Point de presse de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la presse française et interview à plusieurs radios et télévisions françaises le 27 mars 2001, sur la coopération en matière de politique étrangère avec les Etats-Unis.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine aux Etats-Unis du 26 au 28 mars 2001

Média : Agence Algérie Presse Service - Presse - Télévision

Texte intégral

POINT DE PRESSE AVEC LA PRESSE FRANCAISE le 27 mars 2001 :
Je suis venu à Washington pour prendre contact avec la nouvelle administration. J'avais déjà eu l'occasion de rencontrer M. Colin Powell à Bruxelles, en marge d'une réunion de l'OTAN. Nous avions commencé à échanger quelques réflexions à propos de la question iraquienne. Je l'ai eu par ailleurs au téléphone à quelques reprises déjà sur différents sujets, notamment sur les Balkans. Mais des rencontres en marge de réunions ne remplacent pas les contacts lors de rencontres bilatérales.
J'arrive à un moment où manifestement cette administration a son idée directrice sur beaucoup de sujets qui sont importants pour nous, mais à ce stade il ne me semble pas qu'elle ait arbitré encore nettement. Elle est encore en période d'évaluation et de réflexion. Ce que j'ai apprécié c'est que dans cette phase de "gestation" mes interlocuteurs se sont montrés très ouverts au dialogue, très à l'écoute, très attentifs, étant entendu du reste que l'Europe n'a pas l'air d'être un objectif prioritaire ni une préoccupation particulière à leurs yeux. Ils se montrent manifestement intéressés par ce que peut dire le ministre français, comme les ministres des autres principaux pays européens, sur les grandes questions du moment. Grandes questions que vous connaissez : on a parlé de l'Iraq, du Proche-Orient, de la Russie, des Balkans. J'ai parlé à plusieurs reprises de l'Union européenne pour essayer de leur "photographier" la situation : l'élargissement, ce qui est en train de se reconstruire sur le plan franco-allemand, etc. Nous avons parlé en outre de la défense antimissiles et de la défense européenne. Voilà quels ont été les sujets principaux de mes entretiens.
Je suis pour ma part très satisfait de la façon dont j'ai été reçu, entendu, écouté, et de la façon dont nous avons pu échanger nos vues. Il reste évidemment à voir quelle ligne la nouvelle administration va fixer sujet par sujet.
Q - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre rencontre avec Dick Cheney ?
R - Il m'a essentiellement écouté. Je lui ai dit en quelques mots comment nous concevions les relations franco-américaines, dans un esprit constructif et pragmatique, un esprit de dialogue. J'ai relevé au passage qu'il y avait malheureusement des stéréotypes aux Etats-Unis sur la politique étrangère française - ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas en France sur les Etats-Unis, les deux sont vrais. Nous souhaitons de nos partenaires américains qu'ils ne se déterminent pas à partir de stéréotypes, mais qu'ils analysent vraiment quelle est la France d'aujourd'hui, quelle est la politique qu'elle mène. Avec une remarque que je formule sans cesse : notre souhait est évidemment de pouvoir coopérer le plus souvent possible et le mieux possible avec les Etats-Unis sur le plus grand nombre possible de sujets. Et lorsque nous avons un point de vue différent, des objections, une autre conception, je leur demande de penser que ce n'est pas pour le plaisir d'avoir une position différente, que ce n'est pas pour faire de l'anti-américanisme, que ce n'est pas pour gêner qui que ce soit. Nous avons parfois de vraies analyses différentes pour de vraies raisons. Comme nous leur disons à chaque fois, il ne faut pas que cela se transforme en scandale et qu'on réveille tout l'arsenal de stéréotypes anti-français chaque fois qu'on a un point de vue différent sur quelque chose. Par exemple, lorsque nous disions depuis des années que la politique menée par rapport à l'Iraq ne marchait pas et n'était pas la bonne, la réponse était automatiquement : "la France a des arrière-pensées mercantiles". Vous avez du lire cela des centaines de fois. C'est le prototype du stéréotype. D'abord il est assez comique de dire que la politique française a des arrières-pensées mercantiles, comme si la politique américaine n'en avait jamais. Deuxièmement, c'est assez mal adapté à ce que nous disons sur l'Iraq. Ce que nous disons sur l'Iraq n'est pas du tout ce que souhaite le régime iraquien. Ce dernier est en faveur du statu quo; c'est la politique actuelle qui lui convient. Les propositions faites pour changer le dispositif et avoir une politique plus ajustée ne lui conviennent pas spécialement. Voilà donc le prototype du stéréotype, qu'aucun des responsables américains actuels n'a du reste évoqué.
