Conférence de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, intitulée "L'Etat de l'Union" et la présidence française du Conseil de l'Union européenne, Bruxelles le 26 mai 2008.

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Circonstance : Conférence de Bernard Kouchner devant le "Think Tank European Policy Center" à Bruxelles le 26 mai 2008

Texte intégral

Je suis heureux de pouvoir prendre la parole devant cette éminente assemblée à l'occasion de ce débat sur "l'Etat de l'Union". Nous sommes à la veille de la Présidence française qui débutera le 1er juillet. Pour l'heure, la Présidence slovène est en charge de l'Union et elle le fait très bien, avec beaucoup de mérite car les sujets sont exceptionnellement difficiles. L'occasion me semble particulièrement bien choisie de faire pour vous, et avec vous, un tour d'horizon des grands enjeux qui attendent l'Europe. Occasion également de vous préciser la manière dont la France, en association avec ses vingt-six partenaires de l'Union, entend contribuer à y répondre.
Cette occasion me paraît d'autant mieux choisie que nous sommes à un moment charnière de la vie européenne. Je ne fais bien sûr pas référence à la Présidence française, que j'espère au contraire placer sous le signe de l'écoute des autres. Il s'agira d'une présidence modeste, à la disposition des autres, ce qui surprendra tout le monde. Je fais allusion à la perspective historique dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Avec le Traité de Lisbonne, qui clôt, - je l'espère en tout cas car, comme vous le savez, il y a encore des ratifications en cours et un référendum en Irlande - un interminable cycle d'introspection et de remise en cause ouvert par le Traité de Maastricht, l'Europe peut enfin s'appuyer sur quelques certitudes institutionnelles.
Il y a eu, vous vous en souvenez, une succession d'élargissements conséquents, sur lesquels nous pourrions d'ailleurs revenir si vous le voulez bien. Ces certitudes institutionnelles se doublent de surcroît d'une perspective de stabilisation de nos frontières extérieures pour de nombreuses années - hormis, bien sûr, la promesse faite aux Balkans, qui devra se concrétiser rapidement, nous devrons évoquer, au moins, le cas de la Serbie, du Kosovo, de la Macédoine...
Enfin, forte de ce cadre stabilisé, consolidé, l'Europe peut aujourd'hui se recentrer sur son projet et travailler enfin à la définition des objectifs ambitieux et renouvelés que les citoyens européens attendent.
Elle le peut d'autant plus que nous sommes à la convergence d'un nouveau cycle court, l'élection d'un nouveau Parlement en juin prochain puis la désignation d'une nouvelle Commission, et d'un cycle long, celui d'un nouveau projet pour l'Europe et pour ses citoyens. Nous avons confié au Comité des Sages qui doit se mettre en place au second semestre de cette année, la tâche de se pencher sur ce projet à long terme. Trois responsables ont déjà été désignés, d'autres le seront dans les semaines qui viennent.
Ces vingt dernières années ont été celles de l'accomplissement du programme historique de l'Europe communautaire : réalisation du marché intérieur, Union économique et monétaire, réunification et démocratisation de l'Europe entière, consolidation du rôle international de l'Europe dans ses domaines historiques comme le commerce et la concurrence, leadership devenu indispensable et incontestable en matière d'aide au développement et d'environnement, mais aussi avancées majeures de l'Europe politique avec notamment le désir de création de l'Europe de la défense. Il n'y aura pas d'Europe politique sans Europe de la défense.
Aujourd'hui, l'Europe doit être capable, avec la même ambition et avec les mêmes efforts, de s'attaquer aux nouveaux défis qui se présentent devant elle. J'en suis convaincu, l'Europe seule peut rendre possible et suffisamment humaine une mondialisation qui soit conforme à notre histoire, à nos valeurs, à nos projets, une mondialisation qui ne se fasse pas aux dépens des plus pauvres.
Dans ce monde en refondation, le besoin d'Europe est partout. Le besoin d'Europe est ici sensible, le devoir de l'Europe aussi.
