Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "France culture - La rumeur du monde" le 17 mars 2001, sur les relations franco-allemandes, l'élargissement et l'avenir de l'Union européenne, la coopération franco allemande dans la construction européenne, la politique étrangère de la France et le soutien de la France à l'action de Bernard Kouchner au Kosovo .

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Texte intégral

Il y a beaucoup de choses dans ce que vous avez dit, tous les deux. J'en partage certaines, il y en a d'autres que je ne partage pas ou que je vois différemment. Il y a beaucoup d'effets de miroitement, des effets d'optiques et il faudrait essayer de démêler tout cela.
Il est d'abord vrai que la relation franco-allemande a été le moteur principal de la construction de l'Europe, elle n'a pas toujours été tournée vers cet objectif d'ailleurs. De Gaulle-Adenauer s'étaient tournés vers la réconciliation. C'est plutôt après, Schmidt-Giscard, Mitterrand-Kohl qui étaient tournés vers une action commune par rapport à l'Europe. Il y a eu des avancées énormes, notamment à l'époque Mitterrand-Kohl et Delors, de 1984 à 1992, 1992 étant la ratification de Maastricht. Après quoi, il y a une période où Kohl lui-même, Mitterrand lui-même disait que jamais l'Europe n'a fait autant et aussi vite, avec autant d'ambition que ce que nous avons fait. Il faut maintenant aborder une phase d'assimilation, une sorte de pause pour tenter de maîtriser tout cela. C'est la phase qui commence au milieu des années 1990 et dont, à mon sens, nous sommes en train de sortir aujourd'hui.
Mais, c'est une phase indispensable, compte tenu des avancées phénoménales qu'ont représentées par exemple l'euro.
L'un des éléments qui expliquent les commentaires faits sur la relation franco-allemande, commentaires que je ne partage pas, c'est qu'il y a un énorme enjeu qui passe complètement inaperçu en France, depuis des années et dans tous les commentaires, alors que ce fut une bataille énorme en Europe, c'est la question de l'élargissement. En France, on dit qu'il ne s'est rien passé depuis des années, il s'est passé quelque chose d'énorme, " énorme " c'est de savoir comment traiter la candidature de tous les pays d'Europe centrale et orientale.