Q - Vous parlez d'une position en "gestation". Avez-vous perçu au cours de vos rencontres des divergences au sein de l'administration Bush ?
R - Non. Je n'emploierais pas ces termes. Il n'y a rien qui ressemble à des divergences. Il y a quelque chose qui ressemble à un éventail ou à un arc-en-ciel de positions, de nuances et je ne sais pas comment la synthèse se fera. C'est pour cela que je suis obligé d'être prudent dans mon appréciation à ce stade. Sur l'Iraq par exemple, je vois les questions que se pose Colin Powell, je vois comment il réfléchit au sujet, j'ai entendu Mme Rice et le vice-président. Je sais par ailleurs, même si je ne l'ai pas vu, ce qui se dit du côté du Pentagone. Je ne sais pas où s'établira le point d'équilibre, mais je ne peux pas dire que ce sont des points de divergence. Pour qu'il y ait divergence, il faudrait qu'il y ait des positions constituées et figées, des désaccords organisés. Ce n'est pas le cas en fait. Sur tous les plans, ils font leur revue et dans un mois ou plus, selon les sujets, les choses seront peut-être arbitrées. Des nuances, oui, des divergences, non.
Q - Pour revenir à l'Iraq, le département d'Etat a lancé quelques ballons d'essai ces derniers jours, notamment quelques idées très précises sur le fait de déployer des observateurs des Nations unies à l'extérieur de l'Iraq ou près de la frontière et d'établir une liste des compagnies pétrolières qui seraient habilitées à acheter le pétrole iraquien. Sur ces sujets très précis qu'a dû vous exposer Colin Powell hier, comment sentez-vous l'évolution, plutôt positive ou non ?
R - Je ne me détermine pas sur des points pris isolément, il faut que cela forme un tout. C'est par rapport à l'ensemble de l'approche qu'on verra sur quel point on est d'accord ou pas d'accord, et s'il y a convergence ou non avec notre propre position. La précédente administration, en réalité, ne voulait pas remettre en cause sa politique par rapport à l'Iraq. Lorsque nous disions : "ce n'est pas une bonne politique, elle ne marche pas, elle ne pénalise pas le régime mais la population iraquienne", ils indiquaient: "si la population souffre, c'est à cause du régime". Ce à quoi nous répondions qu'il y avait convergence des deux facteurs. Mais il n'y avait pas de remise en cause, on n'arrivait pas à rouvrir le dossier. Quand Colin Powell dit : "il faut bien que cela marche, il faut rechercher un système de sanctions plus intelligentes", c'est déjà intéressant. Je ne dis pas que c'est notre position dans le détail, ce n'est pas vraiment notre position. Mais le simple fait d'accepter de rouvrir le dossier est important. Maintenant, il faut apprécier en fonction de l'ensemble et non de tel ou tel point. Ce que nous disons depuis des années, c'est qu'il faut absolument arriver à une politique non pas de sanctions - c'est un terme impropre, il ne s'agit pas de sanctionner au sens de punir -, mais à un système de contrôle, de vigilance internationale, qui empêche le régime de redevenir dangereux pour sa population ou pour ses voisins. Voilà quel est l'objectif.
Comment faire ? Il faudrait se débarrasser au maximum de tout embargo qui pénalise la population ou qui permet au régime de faire croire que la population est martyrisée par la communauté internationale. Il faudrait renverser cette bataille de propagande, cette bataille politique que Saddam Hussein a en réalité remportée. Il a réussi à convaincre l'ensemble du monde arabe, et une partie importante des opinions européennes, que la société iraquienne et la population iraquienne sont vraiment victimes d'une barbarie occidentale affreuse à travers cette politique de sanctions. Il faut retourner cette situation et montrer que ce ne sont pas les mesures de précaution prises par le Conseil de sécurité face à un régime dangereux qui sont à la source des souffrances de la population. Il faudrait pouvoir se débarrasser de l'embargo, mais évidemment maintenir un contrôle le plus efficace possible sur l'usage que fait le régime de ses ressources et surtout sur les programmes de réarmement illicites.
Nous avons des idées. Le département d'Etat réfléchit et met en avant des suggestions. Ce ne sont pas forcément de mauvaises idées, mais je demande à voir dans quel ensemble cela s'inscrirait.
Q - Ma question concerne la personnalité de M. Powell, sa culture militaire et ce que cela apporte au département d'Etat. Est-ce que vous avez senti comment cela pourrait orienter les choses ? Il semble un peu isolé parfois au sein de l'équipe Bush.