Tous les défis auxquels nous sommes confrontés, défis écologiques, climatiques, sanitaires, financiers, sécuritaires ou migratoires, appellent une réponse transnationale et innovante. C'est là que l'Europe doit jouer son rôle.
C'est ce que nous disent nos partenaires à travers la planète, conscients à la fois du formidable rôle d'invention que jouent les Européens et de cet exemple à la fois irremplaçable et presque inimitable car les conditions en Afrique, en Asie, en Amérique Latine ne sont pas les mêmes.
L'élection américaine ouvre une opportunité historique, à partir du mois de novembre - mais sans doute déjà avant et ceci jusqu'au mois de février de l'année prochaine. C'est une opportunité pour nous préparer à offrir à nos partenaires un calendrier, une feuille de route qui corresponde à nos priorités européennes, qui ouvre, qui demande, qui discute, qui n'impose rien mais qui propose à nos partenaires, avant tout transatlantiques, nos priorités pour les mettre en mouvement, en oeuvre, ensemble. C'est une opportunité historique dans cette période qui a connu quelques déboires notamment au Moyen-Orient. Nous avons donc le devoir, nous Européens, de proposer à nos partenaires, sur les grands sujets politiques, les priorités politiques, les grilles d'analyses des crises et des solutions que nous pourrions poser ensemble. Le monde attend de nous une audace et une créativité que nous sommes seuls capables de pouvoir incarner. Voilà ce que nous devons faire. La Présidence française en particulier parce que c'est la période où nous serons en charge de la Présidence de l'Union mais la Présidence slovène a déjà commencé et ensuite à partir de janvier, nos amis pourront y contribuer.
Par ses fondements démocratiques, par son expérience du compromis, ce qui n'est pas le cas partout, par la transparence de ses pratiques, l'Europe est seule à pouvoir faire de cette mondialisation une chance pour les peuples, un progrès partagé.
N'oublions pas que l'aventure européenne conserve à l'échelle planétaire un parfum unique d'aventure et de justice, de grandeur et d'idéal qui inspire aujourd'hui les nations du monde entier, du MERCOSUR à l'ASEAN, de l'Union africaine au Proche-Orient.
Et pourtant, plus que tous les autres, les Européens s'interrogent. Même assortie d'un bilan positif, la construction européenne, trop souvent, ne convainc plus chez nous. Nos populations, celles des pays fondateurs entre autres, les Français notamment, craignent la mondialisation, jugée responsable d'une partie du chômage et des fissures de notre protection sociale. Même si c'est plus compliqué, même si ce n'est pas vrai, c'est ainsi que c'est perçu. Il faut donc prendre cela en compte. Chez nous, ce sont souvent les interrogations et les angoisses qui priment, qui sont mises en avant lorsque l'on parle de l'Europe. Entre l'Etat nation et le niveau global, l'Europe est-elle toujours un échelon pertinent de régulation et d'action commune ? Peut-elle se hisser à la hauteur des défis que la mondialisation lance à nos pays, tant au plan économique que politique ? En avons-nous les moyens ? En avons-nous la volonté ? Au moment où la recherche d'identité nationale et locale se fait plus forte, l'Europe peut-elle être autre chose qu'un discours d'appel à l'intégration, une démarche vécue comme intrusive et incarnée par des directives tatillonnes ?
Il y a là des angoisses, nombreuses. Il y a surtout de formidables opportunités, dont la Présidence française, à sa mesure et en association étroite avec nos vingt-six partenaires, avec la Commission et avec le Parlement européen, se saisiront. Pour cela, nous souhaitons nous concentrer sur trois ambitions : la préparation de l'entrée en vigueur du nouveau traité, l'élaboration, avec les nouveaux instruments dont nous disposons, des réponses à la mondialisation qu'attendent nos concitoyens, l'affirmation enfin d'une diplomatie européenne dotée de moyens et d'ambitions renouvelés.
