Déclaration de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, sur la place des femmes dans le projet de l'Union pour la Méditerranée, à Paris le 12 juillet 2008.

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Circonstance : Colloque organisé au Sénat par Terrafemina, "Femmes trait d'union de la Méditerranée", le 12 juillet 2008

Texte intégral

Chères Amies,
Je suis vraiment heureuse de participer à un événement hors normes comme le vôtre : Femmes, trait d'union de la Méditerranée. L'idée est excellente, bienvenue, nécessaire. Demain, lors du sommet qui lancera l'Union pour la Méditerranée, ici même à Paris, on ne verra que des hommes ! Mais qu'est-ce que la Méditerranée sans les femmes ? Rien que de l'eau !
Il fallait que les femmes ne soient pas les grandes oubliées du projet de l'Union pour la Méditerranée, qu'elles ne soient pas les laissées pour compte d'un projet d'envergure, qu'elles aient leur mot à dire. J'ajouterai même qu'elles devraient être au coeur du projet, qu'elles devraient en être l'âme et le coeur, la force motrice. C'est avec les femmes que l'Union pour la Méditerranée sera ou, sans elles, ne sera pas. Ces femmes si diverses qui font l'intelligence et la complexité de la Méditerranée. Ici, voici les "executive women", familières de la mondialisation et de leurs subtilités, fers de lance du développement de leur pays. Là, les étudiantes passionnées de littérature ou science pour lesquels la curiosité du monde est un moteur. Il y a aussi, les voilées qui, pour ne pas être vues, sont cernées d'un silence absolu. Il y a les grands-mères qui savent être si modernes, mais dont les épaules sont souvent écrasées du poids de l'histoire familiale et nationale. Plus près, les mères éplorées d'avoir perdu un enfant dans des conflits sans fin. Là, les militantes politiques portant, en elles, tant de fureurs, debout sur des champs d'espoir, écartelées, entre l'autorité des hommes et la peur du ciel mais tendues vers un désir non négociables de liberté. Le long sanglot des Méditerranéennes anonymes comme leur courage, la longue bataille des Méditerranéennes portées par leur fierté, leur talent et leur intelligence, pareils à ceux des femmes les plus émancipées du Nord; ces clameurs là doivent être entendues des hommes de l'Union pour la Méditerranée.
Je voudrais à toutes ces femmes, rendre un hommage vibrant, respectueux et solennel. Leur dire que nous ne les oublions pas, que nous sommes avec elles, à leurs côtés. Que leurs combats sont les nôtres. Leurs blessures notre remords. Leurs espoirs notre avenir. Je voudrais saluer leur entreprise, leurs batailles, leurs espoirs en les plaçant sous la figure magnifique de Germaine Tillion, qui nous a quittés en avril dernier dans sa cent-unième année.
Cette femme d'exception a vécu deux des plus immenses drames du XXIe siècle : la barbarie nazie et les déchirures sanglantes de la décolonisation. Sept ans durant, elle a pratiqué l'ethnologie de terrain dans les montagnes de l'Aurès en Algérie, jusqu'à la veille de l'armistice de juin 1940 ; puis, pour avoir participé à la constitution du réseau de résistance du Musée de l'Homme, elle a été déportée à Ravensbrück en Allemagne. Rescapée des camps de la mort, elle renoue en 1955 avec l'Algérie pour mettre en place les centres sociaux pour les ruraux musulmans déplacés dont elle dénonce la "clochardisation".
N'ayant pas encore choisi à ce moment-là entre la perpétuation de l'Algérie française et une Algérie rendue aux Algériens, mais ayant fait le choix du travail social, de la constitution de "l'armure" contre la pauvreté qu'est l'éducation, elle dit elle-même avoir été écartelée, crucifiée entre deux fidélités : "c'est parce que toutes ces cordes tiraient en même temps, et qu'aucune n'a cassé, que je n'ai ni rompu avec la justice pour l'amour de la France, ni rompu avec la France pour l'amour de la justice".
Ici, le destin individuel se fait fable, ou "paradigme" comme pourrait dire Monique Canto-Sperber dans votre prochaine table-ronde : tout comme le projet d'Union pour la Méditerranée initié par Nicolas Sarkozy se situe au croisement de la construction européenne et de son ouverture nécessaire au Sud, la vie de Germaine Tillion aura été intimement mêlée aux questions cruciales de la réconciliation franco-allemande et de la réconciliation franco-algérienne, deux poupées-gigognes en quelque sorte (mais pas petites en termes d'enjeu) qui préfigurent les problématiques qui sont les nôtres ce week-end à Paris : l'Union européenne et le processus euroméditerranéen.