R - Je ne l'ai pas senti. Vous êtes ici, vous en savez plus que moi. Je vous fais part de mes impressions. Il ne m'a pas paru isolé. Il m'a paru qu'il réfléchissait notamment sur l'Iraq et que les autres attendaient en quelque sorte de voir à quoi il allait aboutir et ce qu'il allait proposer. Ce n'est pas forcément un isolement. Quant à la culture militaire, je ne vois pas tellement en quoi cela joue dans ses fonctions. En discutant avec lui, notamment au dîner, il m'a semblé qu'il avait une vraie culture internationale, une vraie culture des relations internationales. Nous avons parlé du Congrès de Vienne et du Congrès de Berlin, qui sont des événements importants du XIXème siècle et ne relèvent pas spécifiquement de la culture militaire. Bref, il m'a paru cultivé. Ce qui compte, c'est son expérience récente. Celle de la guerre du Golfe est très importante pour lui. Il a l'expérience de ce qu'ils appellent encore ici la "coalition", c'est-à-dire la coopération qui s'était instaurée entre les Européens, les Américains et un certain nombre de pays arabes, modérés ou non. Il a donc l'expérience du monde international. Il me semble que si c'était quelqu'un qui disait : "de toutes façons, avec les Français on ne peut jamais rien faire, ils ne sont jamais d'accord sur rien", cela ne serait en phase ni avec cette expérience ni avec son vécu de la relation Mitterrand-Bush dans l'affaire du Golfe.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce que vous pensez que vous aurez la même intimité avec les personnes que vous avez rencontrées aujourd'hui et celles que vous connaissiez sous l'administration Clinton ? Est-ce que vous allez avoir les mêmes rapports ?
R - Vous savez, on peut avoir des rapports très tendus et chaleureux tout en étant très différents. Il y avait un cas particulier avec Madeleine Albright. Premièrement, elle avait une grande curiosité à l'égard de la France. Elle était constamment énervée, intriguée, un peu piquée au vif par la France. Elle voulait toujours comprendre pourquoi la France disait des choses un peu bizarres. Cela l'intéressait et l'amusait. Deuxièmement, elle adorait parler français et venir à Paris. Elle allait souvent voir sa fille à Londres et passait une journée à Paris. Il y avait donc des liens un peu particuliers qui s'étaient créés, des liens de vraie amitié entre elle et moi. C'est particulier, mais cela ne définit pas les rapports globaux entre deux administrations. On peut avoir des rapports qui soient différents dans le style mais qui soient aussi amicaux et confiants.
Q - Mais pas de défiance ?
R - Pas du tout. J'aborde cela comme j'abordais les choses avant même de connaître Madeleine Albright. Je pense que, compte tenu des rapports franco-américains que chacun connaît ici, ce que l'on peut faire de mieux c'est de se parler constamment, avec le maximum de franchise et de stabilité. Il faut s'expliquer pour éviter les mauvaises surprises incompréhensibles. Il faut sans cesse combattre les préjugés : si la France fait quelque chose, ce n'est pas contre les Américains. Il faut combattre ces préjugés par un système de phares antibrouillard qui permettent de voir en avançant. C'est une idée que j'avais déjà avant de nouer des relations d'amitié avec Madeleine Albright. J'ai la même idée avec Colin Powell. Hier, chez le vice-président, chez Colin Powell, chez Madame Rice, j'ai trouvé une vraie écoute. Ils sont en phase de gestation et n'ont pas encore arbitré. Ils auraient pu trouver un peu secondaire ce que je viens leur dire, mais ce n'est pas le cas. J'ai trouvé une vraie écoute et un grand intérêt. Ils ont conscience de leur force et de leur poids, mais je suis convaincu que l'on peut travailler ensemble.
Q - Au sujet de la NMD, sujet qui fâche et sur lequel il y a des différends entre l'Europe et les Etats-Unis, est-ce que vous avez constaté qu'il y avait une marge de manuvre et de négociation possible pour la France et qu'on pouvait jouer sur certaines nuances entre le département d'Etat et le Pentagone, ou bien est-ce que cela n'est pas négociable ?
R - Ils n'ont pas encore arbitré sur ce sujet. Ils veulent faire quelque chose dans le domaine de l'antimissiles, mais quoi, comment et quand ? Personne ne le sait. Eux-mêmes ne le savent pas compte tenu des interrogations qui demeurent sur le plan technique. On n'est donc pas forcément dans un sujet qui fâche. Cela fâcherait si c'était un sujet précis, qui s'impose et qui est contraire à nos intérêts, mais pour le moment c'est une intention politico-stratégique. Il faut attendre un peu plus pour savoir ce qu'ils vont faire au bout du compte.