Je ne reviens pas davantage sur la mise en oeuvre du nouveau traité. Tous ici, vous en connaissez les enjeux principaux. Si le processus continue comme aujourd'hui sans incident de ratification - nos regards sont tournés vers l'Irlande -, nous aurons à coeur de faire aboutir le travail de préparation entamé sous les Présidences slovène et portugaise : il s'agira notamment, et ce n'est pas rien, de désigner le Président du Conseil européen et le futur Haut représentant, de poser les fondations du nouveau service européen d'action extérieure dès le 1er janvier 2009, de trouver une articulation efficace entre la Présidence du Conseil européen et la Présidence tournante, et de définir accessoirement le rôle qui reviendra, dans ce nouveau schéma, aux ministres des Affaires étrangères. En effet, ces derniers craignent de "perdre leur job", se demandant ce qu'ils vont faire. Y aura-t-il un ministre, un secrétaire d'Etat ou un directeur chargé de l'Europe et les ministres des Affaires étrangères qui s'occuperont du reste du monde ?
La responsabilité de l'entrée en vigueur de ce nouveau Traité est, nous en avons conscience, absolument essentielle. Nous nous y attacherons avec énergie, conscients des bénéfices que l'Europe doit tirer de ce nouveau cadre institutionnel qui facilitera la décision dans l'Union, rendra l'Europe plus démocratique et permettra de mieux combiner ses instruments économiques, politiques, civils, de reconstruction, instruments de police, instruments militaires...
Deuxième point, notre objectif sera de répondre à la demande de nos citoyens qui veulent une Europe plus forte face à la mondialisation.
Alors que l'impression d'une impuissance des politiques publiques face à la mondialisation domine trop souvent, nous devons prouver que les défis qui se posent à nous peuvent et doivent trouver une réponse européenne. Par européenne, j'entends une réponse collective d'abord, mais aussi une réponse imprégnée des idéaux, des règles de droit, des valeurs d'humanisme qui font avec les services publics, les services collectifs, le modèle européen.
Concrètement, cela recouvre pour l'instant plusieurs domaines, parmi lesquels la recherche de compétitivité - c'est-à-dire la mise en oeuvre de la stratégie de Lisbonne rénovée et adoptée en mars dernier - associée à une demande de solidarité renouvelée, à travers des services publics de qualité qui contribuent à la croissance, un agenda social rénové, la lutte contre les discriminations. Autant de domaines qui doivent être au coeur du dynamisme européen, autant d'objectifs inscrits dans le patrimoine de l'Europe, sans lesquels l'Union perdrait non seulement son identité, mais encore son efficacité et sa raison d'être.
Autre domaine dans lequel l'Union doit offrir aux citoyens une réponse à laquelle le niveau national est insuffisant, c'est celui des migrations. C'est à la fois un thème de politique intérieure concernant chaque pays européen et un sujet essentiel de nos relations diplomatiques avec le Sud. Le pacte européen pour l'immigration que nous souhaitons lancer aura donc pour objectifs une meilleure gestion des frontières de l'Union, une concertation des Etats membres sur l'immigration légale, mais aussi une meilleure gestion des étrangers en situation irrégulière, une gestion plus humaine, plus conforme aux Droits de l'Homme, une construction d'une Europe de l'asile, enfin et surtout un développement de la coopération avec les pays pauvres.
Comme celle des migrations, la question du changement climatique ne peut être résolue à un niveau national. Je vous rappelle que dans l'espace Schengen il y a désormais vingt-trois pays. C'est pourquoi nous souhaitons parvenir à un accord politique sur le "paquet énergie climat" au Conseil européen de décembre. Ce sera la meilleure manière de conforter le rôle moteur des Européens dans les négociations internationales sur le climat avant la Conférence de Copenhague en décembre 2009. Corollaire de ce dossier, nous ferons également des propositions en matière de sécurité énergétique, à la fois pour les Européens eux-mêmes et dans leurs relations avec nos partenaires majeurs comme la Russie, la Chine, l'Inde ou le Brésil, qui forment une nouvelle alliance émergente dénommée "BRIC". Ce qui est intéressant c'est de voir que dans cette nouvelle alliance, il s'agit à la fois de pays émergents traditionnels tels que l'Inde et le Brésil, et de pays anciennement communistes comme la Chine et la Russie.