Tout aussi paradigmatique m'apparaît le choix de Germaine Tillion de s'attacher prioritairement aux problèmes économiques et sociaux de l'Algérie de la fin des années 1950, alors même que la question qui se pose est celle de l'indépendance et de la guerre de libération qu'elle engendre, avec ses morts, ses victimes et ses destructions. A court terme, l'ethnologue devenue actrice du jeu politico-administratif a tort, puisque les centres sociaux qu'elle développe aux côtés de Jacques Soustelle ne peuvent, au mieux, que retarder l'échéance. A long terme, elle a raison, car le fondement de l'indépendance, c'est le développement économique et social.
Ne sommes-nous toujours pas face au même dilemme ? Le projet d'Union pour la Méditerranée repose d'abord sur la volonté de développer des projets concrets de développement, en nombre restreint pour éviter l'éparpillement. Or l'éternelle interrogation est là, qui fait dire à nombre de partenaires du Sud que le Nord ne leur propose de faire de l'économie que pour mieux fuir le politique, qu'il s'agisse de la création d'un Etat palestinien ou de la perspective d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Cette interrogation, je l'ai entendue de mes propres oreilles lors de mon récent déplacement à Jérusalem : les Palestiniens souhaitent légitimement que le processus de paix reste au coeur de la stratégie des préoccupations de la communauté internationale et de la stratégie extérieure des Européens. Inversement, en Israël, j'ai entendu évoquer des projets grandioses d'irrigation de la Mer Morte par les eaux de la Mer Rouge, de "Vallée de la Paix" dans le Jourdain... Qui a raison ? Faut-il commencer par l'oeuf ou la poule ?
Je vais vous dire d'abord : personne n'a tort. Nous bâtirons la paix, nous construirons un espace de prospérité partagé si nous savons multiplier les approches, sans exclusive ni a priori, et avec un sens fort de l'engagement. Réunir 44 pays, dont certains encore en guerre ou en situation de conflit gelé, la plupart au niveau des chefs d'Etat ou de gouvernement, c'est déjà un très bel exploit. Nous jugerons ensuite le mouvement engagé à ses résultats, mais à la condition de ne pas faire de la prophétie auto-réalisatrice, du "wishful thinking" comme on dit sur une autre mer.
J'ajouterai que l'on ne saurait réduire la dimension politique à la seule action diplomatique. Je la situe même à un autre niveau. Pour revenir à Germaine Tillion, ce qui donne un vrai sens politique à son action, c'est le combat pour la dignité humaine : ainsi de l'analyse qu'elle fait de la société coloniale dans Les ennemis complémentaires ; des enquêtes qu'elle mène sur la torture et les lieux de détention ; de l'arrêt des attentats qu'elle parvient à obtenir pendant quelques semaines en pleine bataille d'Alger, après une rencontre secrète avec le chef militaire de la région d'Alger, Yacef Saadi ; de l'action qu'elle mène plus tard pour épargner la guillotine à celui-ci.
Ce combat pour la dignité humaine, c'est encore le nôtre aujourd'hui. Sans lui, le projet d'Union pour la Méditerranée n'aurait pas de sens. Et si je perçois bien l'utilité de redonner aux eaux de la Méditerranée leur pureté antique, ce combat ne va pas à mes yeux sans s'accompagner de celui qui visera à rendre plus vivantes que jamais les valeurs du monothéisme des trois religions du Livre, de la philosophie gréco-romaine, des Lumières de la convivialité andalouse.
Dans ce combat pour la dignité humaine, la promotion de la femme a une place toute particulière. Pardonnez-moi de citer encore une fois notre ethnologue qui affirmait qu'"à notre époque de décolonisation généralisée, l'immense monde féminin reste à bien des égards une colonie". Le combat pour l'égalité entre les hommes et les femmes sur la rive Sud de la Méditerranée n'est pas un produit d'importation d'une rive à l'autre et il s'avère partagé : le célèbre ouvrage de Kacem Amin sur L'émancipation de la femme date de 1897, et Hoda Chaaraoui a lancé son combat en Egypte à une époque où les suffragettes britanniques ou françaises n'avaient pas encore obtenu gain de cause.
Il est vrai que, si certaines lectures politiques ou religieuses fondamentalistes ont pu çà et là aggraver le tableau à l'époque contemporaine, le statut de la femme méditerranéenne semble remonter très loin dans le temps et être commun aux deux rives : c'était en tout cas la thèse de Germaine Tillion dans Le Harem et les Cousins. Le mariage de la fille avec son cousin paternel, le remariage de la veuve avec le frère du défunt mari, tout un ensemble de coutumes sociologiques tendait à préserver l'intégrité du clan et ses structures patriarcales. Réduite ainsi à une condition de "bijou de famille", la femme se voyait confinée à la sphère privée et interdite au regard des autres. Il est vrai aussi qu'elle se vengeait bien, puisque l'influence des mères, femmes et filles a toujours été aussi discrète qu'immense dans les sociétés traditionnelles méditerranéennes.