Q - On va devoir prendre une position à défendre ?
R - Cela dépend beaucoup de ce qu'ils vont faire ou pas. A l'heure actuelle, ils indiquent qu'ils veulent développer la composante défensive, laquelle viendrait s'ajouter aux composantes offensive et dissuasive qui existent déjà. Quand j'ai demandé à Mme Rice : "est-ce que vous en concluez qu'il faut abandonner la dissuasion nucléaire ?", elle m'a répondu : "certainement pas !". C'est donc une révolution relative quoiqu'il arrive. On a vu ce qui s'est passé lors de l'administration Clinton, avec deux essais présentés comme réussis mais contestés par la presse américaine - qui les a présentés comme ratés. Le problème n'est pas du tout le même selon qu'il s'agit d'un système d'interception initiale, au décollage, en vol ou à l'arrivée. Or, on ne peut pas dire à ce stade. Ils veulent modifier les proportions entre systèmes offensifs, défensifs et dissuasifs. Il me semble que cela ne remet pas en cause nos concepts et notre stratégie, qu'il faut prendre cela avec sang-froid et attendre d'en savoir un peu plus. Ce n'est donc pas en soi un sujet qui fâche, c'est un sujet sur lequel je voulais en savoir plus. Mais je ne peux pas en savoir tellement plus avant qu'ils aient eux-mêmes arbitré sur ce qu'ils seront en mesure de faire ou non. Par contre, je voulais en savoir davantage sur leur approche à l'égard de la Russie, puisqu'il y a le traité ABM américano-soviétique. S'ils adoptent une politique vraiment dure par rapport à la Russie, ce que certains ont l'air de défendre, ils ne laisseront même pas à d'autres le soin de traiter avec Moscou. S'ils ont une politique ferme mais moins dure, ils essaieront de rebâtir un consensus avec les Russes. Ce sera un indice favorable, à la fois sur le plan stratégique et sur le plan des relations avec la Russie. Mais nous n'avons pas la réponse à ce stade.
Q - Est-ce que vous avez parlé avec vos différents interlocuteurs de la récente expulsion de diplomates russes ?
R - Non. Je leur en ai dit certes quelques mots, mais ce n'est pas un sujet important pour moi. C'est un épiphénomène.
Q - Ne peut-on pourtant relier leur attitude sur cette affaire à leur politique à l'égard de la Corée, de la Chine, leur hostilité au traité ABM, leur durcissement à l'égard de Cuba et un certain nombre de déclarations à commencer par celle de Rumsfeld qui sent un petit peu la guerre froide ?
R - On verra si cela tient à l'usage. Quant à l'affaire des espions, il y a toujours eu des expulsions d'espions même dans les périodes de plus grande concorde. Vrais ou faux espions, je n'en sais rien, mais cela n'est pas suffisant pour caractériser la politique américaine à l'égard de la Russie. Il faudrait d'autres éléments.
Q - Les Allemands ont l'air plus inquiets que vous sur l'attitude des Américains à l'égard de la Russie. Vous avez l'air de dire que cela passera ?
R - Non, je dis qu'il est trop tôt pour porter véritablement un jugement. Ils adoptent une politique dure au départ, cela est clair. Ce qui est clair aussi, c'est qu'ils ne veulent pas traiter la Russie en partenaire stratégique parce que la Russie n'est plus considérée comme un partenaire ou une puissance égale. Tout cela est tout à fait net. Mais par quoi cela va-t-il se traduire ? Attendons de voir comment ils traitent les Russes dans l'affaire ABM. Sur le plan économique, attendons que le Président Bush ait rencontré M. Poutine et que soit passé le Sommet du G8. Il faut quelques mois de plus pour y voir clair, et il n'y a pas de raison de s'inquiéter à priori.
Q - Sur la Macédoine, est-ce que vous avez l'impression qu'il y a maintenant une identité de vues entre les Américains et les Européens ? Est-ce que vous pensez que cela va être suffisant pour empêcher l'escalade ?