Sur tous ces points - j'aurais pu citer aussi une meilleure régulation des marchés financiers -, l'Europe a un rôle d'éclaireur formidable à jouer. C'est là, dans ces pages blanches de la stratégie d'influence nouvelle, qu'elle doit affirmer à la fois ses ambitions et ses principes, se poser comme un acteur majeur des nouveaux défis de la mondialisation.
Enfin le troisième objectif demeure de conférer à l'Europe un rôle nouveau dans cette nouvelle donne internationale.
Beaucoup a déjà été fait. En dix ans, l'Europe politique a considérablement progressé. Nous sommes intervenus avec des moyens civils et militaires sur tous les continents, à travers 17 opérations. Grâce à la mission EUFOR au Tchad, la plus importante mission militaire conduite par l'Union européenne, nous essayons de jouer un rôle en particulier dans la crise interminable du Darfour. De l'autre côté de la frontière devait se mettre en place, comme vous le savez, une force de l'Union africaine et des Nations unies, mais cette force hybride tarde à se mettre en place.
Enfin, dans cette Europe politique, il y a des acquis solides sur lesquels nous pouvons nous appuyer.
Pour cela, le Traité de Lisbonne nous donne des moyens nouveaux dont nous devons profiter pour relancer la Défense européenne. Notre objectif, sur la base des avancées concrètes déjà enregistrées, est de mettre en place une vision et des objectifs partagés, des capacités communes et des moyens de défense civiles et militaires crédibles. Je ne dis pas que ce sera une armée européenne, vous l'avez compris. Nous devons tirer les leçons des difficultés que nous avons eu à rassembler 3.000 hommes pour intervenir au Tchad, alors qu'en 1999 les chefs d'Etat des 15 s'étaient engagés sur l'objectif de pouvoir projeter 60.000 hommes en 60 jours avant 2003.
Les moyens actuellement à notre disposition, objectivement, ne sont pas à la hauteur de ce qu'est l'Europe, politiquement, économiquement et technologiquement.
De même, nous devons progresser dans notre analyse collective des grands enjeux et défis internationaux. La stratégie de sécurité européenne de décembre 2003 nous a permis de brosser un premier tableau. Comme le Conseil européen de décembre dernier l'a demandé à Javier Solana, il apparaît aujourd'hui utile de mettre à jour cette analyse en faisant mieux ressortir les nouveaux défis : sécurité énergétique, sécurité des approches maritimes de l'Union, lutte contre la piraterie, trafics illicites d'armes, etc.
Plus largement, à travers toutes ces actions, il s'agit de montrer que l'Union européenne est une puissance dynamique, capable d'initiatives et pouvant apporter des réponses aux grandes questions de ce temps.
Je pense aussi naturellement à la crise alimentaire mondiale, aux révoltes et aux famines qui légitiment plus que jamais le modèle sur lequel est fondée la Politique agricole commune, mais en inventant, en adaptant une autre politique. Cela fait dramatiquement apparaître la nécessité de développer des productions, y compris vivrières, par des politiques publiques adéquates dans les pays en développement. Nous devons réfléchir à mieux aider les pays pauvres et à mettre en place de telles politiques.
Une réallocation de l'épargne mondiale vers le secteur productif agricole est nécessaire. Toutes sortes de fonds et en particulier les fonds souverains pourraient jouer un rôle important à cet égard. Voilà autant de pistes sur lesquelles nous devons réfléchir ensemble.
