuse trahison de Munich, par l'accommodement général à l'ordre de Yalta, par la longue nuit totalitaire. Nous le reconnaissons maintenant, nous n'avons pas été suffisamment présents. L'Europe naissante n'a pas joué son rôle. Mais cette amitié a été pleinement renouée il y a 20 ans. François Mitterrand en a posé l'un des premiers jalons quand, en décembre 1988, un an avant la chute du Mur de Berlin, il reçut un groupe de dissidents tchécoslovaques, dont le futur Président Vaclav Havel. Ce geste reste dans notre mémoire commune.
Notre coopération également est d'une très grande qualité ; nos échanges sont nombreux ; la France est le 4ème investisseur en République tchèque et compte près de 500 filiales d'entreprises. Votre transition vers la démocratie de marché, puis vers l'Union européenne, a suscité d'intenses coopérations entre nos administrations comme entre nos collectivités locales. La France est l'un de vos tous premiers partenaires scientifiques.
Les flux d'étudiants entre les deux pays sont importants ; la France est même la 2ème destination en Europe des étudiants tchèques. L'apprentissage de la langue française se porte bien dans vos écoles et continue de progresser.
La culture française - en particulier le cinéma et le théâtre - font l'objet d'une forte demande. Elle est réciproque. Prague continue de fasciner les Français et votre pays demeure pour nous une référence culturelle essentielle. Nous attendons d'ailleurs avec impatience de découvrir en France la nouvelle pièce de théâtre de Vaclav Havel.
Mais nous souhaitons aller beaucoup plus loin dans cette relation. Celle-ci doit être à la hauteur de l'admiration que se portent nos sociétés. Profitons pour cela de l'agenda européen : nos deux pays vont se succéder à la tête de l'Europe, puis viendra le tour de nos amis suédois, c'est une opportunité qui doit nous conduire à développer une coopération sans précédent, en particulier sur le plan diplomatique.
Le programme d'activités pour les 18 mois, que nous avons élaboré avec la Suède et dont nous achevons ce matin la discussion, a suscité de très nombreux contacts entre nos gouvernements, entre nos administrations. Il a créé une atmosphère nouvelle qu'il nous faut prolonger, en particulier en poursuivant les contacts, comme nous avons l'intention de le faire au coeur de notre Présidence.
Mettons à profit ces contacts pour établir un partenariat stratégique entre nos pays.
Ce partenariat, que le président Sarkozy et le Premier ministre Topolanek devraient prochainement conclure, doit être politique. Il s'agit de rapprocher nos positions sur les grands sujets de politique étrangère et européenne, en particulier sur les moyens de promouvoir les Droits de l'Homme, et la démocratie dans le monde, sur la sécurité énergétique et la protection de l'environnement, sur les questions d'immigration, sur le développement de la défense européenne et son articulation avec l'OTAN, sur l'avenir des Balkans, sur les relations à établir avec nos voisins de l'Est et de la rive sud de la Méditerranée.
Ce partenariat doit être économique. Il s'agit d'intensifier les échanges commerciaux et les investissements entre nos deux pays, de stimuler des projets d'innovation, de renforcer notre coopération industrielle dans les domaines stratégiques comme l'aéronautique et le spatial, d'échanger nos expériences sur les réformes menées dans nos pays pour favoriser l'initiative. C'est dans cet esprit que sera organisée pendant nos deux présidences européennes, et sous l'égide des deux Premiers ministres, une année économique franco-tchèque.
Notre partenariat doit aussi concerner la culture, l'éducation, la science. Il s'agit de donner une impulsion à nos échanges scientifiques. D'accroître la mobilité des étudiants entre nos pays, en particulier en multipliant les cursus universitaires franco-tchèques. D'offrir à plus d'enfants la possibilité d'apprendre la langue de l'autre, notamment grâce aux classes bilingues. Nous devons également promouvoir nos cultures respectives. A cet égard, je suis heureux de pouvoir lancer tout à l'heure, avec mon ami Karel Schwarzenberg, une saison culturelle française en République tchèque, une saison riche de plus de 50 événements.
Le partenariat nouveau entre nos deux pays doit enfin permettre de dissiper les malentendus que notre relation a pu connaître au cours des dernières années.