Q - Il y a d'ailleurs une très nette différence de perception du Sommet de Nice, selon que l'on se trouve en Pologne justement ou en France, en Italie ou en Espagne. En Pologne, le sommet de Nice a été décrit comme un succès avec un grand soulagement car il y avait de multiples obstacles et le sommet de Nice, dans leur esprit reste comme celui du feu vert à l'élargissement.
R - Il y a d'ailleurs une autre distinction entre le gouvernement et une partie de l'opinion. Il y a eu un jugement assez critique de l'opinion française, allemande, belge un peu et italienne, un jugement unanimement positif des gouvernements sur Nice qui ont estimé que les choses étant ce qu'elles sont, ils avaient obtenu le meilleur résultat possible à Nice, surtout en comparaison de l'échec d'Amsterdam.
Sur l'élargissement, depuis 10 ans, ce qui est en cause, c'est de savoir si l'Union doit ou non s'ouvrir aux pays candidats. C'est en France que l'opinion est la plus concentrée d'abord sur l'approfondissement de l'Europe. Dans tous les autres pays, sans exception, la priorité absolue, le grand projet mobilisateur, le projet qui fait rêver, la grande politique européenne, c'est l'élargissement. Tous nos partenaires disent que c'est leur priorité à tel point que M. Mitterrand en 1992 avait, avec M. Delors, essayé de défendre l'idée qu'il fallait déjà réformer les institutions pour qu'elle puisse continuer à fonctionner correctement après l'élargissement. Il s'est fait battre par M. Kohl dans cette affaire en 1992. On a beaucoup brodé sur des faux désaccords, mais celui-ci en était un vrai.
L'Europe est passée de 12 à 15, sa substance a profondément changé, de même l'équilibre des conceptions et des mentalités. Et le grand débat, c'est : passe-t-on de 15 à potentiellement 27, un jour plus, sans réformer les institutions ? La France s'est battue là où un certain nombre de gens disent qu'il ne s'est rien passé. Depuis 3 ou 4 ans, la France s'est battue pour qu'il y ait une Conférence intergouvernementale pour améliorer les institutions et pour qu'elles ne soient pas ensuite paralysées dans l'Europe élargie. C'est ainsi que nous avons obtenu Nice mais nous avons eu du mal après l'échec d'Amsterdam, il n'y avait que 3 pays d'accord pour cela, 12 pays pensaient que nous pouvions élargir l'Europe jusqu'à 27 ou 30, sans rien réformer, ce qui, pour nous Français, était synonyme de dilution. Nous nous sommes donc battus très fort mais très seuls avec une opinion française qui attendait une sorte d'extrapolation des avancées franco-allemandes, dans un contexte déjà dépassé parce que l'Europe à 15 n'est définitivement plus ce qu'elle a été de 6 à 12. Aujourd'hui, nous cherchons à rebâtir ; il faut quand même dire qu'en Allemagne, il y a depuis 1998, un gouvernement qui, dans un premier temps a donné l'impression que le couple franco-allemand n'était pas majeur pour lui, c'est leur droit évidemment. Il y a eu une présidence allemande plutôt centrée sur le fait qu'il fallait que le poids budgétaire pour l'Allemagne soit réduit, c'est le droit de l'Allemagne de demander cela.
Dans la présidence française, la discussion a porté sur la réforme des institutions. C'était forcément tendu et ce n'est que maintenant que nous sortons d'une période ingrate à gérer mais indispensable, par laquelle il fallait passer sinon nous ne pouvions même plus parler d'avenir. Maintenant, seulement, nous pouvons recommencer à parler d'avenir et à redéfinir les conditions d'une vraie entente franco-allemande pour aujourd'hui.
Je ne suis donc pas tout à fait d'accord sur le diagnostic mais je sais que tout le monde pense ce que vous avez dit. C'est donc la bonne façon de poser la question et vraie ou fausse, je crois que c'est une période dont nous sommes en train de sortir.
La question mérite d'être posée et de toute façon, ce que nous avons appelé la construction européenne est modifiée dans sa substance même ; on ne peut plus raisonner par extrapolation mécanique à propos de l'Europe à 15 qui va devenir 27 comme nous l'avons fait pour l'Europe de 10 à 12. Et toutes les questions de l'intégration sont modifiées dans la façon dont elles sont posées et c'est pour cela qu'il nous faut reconstruire, ce que nous essayons de faire actuellement, une grande ambition européenne qui soit réaliste par rapport à cette Europe-là, que nous nos partenaires sans exception ont voulu.
A propos de l'Allemagne, vous citez vous-même des propos du chancelier allemand que vous avez entendu vous-même, je le suppose.

Q - C'est frappant pour l'opinion, on retient ce genre de choses ?
R - Il y a eu, en effet, une phase pendant laquelle, une partie de l'opinion allemande et des commentateurs et dirigeants allemands qui se disaient qu'au fond, l'Allemagne, telle qu'elle est aujourd'hui n'a plus forcément besoin d'un partenaire privilégié. Mais ce dîner en Alsace qui a eu lieu il y a quelques semaines n'est pas à mettre sur le même plan que tous les autres dîners ou rencontres car précisément, cette explication a eu lieu. C'était un dîner plus franc, à mon avis, plus constructif que d'autres, et lorsque l'on dit aux Allemands si c'est votre choix que l'Allemagne n'a pas besoin de partenaire privilégié, nous pensons que ce n'est pas la bonne façon d'aborder ce sujet, mais nous respectons ce choix. Le chancelier dit qu'il a été mal compris. J'estime que le tandem franco-allemand est important mais cette relation ne peut pas se mener par placage de ce que nous faisions il y a dix ans. Nous sommes devant des problèmes nouveaux, toute la réflexion sur l'avenir, l'évolution qualitative de la politique agricole commune est assez nouvelle. La gestion de l'élargissement proprement dite, sur des années, avec les conséquences institutionnelles, c'est nouveau et il n'y a pas d'accord de prédécesseurs auxquels nous pourrions nous référer. Nous devons réinventer.
Le fait de savoir si nous pouvons obtenir des approches plus ou moins convergentes par rapport aux propositions américaines tout à fait nouvelles en matière stratégique, c'est une question nouvelle. Ce discours de l'Allemagne est récent, il n'était pas forcément dit en novembre ou décembre alors que nous étions dans la tension inévitable de la négociation de Nice.