La même exigence vaut pour d'autres thèmes que je n'ai pas le temps d'aborder ici. Je pense bien sûr à l'objectif, que nous avons tous, de mettre en oeuvre d'ici la fin de l'année, puisque c'était l'engagement pris à Washington, le processus d'Annapolis repris lors de la Conférence de Paris. Je pense donc à la situation au Moyen-Orient, d'où je viens. Je pense à une initiative sur la lutte contre la piraterie sur laquelle une action de l'Union européenne pourrait s'articuler avec le travail en cours aux Nations unies. Je pense aux crises humanitaires comme celle que connaît en ce moment la Birmanie, aux nécessités de pouvoir intervenir auprès des victimes... La liste est évidemment longue.
Je suis prêt à répondre à vos questions.
Q - Quel est le "désir" européen ? Quelle peut être l'ambition européenne dans ce monde multipolaire ?
R - Quel est le désir européen ? Je vous ai dit que je revenais tout juste du Moyen-Orient. Le rôle de l'Europe dans cette région mériterait d'être développée, c'est le moins que l'on puisse dire. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas rester simplement des fournisseurs d'argent. Nous devons être impliqués dans chacun de ces processus de paix. Il se trouve que des négociations entre la Syrie et Israël, par le biais de la Turquie s'annoncent peut-être. Par ailleurs, des négociations pourraient être poursuivies entre le Hamas et Israël pour l'ouverture des points de passage à Gaza par l'intermédiaire des Egyptiens. De plus, le président du Liban a été élu hier, avec le soutien de la Ligue arabe et du Qatar.
Nous avons un rôle dans tout cela, mais insuffisant. Peut-être que le Traité de Lisbonne nous permettra d'avoir un rôle plus important, en ayant évidemment des facilités pour avancer ensemble sans être tous ensemble, à géométrie variable, avec des associations plus souples. Nous avons, avec nos amis espagnols et italiens, beaucoup essayé au Liban. Nous avons préparé l'approche de la Ligue arabe et puis cela a finalement débouché sur l'élection d'hier. Mais tout cela n'est pas suffisant ; il faut que l'Europe joue un rôle politique. Il faut que dans le monde nous ayons voix au chapitre, ce qui nécessite évidemment un consensus à chaque fois. Avec le Traité de Lisbonne ce sera plus facile.
Pour le moment, même si l'on pense au Kosovo où nous sommes vraiment responsables - c'est au coeur de l'Europe -, il est particulièrement long d'obtenir un accord. C'était nécessaire et nous l'avons obtenu. Il y a les pays qui ont reconnu le Kosovo ; ils sont majoritaires dans l'Union européenne - le nombre de ces pays est important - mais il y a des pays qui n'ont pas reconnu le Kosovo. Nous avions décidé que chacun était libre, mais qu'il y avait une union pratique à maintenir et qui a été maintenue. Ce n'est pas mal. Ce sera plus facile avec le Traité de Lisbonne. On peut multiplier les exemples.
Aujourd'hui a été accepté le traité de coopération et d'association avec la Russie. Qui bloquait ? La Pologne puis la Lituanie. Cela a mis du temps mais nous y sommes parvenus. Si on pense à l'ouverture vers l'Est, ou le Sud avec l'Union pour la Méditerranée, il est nécessaire qu'il y ait une Europe politique plus forte. Et les deux se feront : il y aura une ouverture vers l'Est et une ouverture vers la Méditerranée. Je crois beaucoup à l'Europe, comme vous pouvez le constater, néanmoins, quand on la pratique tous les jours, c'est long. C'est très long un tour de table à 27. Cela dure des heures, mais on ne peut pas parler tout seul, sinon ce ne serait pas l'Union.
Q - D'après vous, qui serait le meilleur candidat pour la Présidence de l'Union ? M. Juncker, M. Blair, M. Gonzalez ou M. Giscard d'Estaing ? Que pensez-vous de ce débat ?