R - Premièrement, il y a une identité de vues qui est apparue très rapidement et très facilement. Deuxièmement, j'espère que cela suffira pour reprendre le contrôle de la situation. Troisièmement, si cela ne suffit pas, il faudra alors reprendre la discussion entre Européens et avec les Américains, et peut-être avec les Russes, pour savoir comment on gère la suite. Pour le moment, encore une fois, il y a une identité de vues. Il me semble qu'il n'y a dans cette administration aucune indulgence, aucune complaisance par rapport à l'action des terroristes albanais, lesquels poursuivent évidemment en Macédoine des objectifs politiques et non militaires. Nous sommes également d'accord pour demander aux Macédoniens des gestes politiques par rapport à la communauté albanaise de Macédoine, notamment sur le plan culturel et linguistique, afin de desserrer un peu la pression et pour que les groupes terroristes albanais n'aient pas d'impact dans la société macédonienne. Nous sommes bien d'accord là-dessus. Il n'y a donc pas que le blocage de l'action des terroristes par la KFOR et par l'armée macédonienne, il y a aussi le volet politique. Il ne faut pas qu'il y ait des sympathies qui se développent dans les différents milieux albanais par rapport à ces actions terroristes. C'est ce qui se joue en ce moment.
Q - Avez-vous parlé de l'environnement ?
R - Oui. J'ai dit que la nouvelle position américaine, telle qu'elle a été comprise, a provoqué la consternation au Conseil européen de Stockholm. Les Européens ne pouvaient pas imaginer que les Etats-Unis contestent le problème, ce qui supposerait que les scientifiques du monde entier se trompent. J'ai donc fait part de cette réaction européenne très vive et très inquiète. Les uns et les autres m'ont indiqué : "nous ne contestons pas le problème, nous contestons en revanche radicalement le Protocole de Kyoto comme instrument pour faire face à ce problème". Il y a une différence considérable entre dire respectivement : "il n'y a pas de problème de réchauffement", "il y a un problème de réchauffement que l'on traitera via le Protocole de Kyoto", ou "Kyoto n'est pas du tout viable". Si l'administration américaine est d'avis que l'on ne peut rien faire avec le Protocole de Kyoto, alors la balle est dans son camp, compte tenu du rôle que les Etats-Unis jouent dans le monde, notamment sur le dossier du CO2. Compte tenu du rôle qu'ils peuvent jouer, il n'est simplement pas pensable qu'ils puissent simplement s'abstraire de cette action mondiale. Nous sommes vraiment dans un domaine qui concerne tout le monde. Il s'agit du patrimoine commun de l'humanité, de l'avenir de l'humanité, et on a du mal à penser que les Etats-Unis puissent s'en laver les mains.
Q - C'est Dick Cheney qui vous en a parlé de cette manière là ?
R - Dick Cheney m'a dit très précisément : "nous ne contestons pas le problème, nous contestons la façon dont il est abordé". Mais cela n'empêchera pas les autres de continuer à travailler, sans dévier de leur attitude.
Q - C'est pour l'avenir la grande bataille entre l'Europe et les Etats-Unis ?
R - Cela peut le devenir. Il n'est pas souhaitable que ce soit une bataille, mais cela peut devenir un problème très sérieux. Il n'y a pas de sujet plus grave, plus global que le réchauffement de la planète. L'administration américaine ne peut pas simplement dire qu'elle ne se sent pas engagée par le Protocole de Kyoto parce que la répartition de la charge est injuste. Ce n'est pas possible.
Q - Sur le Moyen-Orient, les Etats-Unis se désengagent un peu. Est-ce que la France compte se réengager dans la question israélo-palestinienne et profiter de cette pause américaine ?
R - Cela ne se présente pas comme cela. D'abord il n'y a jamais eu de désengagement de la France. Ensuite, il n'y a pas de système de vases communicants. Les Etats-Unis ne s'engagent pas quand les Européens ne sont pas assez engagés, et ces derniers n'ont pas à profiter d'une pause.
Q - Il fut un temps où il y avait quand même une certaine rivalité ?
R - Je n'ai pas connu ce temps là. Je ne l'ai jamais pratiqué comme cela parce que nous raisonnions autrement sur le sujet. Premièrement, au bout du compte, personne ne peut prendre à leur place les engagements que les dirigeants politiques israéliens et palestiniens ont à prendre face à leur propre peuple, face à l'histoire, face à leurs propres responsabilités. On peut faciliter, encourager, stimuler, garantir, mais on ne peut pas s'engager à leur place. Quand on voit ce qu'a été l'engagement de Mme Albright et du Président Clinton ces derniers mois, et quand on voit que cela n'a pas marché, qu'il y a eu une résistance, personne ne peut obtenir mieux juste après. La question qui se pose aujourd'hui aux Américains et aux Européens, à tout le monde, à tous ceux qui veulent contribuer à la paix, c'est de savoir ce qu'ils peuvent faire tous ensemble pour essayer de conduire les Israéliens et les Palestiniens à interrompre un engrenage extrêmement dangereux. Il y a actuellement un projet de résolution en cours de discussion à l'ONU, et ce serait un signe important que les Etats-Unis laissent passer un texte de compromis. La question est de savoir ce que les Américains et les Européens peuvent faire ensemble auprès des Etats arabes modérés pour faire diminuer la tension sur le terrain et pour faire diminuer les violences, pour faire reprendre la coopération sécuritaire entre les Israéliens et les Palestiniens, pour mettre en marche un processus politique et rétablir le dialogue. Nous pouvons exercer une pression convergente, collective et mutuelle pour qu'il y ait le maximum de retenue face aux facteurs d'aggravation. Cela serait déjà bien pour permettre de rebâtir.