Q - C'est justement ce que j'appelais les forces de frottements.
R - Il y en a toujours eu, il faut savoir qu'elles existent, il n'y a jamais eu d'accord spontané complet entre la France et l'Allemagne, même à des époques où tout allait bien. La question est de savoir s'il y a un système politique qui permet, à partir des différences qui existent, de fabriquer de la cohérence et de l'harmonisation. Aujourd'hui, après ce dîner en Alsace, M. Joschka Fischer et moi-même avons été chargés par le président, le chancelier et le Premier ministre de tout mettre sur la table avec des rencontres rapprochées durant 3 ou 4 mois. Et d'ici là, nous aurons reparlé de tout, tous les sujets qui sont importants pour l'Allemagne et la France, maintenant et dans les années qui viennent.
Au printemps, nous saurons avec plus de clarté qu'aujourd'hui si ce travail de reconstruction est faisable. Je pense qu'il l'est, et qu'il est indispensable pour l'Europe même s'il ne suffit pas car dans l'Europe d'aujourd'hui, on regrette que le couple franco-allemand marche moins bien qu'avant, mais ils ne veulent pas non plus qu'on leur impose notre avis. Le débat sur l'avenir de l'Europe est l'un des éléments mais pas le seul. Du point de vue allemand, la façon dont nous approchons ensemble ou non la politique de l'élargissement, c'est important.

Q - Peut-on envisager, parmi tous ces sujets, des relances dans les deux domaines, la culture pour laquelle les Allemands sont demandeurs et la politique industrielle qui n'est pas couverte par l'action communautaire. Bien entendu, les grands groupes industriels franco-allemands sont la seule réponse probable à l'avance américaine dans un certain nombre de domaines. Est-ce votre approche ou avez-vous une vision plus globale des choses ?
R - J'ai une obligation professionnelle d'avoir une approche plus globale, mais les deux terrains sont exacts, ce ne sont pas des domaines particulièrement propices à des relances gouvernementales car ce sont des décision d'entrepreneurs, d'industriels et de financiers.

Q - Mais, la culture ?
R - Non, sur la culture, il n'y a qu'une petite partie qui est fédérale en Allemagne, le reste sont les länder et cela n'a jamais brillé mais cela ne veut pas dire que nous ne puissions pas agir. C'est un des éléments mais je crois, comme nous le disons tous les trois de façon différente, qu'il y a une phase qui n'a pas été très porteuse, nous en sortons pour différentes raisons et une partie de l'opinion allemande hésite d'ailleurs, le chancelier Schröder et encore plus nettement Joschka Fischer ont une approche franco-allemande réelle qui est d'ailleurs européenne : après, cela se détaille dans toute une série de domaines d'application.