Votre pays, je le sais, a pu avoir le sentiment que la France n'était pas suffisamment à son écoute. Cette époque, j'espère, est révolue. Je voudrais en tout cas répéter ici ce que le président Sarkozy a plusieurs fois déclaré : il n'y a pas pour nous, en Europe, de grands pays et de petits pays ; il n'y a pas des pays qui auraient le droit de parler et des pays qui devraient se taire ; des anciens et des nouveaux Etats membres. Il y a des pays européens.
Je le sais aussi : on a dit, on a écrit, que le souci de Paris, avec d'autres capitales européennes, était d'entretenir une bonne relation avec Moscou, faisant passer au second plan la solidarité avec l'Europe centrale. Cette idée n'est pas la nôtre. La France est en Europe ; sa priorité va à la solidarité avec ses partenaires de l'Union. Celle-ci ne saurait être sacrifiée à une relation avec un pays extérieur à notre ensemble commun. Cela ne veut pas dire qu'il doive exister de l'animosité dans la relation entre la France et la Russie. La Russie est notre voisin, nous devons en tenir compte et changer de langage avec elle pour être mieux compris.
On a pu enfin, ici ou là, prêter à la France l'intention de vouloir construire l'Europe pour faire contrepoids à l'allié américain. Ce malentendu aussi doit être dissipé. La France est l'amie et l'alliée des Etats-Unis, même si elle n'est pas alignée sur la politique américaine. Nous sommes amis, ce qui nous autorise à parler vrai, à parler franc. C'est d'ailleurs ce que nous avons fait à Bucarest ou au Liban. La France souhaite développer tout à la fois son appartenance à l'OTAN et la constitution d'une défense européenne. L'un et l'autre sont complémentaires, au service des mêmes valeurs et des mêmes intérêts.
Qu'elles concernent l'amitié franco-tchèque ou les rapports transatlantiques, ces ambitions doivent nous convaincre que nos pays ont besoin d'une Europe ambitieuse, celle que nos deux Présidences à venir doivent nous permettre de contribuer, ensemble, à tracer.
Mesdames les Ambassadrices, Messieurs les Ambassadeurs, Chers Amis, j'ai été bien long. Je n'entrerai pas maintenant dans le détail des priorités de la Présidence française, que j'imagine vous connaissez. Mise en oeuvre du Traité de Lisbonne ; plan d'action sur l'énergie et le climat ; approche globale des migrations ; processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ; renforcement de la défense européenne... Vous avez sans doute déjà entendu bien des choses sur ces sujets, et nous y reviendrons si vous le voulez durant la séance de questions-réponses. De même souhaiterez-vous peut-être que nous parlions d'autres enjeux de nos diplomaties, dont nous avons parlé avec Carl et Karel : la Birmanie, l'Afghanistan, l'Irak ou le Kosovo par exemple. Sur tous ces sujets, j'attends vos questions avec impatience et je tâcherai d'y répondre le plus complètement.

Avant cela, je voudrais simplement vous dire un mot de la manière dont nous concevons, en France, notre présidence.
La Présidence française est attendue par mes compatriotes. Je souhaite qu'elle réponde aussi aux attentes de tous les Européens. Ces attentes sont fortes. Pour autant, la France doit aborder cette présidence avec modestie. Notre seule ambition, c'est de faire progresser l'Europe et de servir l'intérêt général européen. Comme la Slovénie, à laquelle je rends hommage, le prouve aujourd'hui, une présidence semestrielle n'a pas vocation à imposer son agenda, ses priorités, mais doit d'abord s'inscrire dans la continuité des présidences qui se suivent et lancer des axes de travail pour l'avenir. La Présidence française tentera d'obtenir l'adhésion de tous.
C'est ce que nous ferons, dans un esprit de responsabilité, de dialogue et d'écoute. Nos ambitions, nos priorités seront européennes. Elles s'inscriront dans la continuité des présidences précédentes et suivantes, et en particulier de la Présidence tchèque que, je le sais, vous préparez ici avec ambition et détermination.
Mesdames les Ambassadrices, Messieurs les Ambassadeurs, Chers Amis, vous l'avez compris : pour la France, le dialogue avec Prague est essentiel. Essentiel en raison de la succession de nos présidences européennes. En raison de nos ambitions communes. En raison de la fidélité retrouvée à une amitié séculaire, historique.
Vive la République tchèque ! Vive l'amitié franco-tchèque !

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 mai 2008