Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec l'hebdomadaire bulgare "Capital" le 3 avril 2009, sur le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, les possibilités d'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'organisation et le renforcement de la défense européenne.

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Q - Le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN est-il un nouveau chapitre de la politique étrangère française et qu'est-ce que cela signifie pour votre pays et plus généralement pour l'Alliance ?
R - Plutôt qu'un nouveau chapitre, je dirais que c'est simplement une nouvelle page ! Pendant les opérations au Kosovo, les troupes françaises ne disposaient pas de toutes les informations utiles et n'avaient pas accès aux vrais centres de commandement : une vraie difficulté, pour une armée membre d'une coalition ! Aujourd'hui, tout en conservant notre indépendance, nous faisons un choix rationnel, qui parachève un mouvement entamé il y a plus de dix ans. Et il y a aussi la défense européenne, qui s'est considérablement renforcée, notamment sous la Présidence française de l'Union européenne l'an dernier: trois opérations ont été lancées sous Présidence française de l'Union européenne, en Géorgie, au Kosovo et contre la piraterie dans le Golfe d'Aden, sans parler de l'opération EUFOR/Tchad - RCA. Quant à ce que cela signifie pour l'OTAN, je crois que les réactions de nos Alliés parlent d'elles-mêmes : avec la France dans le commandement militaire, l'Alliance est plus européenne et plus forte pour affronter les nouvelles menaces, au bénéfice de tous ses membres.
Q - L'OTAN s'enlise en Afghanistan, l'Alliance rencontre des difficultés d'ordre diplomatique en Europe orientale avec la Russie et ces dernières années, les deux rives de l'Atlantique semblent être un peu déconnectées quant à une vision commune du futur. Quel rôle aura la stratégie de la France pour l'Alliance en ces moments cruciaux et quelles sont les propositions françaises pour l'avenir de l'OTAN ?
R - Il ne faut pas se voiler la face : la communauté internationale se heurte à de réelles difficultés en Afghanistan, mais dans le même temps il faut aussi reconnaître que des progrès significatifs y ont été accomplis depuis 2001, au profit des Afghans : nous avons ensemble aidé à la mise en place d'institutions démocratiques, ramené les enfants à l'école - les filles, surtout ! -, fait beaucoup pour la santé publique, construit des infrastructures... Nous avons surtout mis fin à l'un des régimes les plus terribles que l'histoire ait connu. Alors bien sûr, c'est un combat difficile et nous Français, 4ème contributeur en troupes, nous le disons clairement : il n'y a pas de solution uniquement militaire en Afghanistan. La population afghane voit bien les efforts qui sont mis en oeuvre, mais nous devons faire encore plus en termes de reconstruction - c'est un pays qui a connu trente années de guerres dévastatrices ! Nous avons déployé une activité diplomatique intense pour soutenir l'Afghanistan, à laquelle la Bulgarie s'est d'ailleurs associée. Dans le prolongement de la Conférence de Paris du mois de juin 2008, nous avons fait évoluer notre stratégie en Afghanistan de manière à combiner efficacement opérations de sécurité, actions en faveur de l'Etat de droit, reconstruction et développement. Sans oublier l'approche de la coopération régionale, qui est un élément essentiel. Nous nous réjouissons que le président Obama vienne de marquer l'adhésion des Etats-Unis à cette stratégie. Elle s'est concrétisée de manière très forte à la réunion de La Haye du 31 mars.
L'avenir de l'OTAN passe quant à lui par un exercice très important : la révision du concept stratégique, qui n'a pas évolué depuis 1999. Nous allons lancer ce processus lors du sommet de Strasbourg-Kehl avec pour objectif d'adopter un nouveau concept au prochain sommet. Cet exercice devra nous permettre de construire ensemble une vision partagée de notre environnement stratégique et de l'avenir de notre Alliance. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde éclaté, dont les conflits sont de plus en plus diffus et de moins en moins prévisibles, conséquences du changement climatique, de la malnutrition, du manque d'eau, du manque de sécurité énergétique ou de menaces terroristes nourries de nouvelles technologies. Nous avons besoin que notre Alliance se donne des objectifs clairs, fondés sur une stratégie efficace et des moyens adaptés.
Q - Le mois dernier, la France a fait savoir qu'elle considérait sérieusement les objections russes quant à une intégration éventuelle de la Géorgie et de l'Ukraine à l'OTAN, ce qui certainement affectera les possibilités d'adhésion de ces deux pays. La Géorgie et l'Ukraine seront-elles membres de l'OTAN, et que pensez-vous du nouveau concept russe d'une "vaste architecture européenne" de sécurité ?