Q - Dans le personnel politique allemand, on a l'impression qu'il y a un écho chez M. Fischer, on voit que vous avez une relation privilégiée avec lui. On attend peut-être que cette relation débouche sur le plan politique et nous nous demandions, puisque vous étiez chargés l'un et l'autre de remettre à plat tous ces dossiers franco-allemands, pourquoi vous n'avanciez pas l'un et l'autre, quitte à mettre un peu M. Chirac et Jospin et le chancelier Schröder devant le fait accompli.
R - Tout de suite après que Joschka Fischer ait fait son discours sur l'avenir de l'Europe qui a provoqué un très grand intérêt, surtout en France d'ailleurs, beaucoup de réactions négatives dans beaucoup de pays d'Europe et un intérêt très grand en France, il y avait la présidence française qui avait une tâche terriblement lourde à accomplir : essayer de réussir, là où, à Amsterdam, les négociations des 15 avaient échoué. C'est absolument impossible, pour un pays qui va être président de prendre des positions aussi tranchées dans un domaine particulier qui antagonise les positions d'un certain nombre de pays qui sont tout à fait hostiles à ce type d'évolution. Nous nous sommes comportés en président en fait. A l'époque du discours de Fischer, j'ai répondu de façon plutôt positive en disant notamment : la fédération d'Etats-nations pourquoi pas ?

Q - De façon positive mais pas enthousiaste ? Ce fut une douche un peu froide que vous renvoyez à votre homologue Fischer car il avait des accents très lyriques, très engageants.
R - Il ne l'a pas vécu ainsi car lorsque nous avons fait la réunion très informelle des quinze ministres où nous débattons de tout, il y avait deux ministres qui y étaient très favorables, moi qui me situais dans une sorte d'accompagnement interrogatif mais pas hostile, et tous les autres étaient hostiles. Et d'ailleurs, Joschka Fischer connaît très bien le rapport de forces en Europe concernant cela. Il sait très bien qu'il n'a pas fait la proposition allemande à laquelle il fallait répondre. Ce n'est pas du tout l'approche de M. Fischer aujourd'hui. Comme il fallait préserver notre capacité de présidence donc d'arbitrage, de compromis et de contacts avec tous les pays d'Europe, je devais me situer d'une autre façon. C'est pour cela que j'avais dit oui, à condition d'éclaircir ce que veut dire fédération d'Etats-nations, quel serait le fonctionnement et ce sont des questions qui se posent toujours aujourd'hui à propos du débat sur l'avenir de l'Europe. Joschka Fischer n'a pas spécialement répondu aux questions car c'est peut-être politiquement que l'on peut mieux répondre aux questions posées qui feront avancer le débat. Jacques Delors a essayé de répondre notamment avec l'articulation d'un éventuel noyau et d'un ensemble plus large.
Bref, la période de la présidence n'est pas propice à cela et c'est pour cela qu'il n'est pas étonnant que les choses se développent à nouveau alors que nous mettons tout sur la table. Nous ne sommes pas chargés de ne mettre sur la table que les éléments du débat sur l'avenir de l'Europe. Nous parlons aussi bien élargissement, avenir des langues, politique agricole, nos relations avec les Etats-Unis.

Q - On comprend en effet que vous étiez enfermés dans une logique de compromis avec la présidence.
R - Nous aurions peut-être échoué si nous avions fait autrement, nous serions tous bloqués, aussi bien pour l'élargissement que pour le débat sur l'avenir de l'Europe.