R - Vous avez fait des suggestions qui sont toutes très bonnes. Je ne savais pas à propos de M. Giscard d'Estaing mais c'est aussi un bon candidat. Pour vous répondre, le problème c'est que je n'ai pas personnellement à faire le choix. Ce sera fait avec les 26 autres Etats. Les vingt-sept Etats doivent se mettre d'accord à ce sujet avant la fin du second semestre. Tous sont de bons candidats. Tony Blair est un bon candidat, ainsi que Jean-Claude Junker et Felipe Gonzalez. Je n'ai pas dit que l'un d'entre eux était excellent. Voyons si d'autres candidatures émergent.
Q - Aurait-on pu mieux faire pour le Kosovo ? Est-ce que l'Union européenne a agi trop tardivement ?
R - A propos du Kosovo, on peut toujours dire que l'on aurait pu faire mieux, que ce n'était pas parfait, mais il fallait anticiper, prévenir. Prenons l'exemple de la Bosnie, nous ne sommes intervenus qu'après 250.000 morts. Nous savions que cela allait sans doute se passer ainsi au Kosovo et nous sommes donc intervenus plus tôt. Il y a eu beaucoup moins de morts : 10.000. Même s'il y a eu trop de morts, il n'y en a pas eu 250.000.
Si cela fonctionne, ce sera tout de même l'opération des Nations unies la plus rapidement conclue. Nous dirons que nous aurions pu éviter l'indépendance, mais le choix ne nous appartenait pas. C'étaient aux Serbes et aux Kosovars de négocier. Les Serbes et les Kosovars n'ont pas voulu le faire ensemble. Il le fallait malheureusement, c'est le rapport de 14 mois de négociations et 4 mois de négociation demandées par la France. La guerre était-elle préférable ? Non. On ne pouvait pas faire autrement que d'imposer une solution qui, je l'espère, avec la mission européenne mise en place, aboutira et encouragera peut-être les pays des Balkans à se tourner vers l'Europe.
Tous les pays des Balkans, dont la Macédoine - la situation de ce pays évolue également-, situés au coeur de l'Europe, vont rentrer dans l'Union européenne, j'en suis sûr. Je n'ai aucune date, peut-être dans dix, quinze ans, mais ils adhéreront à l'Union. A ce moment-là, aucune guerre - je crois - ne sera plus envisageable.
Ce n'est certainement pas très satisfaisant d'avoir à imposer une solution mais vouliez-vous que l'on fasse comme à Chypre ? Trente ans après, il y a encore des forces des Nations unies déployées. Nous avons la responsabilité de nos soldats. La France, l'Italie, l'Espagne ont beaucoup contribué au déploiement de la Force européenne au Kosovo. Ce n'est pas parfait mais c'est ce que l'on a fait de mieux jusqu'à présent.
Au Moyen-Orient, nous n'avons pas été très responsables. Peut-être aurions-nous dû procéder différemment. Il faut peut-être aujourd'hui procéder différemment. Mais ce que la France et toute l'Union européenne expérimentent aujourd'hui, cette influence était inimaginable dix ans auparavant.
Q - Comment imaginez-vous la défense européenne dans 10 ans ?
R - Je suis sûr qu'il y aura des matériels militaires, des avions, des navires, des équipements qui seront partagés. Je suis sûr qu'il y aura des fabrications européennes qui se feront moins concurrence. Je suis sûr qu'il y aura une volonté commune, des états-majors communs, des réflexions de défense et de sécurité communes.
On ne peut pas imaginer une diplomatie efficace sans une défense ; ou alors le monde aura beaucoup changé. Dans 10 ans, je crois que nous pourrons, seuls, mettre en oeuvre une opération de protection comme au Darfour. Evidemment, nous ne pouvons pas la faire contre l'avis d'un continent. L'Union africaine ne voulait pas que l'on intervienne, mais l'Union africaine n'a pas été capable de réunir suffisamment de forces africaines pour empêcher les massacres et ceux-ci continuent en ce moment.