Q - Avez-vous eu l'impression en parlant avec vos interlocuteurs qui ont été dans l'opposition pendant huit ans qu'ils étaient au fait de toutes les évolutions de l'Union européenne sur le plan économique, monétaire et de défense ?
R - Je pense que c'est un point sur lequel il y a un petit décalage, mais qui peut être corrigé très vite. Sur la défense européenne par exemple, la réaction américaine est manifestement moins tendue et moins inquiète aujourd'hui, après la visite à Washington de M. Tony Blair. Je n'ai pas l'impression que les actuels responsables américains soient devenus des partisans enthousiastes du projet, mais ils n'ont pas le ton qu'ils avaient avant d'être installés aux commandes. Ils étaient un peu décalés, mais ils se sont recalés très vite par rapport à cela. Colin Powell a beaucoup consulté sur ce sujet. Ce qui est vrai, c'est que l'Europe en tant que telle, la construction européenne, ne constituent pas a priori leur priorité. Ils peuvent avoir leur conception, mais la construction européenne ne me paraît pas les inquiéter. La seule chose qui les inquiétait, c'est la défense européenne. C'est notamment par le biais de leur inquiétude sur la défense européenne qu'ils peuvent être amenés à s'interroger sur l'Europe, sur le Traité de Nice, sur l'élargissement, etc.
Q - L'existence de l'euro les inquiète-t-elle ?
R - Sur l'existence de l'euro, ils sont réalistes mais ce n'est pas un centre d'intérêt particulier. J'ai profité de mes entretiens pour faire une présentation de la situation de l'Europe après Nice, de ce que nous faisons avec les Allemands depuis le dîner en Alsace, du travail important que nous avons engagé pour refaire le point entre Français et Allemands sur les grands sujets du moment. Cela les intéresse, sinon la question n'aurait pas été abordée.
Q - Toujours sur l'Europe, quand vous dites que l'Europe n'est pas une priorité pour les nouveaux responsables américains, comment voyez-vous pour nous Européens nos rapports avec les Etats-Unis ? Les Etats-Unis ne s'occupent pas de nous, est-ce que c'est dangereux ? Est-ce que vous êtes sûr que les Européens ne seront pas mis devant le fait accompli sur le bouclier antimissiles ?
R - C'est une constante de la politique américaine : il y a des débats intenses entre les différentes composantes de l'administration et avec le Congrès, puis ils parviennent à une position dont ils ne peuvent plus bouger parce que les discussions internes ont été très difficiles. C'est pour cela qu'il est intéressant d'avoir des discussions en amont, avant que les choses ne soient bouclées. Sur la défense antimissiles, on n'est pas mis devant le fait accompli, et le projet est ponctué de beaucoup de points d'interrogation.
Quant à l'Europe, il n'est pas gênant que les Etats-Unis ne soient pas chaque matin en train de s'inquiéter des développements au sein de l'Union européenne. Nous avons nos propres problèmes, nous cherchons des solutions en suivant nos propres démarches. L'agenda est clair : il s'agit de réussir l'introduction de l'euro au sein de la population et de réussir l'élargissement - pas seulement de le faire, mais de le réussir. Il s'agit de préparer dans les meilleures conditions possibles le rendez-vous 2004. Il faut synthétiser tout ce qui va avec l'élargissement, et les mutations profondes que cela entraîne dans l'Union européenne, avec la question de la répartition du pouvoir au sein de l'Union. Nous le faisons tranquillement, dans le cadre d'un vrai débat sur l'avenir de l'Europe. Il faut utiliser ces années pour clarifier les enjeux et pour qu'il y ait un réel débat démocratique. Dans le même temps, il faut en parler aux Américains. Nous ne pouvons pas faire par rapport aux Américains ce que nous leur reprochons quand ils ne nous informent pas d'évolutions qui sont très importantes chez eux et qui ont des répercussions considérables sur nous. Il faut donc les informer, leur dire ce que nous faisons, les raisons pour lesquelles nous le faisons, quel est notre objectif. Tout est transparent, il n'y a rien à cacher. Il faut leur expliquer nos motivations et cela les intéresse. Ils n'ont pas à le faire à notre place, il n'y a pas à leur demander de s'en occuper davantage, il n'y a pas à s'inquiéter non plus du fait que ce ne soit pas dans leurs priorités. Compte tenu des conséquences que les initiatives européennes auront nécessairement à terme sur la relation transatlantique, les conséquences de ce rééquilibrage sont bonnes pour nous sur le plan politique, sur le plan économique et sur le plan militaire. Il est normal de parler aux Américains à chaque étape, et pas exclusivement de la question de la défense européenne. Je trouve que c'est une situation assez saine..