Des "bijoux de famille", vous ne l'êtes plus. Vous êtes des actrices à part entière de la société, de l'entreprise, de l'Etat, comme l'illustrent vos parcours, et mêmes des actrices importantes. Mais notre objectif, c'est que, partout où cela est nécessaire, il nous faut obtenir que le statut légal soit la traduction exacte de la réalité sociologique. Le Code du statut personnel institué par Habib Bourguiba en Tunisie en 1956, la réforme de la Moudawana décidée par Mohamed VI au Maroc en 2003, constituent à cet égard des pas encourageants, quoique perfectibles. L'évolution du statut personnel est, à mes yeux, une question beaucoup plus importante que celle des droits politiques, qui sont en règle générale au moins reconnus de façon formelle.
C'est très simple : la place accordée aux femmes dans une société donnée, et je ne parle pas de la place de fait, mais de la place légale, est un "marqueur", un indice très clair de son degré d'ouverture et de modernité. C'est la raison pour laquelle je veille dans tous mes déplacements à avoir des entretiens, des visites de terrain, avec des femmes ou des associations engagées dans ce combat. Et ce n'est pas parce que la sociologie est parfois en avance sur les textes légaux (pas toujours, hélas) que ce combat est facile ou gagné d'avance.
Et puis, à côté des femmes brillantes et "leaders" que vous êtes, je ne veux pas oublier celles qui sont des victimes : c'est la raison pour laquelle j'ai fait le choix de placer la question des droits des femmes au coeur de mon action dans le cadre de la Présidence Française de l'Union Européenne. Cela se traduira notamment par l'élaboration de "lignes directrices" qui permettraient aux Vingt-sept de coordonner et de renforcer leur action internationale pour lutter contre les violences faites aux femmes.
J'ai également déterminé une seconde priorité : une action internationale pour promouvoir la dépénalisation de l'homosexualité. Pour la première fois, une déclaration pour cette question sera présentée à l'assemblée générale des Nations unies à New York, en décembre prochain. Il ne s'agit pas pour moi de trancher les débats de société qui existent dans chaque pays sur les droits liés à l'orientation sexuelle de chacun, mais de préserver un droit fondamental, celui de ne pas être emprisonné ou exécuté au seul motif de cette orientation. Or il se trouve que, sur les quatre-vingt-dix pays qui pratiquent cette pénalisation, un certain nombre sont des partenaires de l'exercice euroméditerranéen. Ce combat sera plus difficile que le précédent parce que, là, il ne s'agit pas de transcrire une réalité sociologique dans sa pleine évidence, mais de gérer une réalité sociologique qui fait l'objet d'un déni, de la part de l'Etat comme d'une bonne partie de la société.
Mais dans cette action pour intégrer les droits humains et les valeurs fondamentales dans le projet d'Union pour la Méditerranée, j'ai une certitude : il vaut mieux parler trop tôt ou trop fort pour un mouvement qui se fera de toute façon un jour, que de ne pas parler et de ne pas créer le mouvement.
L'Union pour la Méditerranée ne peut pas, ne doit pas oublier les droits fondamentaux, en premier lieu ceux des femmes, des féministes, ceux des enfants, ceux qui ont fait le choix d'une orientation sexuelle différente de la majorité, ceux des militants des droits de l'homme, des démocrates. L'Union pour la Méditerranée ne peut pas oublier la Déclaration universelle des Droits de l'Homme dont nous célébrons cette année le soixantième anniversaire ni la belle litanie de droits qu'elle colporte : liberté de conscience, liberté d'expression, liberté de la presse, droits civils et politiques.
Je veux, à la veille de l'ouverture du Sommet de l'Union pour la Méditerranée, saluer le combat des Méditerranéens pour la liberté. Leur dire que la France républicaine, la France éternelle, l'Europe des droits fondamentaux ne les oublie pas. Que demain, à Paris, à travers nous, ils seront représentés. Que lors de la fête nationale du 14 juillet, ils seront dans nos pensées les plus intimes. Que les valeurs de cette fête, "liberté, égalité, fraternité", seront entonnées en leur nom, à eux, les militants des Droits de l'Homme de tous pays. Et que l'Union pour la méditerranée ne pourra se faire sans eux. Ils sont la conscience de tout projet méditerranéen.
Je vous remercie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juillet 2008