L'Europe pourrait-elle non pas imposer mais proposer et convaincre ? Je crois que c'est envisageable. Il faut qu'il y ait une convergence et une volonté politique de construire un instrument crédible ; ce n'est pas impossible. Nous sommes de loin les pays - les 27 et il y en aura d'autres - qui créons le plus de richesses et qui avons un produit européen brut très fort, le premier marché du monde. Pourquoi ne disposerions-nous pas d'une défense à la hauteur de cela ? Nous avons des forces éparses. Dans chaque force militaire, il y a 25% de force française, 25% britannique et le reste est constitué de contingents d'autres Etats membres. Mais je ne dis pas que les Allemands, les Espagnols ou les Polonais ne jouent pas un rôle important.
On ne peut pas avoir l'OTAN sans avoir un pilier européen : c'est la vision de la France. Je vous signale que l'OTAN est une organisation qui va changer de destination. Pour le moment, les deux opérations de l'OTAN, ce sont l'Afghanistan et le Kosovo, deux opérations sous mandat des Nations unies. Il ne s'agit plus des pays capitalistes contre le Pacte de Varsovie ! Il faut faire évoluer cela vers une Défense européenne.
Q - Etes-vous optimiste concernant l'avenir du Liban ? Quel pourrait être le rôle du Liban dans le Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ?
R - L'avenir et le rôle du Liban dépendent avant tout du Liban. Il se trouve que le président du Liban a été élu. Il y a des échéances importantes avec des élections législatives. Plus le Liban sera en paix, plus il jouera un rôle considérable. On peut notamment noter qu'il y a une certaine confiance à l'égard du Liban, notamment sur le plan économique. Les banques du Liban reçoivent toujours de l'argent de l'extérieur.
Q - (à propos de l'ouverture des chapitres de négociation avec la Turquie)
R - En ce qui concerne l'ouverture des chapitres pour la négociation avec la Turquie, vous savez, il y en a trente. Et puis, il en reste cinq autres qui sont liés à l'adhésion.
Les trente chapitres seront ouverts, en tout cas je le souhaite. Il n'y aura pas d'obstacle de la part de la France à ouvrir les chapitres, un par un. Je ne peux pas vous faire de réponse plus optimiste. Après nous verrons bien. Laissez le temps au temps. Cela dit, il n'y a plus de blocage. La position du président de la République française est connue, il ne souhaite pas que la Turquie rentre dans l'Union européenne. Le président de la République française n'est pas seul. Il y aura une évolution, nous y participons tous.
Q - Suite au sommet UE-Afrique de l'année dernière, qu'est-ce qui pourrait être mis en oeuvre pour un rapprochement entre l'UE et l'Afrique ?
R - Les relations entre l'Afrique et l'Europe sont anciennes. La politique du développement bénéficie d'un budget très important même si cela ne suffit pas. La Commission a une politique de développement et des fonds d'aide au développement très importants. Est-ce que cela suffit ? Non, mais l'Afrique a une croissance de 7 % et les perspectives économiques sont très importantes.
Si l'Afrique veut s'occuper de ses propres affaires, elle a raison de le faire, c'est un progrès. L'Union africaine est un progrès. Maintenant, si cela consiste à dire : "ne touchez pas à mes morts, je protège mes massacres", ce n'est pas un progrès, c'est une régression. C'est ce qui s'est passé au Darfour. Qui attaque ? Les Troupes soudanaises. Est-ce bien ? Non. Est-ce leur droit ? Oui, mais c'est aussi le droit de la communauté internationale de protéger les populations du Darfour.
Vous savez, il y a dix ans, on n'aurait pas pensé aux progrès qui ont été faits par l'Afrique - pas par nous, par l'Afrique. Je suis très optimiste, la croissance est grande, ce continent énorme est plein de richesses. Il y a donc une perspective qui ne doit pas nous laisser indifférents. Il y aura entre nous des relations qui vont se perfectionner.
Si l'on pense aux crises, à la Cote d'Ivoire, au Libéria, au Darfour, au Tchad, on n'est pas satisfait mais il y a beaucoup plus d'espérances qu'il n'y a de difficultés.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mai 2008