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 mars 2001)
ENTRETIEN AVEC PLUSIEURS RADIOS ET TELEVISIONS FRANCAISES le 27 mars 2001:
Q - Quel enseignement tirez-vous de votre rencontre avec Colin Powell et Dick Cheney ?
R - Je suis venu à Washington pour prendre contact avec la nouvelle Administration. J'avais déjà eu quelques contacts auparavant avec le secrétaire d'Etat, mais je voulais avoir des contacts plus longs, plus approfondis pour passer en revue toutes les questions sur lesquelles ils sont en train de réfléchir et qui nous intéressent. Je dois dire que j'ai été reçu avec une vraie volonté de bienveillance, avec une grande capacité d'écoute. J'ai vu des interlocuteurs, que ce soit à la Maison Blanche ou au Département d'Etat ou au Congrès qui sont intéressés par ce que nous pensons, par ce que nous pouvons avoir à dire sur l'Iraq, sur la défense européenne, sur la Russie, sur le Proche-Orient, en fait sur beaucoup de sujets. Je suis là à un moment où la nouvelle Administration américaine a des idées directrices, des objectifs, mais on ne peut dire pas que sa politique soit encore arrêtée dans le détail. Il faudra encore quelques semaines selon les sujets. C'est pour cela que c'était d'autant plus intéressant de pouvoir avoir des échanges avec eux avant, en amont.
Q - Quelles sont les vraies différences - c'est vrai qu'ils vont arbitrer dans quelques semaines- mais quelles sont les vraies différences de fond entre l'Administration Clinton et l'Administration Bush selon vous ?
R - Je ne peux pas vous dire, c'est trop tôt. En mars 1993, je ne crois pas que l'on aurait pu caractériser ce qui allait être la politique étrangère de l'Administration Clinton. Donc, c'est trop tôt. Je ne peux pas procéder par comparaison. Je peux vous dire par exemple, que sur l'Iraq, le secrétaire d'Etat dit que la politique actuelle des sanctions ne marche pas, il faut trouver une politique plus intelligente. Nous pensons un peu cela depuis des années. Nous disons qu'il faut une politique qui ne pénalise pas la population mais qui se concentre sur le contrôle du régime pour qu'il ne redevienne pas dangereux. Mais je ne sais pas non plus à quoi Washington va aboutir après les discussions au sein de la nouvelle Administration. Je ne peux donc pas vous dire à ce stade si la réflexion sur une nouvelle politique iraquienne ira dans le sens de ce que nous préconisons ou pas. Mais c'est déjà bien qu'ils se posent la question. C'est un élément nouveau.
La grande question de la défense antimissiles peut être développée. L'Administration a pris une décision de principe. Mais c'est difficile de se positionner par rapport à cela. Ne serait-ce que sur le plan technique, personne ne sait ce qui est réalisable ou pas. A fortiori, les conséquences politico-stratégiques n'apparaissent pas. Nous avons à faire à des gens qui veulent, dans la combinaison stratégique entre armes offensives, défensives et dissuasives, augmenter la composante "défensive", il faut voir ce que cela veut dire concrètement pour eux et dans quelles proportions. Là aussi, l'intention est claire, la traduction ne l'est pas encore, il faut qu'on attende d'en savoir plus.
Q - Sur l'Iraq, il y a tout de même une proposition relativement précise de la part de Colin Powell, faire établir une sorte de cordon d'observateurs aux frontières et puis donner à certaines compagnies pétrolières le droit d'acheter du pétrole. Quelle est la position de la France ? Est-ce que c'est une proposition qui serait acceptable pour la France et les Européens ?