R - Permettez-moi sur cette question d'être très clair. Les Alliés ont décidé, lors du Sommet de Bucarest, qu'il était trop tôt pour accorder à la Géorgie et à l'Ukraine le plan d'accès pour l'adhésion - le MAP - mais aussi que la Géorgie et l'Ukraine avaient vocation à faire partie de l'OTAN. Ce que nous disons, c'est que pour devenir membre de l'Alliance, il y a des critères. Cela implique d'abord d'être capable d'en assumer les lourdes responsabilités, d'apporter une contribution réelle à la sécurité de l'Europe et de partager nos valeurs. Votre pays, la Bulgarie, qui est l'un des plus jeunes membres de l'Alliance, connaît le poids des efforts à consentir. De même, l'élargissement doit contribuer à la stabilité et la sécurité du continent, qui bénéficie aussi à la Russie. Mais il est aussi très clair que les décisions d'élargissement incombent aux seuls Alliés et qu'aucun pays tiers ne dispose de droit de veto.
L'été dernier, le président Medvedev a avancé des propositions sur la sécurité européenne. Il faut le prendre au mot, et engager avec la Russie un dialogue ouvert sur la sécurité européenne. Nous pensons que les Européens et les Alliés doivent se préparer ensemble à cette discussion. Il est évident que nous rappellerons notre confiance et notre attachement aux mécanismes qui fonctionnent, à l'Union européenne, à l'OTAN, à l'OSCE. Notre objectif devra être d'améliorer la sécurité de l'ensemble du continent selon deux logiques complémentaires : promouvoir la sécurité en Europe (gestion des crises, maîtrise des armements) et assurer la sécurité de l'Europe face aux défis communs comme le terrorisme, la non-prolifération et la sécurité énergétique.
Q - La France demeure-t-elle toujours aussi désireuse d'établir maintenant au sein de l'OTAN un pilier militaire européen fort et indépendant, et quelles sont les possibilités pour que cela se produise dans un avenir proche ? Vous avez signalé que Paris recherche un lien fort entre l'Union européenne et l'OTAN, mais qu'est-ce que cela signifie concrètement et s'agit-il d'un but qui puisse être atteint ?
R - Aujourd'hui, nous construisons l'Europe de la défense, en développant la politique européenne de défense et de sécurité. Notre mouvement vers l'OTAN est complémentaire et indissociable d'un renforcement de l'Europe de la défense. Ce sont deux volets d'une même politique.
C'est pour cela que nous avons fait du renforcement de l'Europe de la défense une des priorités de notre Présidence de l'Union européenne. Nous avons fait progresser l'Europe de la défense à travers des projets concrets, pour améliorer la capacité des Européens à faire face ensemble aux défis de sécurité communs et à agir en réponse aux crises. Nous avons relevé le niveau d'ambition de l'Union européenne, pour qu'elle soit capable de conduire simultanément plusieurs types d'opérations de gestion de crises, sur tous les continents : regardez ce que nous avons accompli ensemble au Tchad ! Nous avons aussi ouvert le chantier du renforcement des capacités militaires et de l'industrie de défense européenne, avec des projets pilotes, comme l'initiative a??ronavale européenne ou la flotte de transport stratégique européenne. Nous avons renforcé la capacité de l'Union européenne à commander des opérations complexes, en mettant en place une cellule de planification stratégique civilo-militaire. Nous restons pleinement engagés dans la mise en oeuvre de ces projets.
Ce renforcement de l'Europe de la défense est parfaitement complémentaire du renforcement de l'OTAN, et doit conduire à un renforcement mutuel des deux organisations. Les Américains et les Britanniques ont compris cette logique, comme en témoignent les déclarations très fortes de soutien à l'Europe de la défense prononcées par le président Obama et le Premier ministre Brown. C'est pour cela que nous travaillons à un renforcement des relations entre l'Union européenne et l'OTAN, en particulier pour améliorer la capacité des deux organisations à agir ensemble sur un même théâtre d'opération, comme au Kosovo et en Afghanistan.
Q - Concernant le marché franco-bulgare, du fait du retard de la livraison des navires Gowind 200, y a-t-il de nouvelles propositions françaises pour moderniser les troupes bulgares et répondre aux pré requis de l'OTAN ?
R - Les négociations pour la finalisation du contrat et l'acquisition de ces bateaux prennent effectivement beaucoup de temps... L'enjeu pour la Bulgarie est de se doter d'une force navale moderne prête pour le XXIème siècle. L'accord prévoit aussi un partenariat de long terme entre nos deux pays avec la mise en place d'une coopération industrielle et militaire exemplaire.
Les entreprises françaises sont naturellement prêtes à faire des propositions dans d'autres domaines pour participer à cette modernisation. Mais la modernisation passe aussi par le terrain et la coopération opérationnelle. Il y a entre la France et la Bulgarie une fraternité d'armes et je me dois de rendre hommage aux près de cinq cents soldats et officiers bulgares qui travaillent en Afghanistan, à Kaboul et à Kandahar, aux côtés de leurs camarades français. Ce sont des moments qui marquent durablement une relation bilatérale.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 avril 2009