R - Ce n'est pas une proposition d'ensemble. Ce sont des idées qui commencent à apparaître à propos de la réflexion du secrétaire d'Etat sur l'Iraq et je ne peux pas répondre isolément. Ce qui nous intéresse dans la politique iraquienne, c'est qu'on cesse de pénaliser ou de prendre en otage la population, et qu'on concentre de façon plus efficace les contrôles et la vigilance internationale sur le régime iraquien pour qu'il ne redevienne pas dangereux pour sa population ni pour ses voisins. Dans ce cadre, peut-être que des mesures comme celles que vous citez - meilleur contrôle aux frontières - seraient utiles mais nous n'obtiendrons une meilleure coopération des pays voisins de l'Iraq que si la politique du Conseil de sécurité à l'égard de l'Iraq est moins rejetée, apparaît moins cruelle et moins barbare par rapport à la population iraquienne. Tout est lié. C'est par rapport à une approche d'ensemble que nous apprécierons. Nous ne sommes pas encore devant une proposition d'ensemble en bonne et due forme de la nouvelle Administration sur l'Iraq. Il y a des éléments mais c'est trop partiel pour que je puisse réagir à cela.
Q - Dans un tout autre domaine, est-ce que vous avez abordé avec Colin Powell le problème de ce Français, Philippe Le Menn, qui est mort dans des conditions suspectes à Las Vegas récemment ?
R - Naturellement, j'ai redit notre émotion. J'ai rappelé que la ministre française, Madame Lebranchu, a écrit à son homologue. J'avais d'ailleurs moi-même écrit à Colin Powell et c'est à la suite des démarches françaises qu'une enquête fédérale a été ouverte. Nous en attendons maintenant les résultats.
Q - Et que vous a dit Colin Powell ?
R - Qu'il fallait attendre les résultats de cette enquête.
Q - Un mot sur la Macédoine. Est-ce que vous êtes d'accord avec la position de l'Administration américaine qui essaie encore de prendre un certain recul, ne veut pas trop s'engager ? Sur le vrai visage de l'UCK, est-ce qu'ils commencent à comprendre quels problèmes les Albanais peuvent poser en Europe ?
R - En ce qui concerne l'action des extrémistes albanais en Macédoine, qui ont des visées manifestement politiques et pas seulement militaires, il y a une grande identité de vue entre les Américains et les Européens. C'est-à-dire un attachement à l'intégrité territoriale de la Macédoine, un attachement au respect des frontières, un refus de l'action violente de ces terroristes. L'accord s'est fait très vite, très facilement, il n'y a eu aucune dissension. Je n'ai noté en rien de la part de cette administration américaine une complaisance ou une indulgence par rapport à l'action de ces terroristes albanais qu'il ne faut pas confondre avec les Albanais en général.
Il y a un deuxième volet dans cette affaire qui est le volet politique. Il ne faut pas simplement reprendre le contrôle de ces zones contestées et puis tenir les frontières, ce qui est l'action de la KFOR d'un côté, de l'armée macédonienne d'un autre côté, de l'armée yougoslave d'un autre côté dans une partie de la région de Presevo. Il y a aussi un volet politique. Il est clair que la communauté albanaise de Macédoine exprime des demandes politiques quant à sa situation dans son propre pays, sa participation à la fonction publique, la culture, l'usage de sa langue, la télévision. Aussi bien les Américains que les Européens ont pressé ces derniers jours les autorités macédoniennes, le président, le gouvernement de prendre des initiatives politiques sur ce plan là. Il faut bien les distinguer de l'action qui est à mener pour contenir les groupes terroristes.
Q - Un point sur lequel il semble y avoir une vraie divergence : la question de l'environnement. Est-ce que vous leur avez parlé et que vous ont-ils dit ?
R - J'ai dit de façon très claire que l'annonce que les Etats-Unis pourraient récuser le protocole de Kyoto, qui n'est d'ailleurs toujours pas ratifié, et se sentir délié de tout engagement, avait provoqué au Conseil européen de Stockholm, où cette information avait été connue, la stupéfaction, l'incrédulité, l'inquiétude. Quand on a à l'esprit l'extraordinaire gravité de cette question du réchauffement du climat qui l'emporte en gravité sur toutes les autres, quand on sait ce que cela représente pour l'avenir de l'humanité, on ne peut pas imaginer qu'un pays qui représente à lui seul 25% des rejets de gaz à effet de serre et qui a par ailleurs un tel rôle dans le monde, qui a une telle volonté d'exprimer son leadership sur les problèmes globaux de la planète, on ne peut pas imaginer qu'un tel pays dise simplement "je m'en lave les mains", ce n'est tout simplement pas pensable. J'ai posé la question et il m'a été répondu : nous ne contestons pas l'existence du problème - ce qui est déjà un élément important à noter - mais nous contestons radicalement les mécanismes envisagés pour y faire face parce que l'effort n'est pas correctement réparti. A ce moment là c'est aux Américains de dire sous quelles formes ils entendent contribuer à l'effort mondial.
Merci.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mars 2001)