Q - C'est un raisonnement que nous pouvons entendre. Mais, maintenant, le moment de vérité approche, d'une part, parce que la France n'assume plus la présidence et d'autre part, car l'opinion va elle-même toucher du doigt la réalité de la construction européenne lorsque l'euro sera la monnaie des pays de l'Union qui ont choisi la zone euro. Ce sera un ébranlement assez fort dans nos opinions respectives. Une réalité tangible, une révolution, une monnaie, c'est quelque chose qui marque les esprits puisqu'il y a peut-être encore des gens en France qui comptent en anciens francs. Brutalement, nous allons passer en euro, cela sera un choc assez sévère. Au-delà de cela, ces mêmes opinions réclameront des perspectives politiques et on ne peut pas considérer que l'euro soit le stade ultime de l'Union européenne.
Brièvement, quelles perspectives la France et l'Allemagne peuvent-elles envisager d'ouvrir à l'occasion de ce changement de période ? Est-il trop tôt pour en parler ?
R - Non, il n'est pas trop tôt et la question se pose tout à fait maintenant et c'est l'un des points que nous avons traités à Nice. Nous n'avons pas simplement réglé les trois sujets d'Amsterdam, nous en avons traité d'autres dont celui-là. Le chancelier nous a dit qu'il n'arriverait pas à faire ratifier Nice par les länder s'il n'y avait pas un autre rendez-vous européen pour mieux répartir les compétences, ce qui s'appelle la subsidiaire et ce sont déjà les länder à la fin de Kohl qui avaient tellement pesé qu'il y a eu cet échec à Amsterdam. Déjà, ils trouvaient que l'Europe leur avait pris trop de compétences et les länder veulent préserver leurs compétences, voire en récupérer. Et vous voyez que ce n'est pas l'approche de Joschka Fischer qui est plutôt de l'autre côté. M. Schröder a dit qu'il ne pouvait pas faire ratifier s'il n'y avait pas un autre rendez-vous, et comme il y a des élections dans tous les grands pays d'Europe de 2001 à 2003, nous avons fixé le rendez-vous à 2004. Et nous nous sommes donnés trois ou quatre années de débat parce que nous voulons qu'il y ait un vrai débat démocratique.
Le schéma, c'est 2001 et une partie de 2002, des débats avec toutes les formes possibles et imaginables, Internet, les colloques, les associations, les partis, les syndicats, les grands médias, tout le monde sera invité à donner son avis et pas uniquement les professionnels du débat sur l'Europe.
On sait comment ce sera conclu, il faudra rechanger les traités puisque l'objectif est théoriquement, de mieux répartir les compétences entre Europe, Etats-nations et régions. Au bout du compte, il y aura un Conseil européen qui viendra après une nouvelle Conférence intergouvernementale qui aura été brève. Peut-être avant, une convention que nous n'avons pas décidé encore associant toutes les forces vives de l'ensemble des pays, le Parlement européen mais aussi nationaux. Nous avons devant nous trois ou quatre années qui devraient être passionnantes sur le plan intellectuel, déterminante pour l'avenir de l'Europe, très vigoureuses sur le plan démocratique. Je pense donc que des grandes lignes de forces apparaîtront. On ne peut pas trancher cette question avec ce que les linguistes appellent des mots valises. Il ne suffit pas de dire que nous sommes pour ou contre une Constitution, ou une fédération, l'intégration, cela ne définit pas la réalité de ce que nous voulons faire. Il faudra donc répondre très précisément. Quelle compétence veut-on voir exercer au niveau européen ? Cela concerne-t-il toute l'Europe ou un noyau dur, cette compétence est-elle exercée par une Commission, transformée en gouvernement, ou sont-ce des gouvernements qui exerceraient ensemble, d'éventuelles compétences fédérales ? On parle de fédération d'Etats-nations, il peut y avoir un fédéralisme intergouvernemental, c'est très ouvert comme option. Il y a donc le niveau européen, le niveau Etats-nations et le niveau des régions. Ceci comprend tout et c'est à conclure en 2004. Nous essaierons, en tout cas la ligne du gouvernement français, sa ligne sera d'être réaliste, l'ensemble d'utopie qui sont mobilisatrices, stimulantes intéressantes mais qui ne correspondent pas à la réalité de l'Europe, même pas de l'Europe élargie, même pas à la possibilité de faire une noyau dur d'un nombre suffisant de pays. Il ne faut donc pas non plus aller trop loin dans cette direction, car sinon, nous préparons de futures désillusions. Mais, il est clair que la situation actuelle n'est pas satisfaisante, que le statu quo ne vaut pas, que non seulement dans la Zone euro, il faudra aller beaucoup plus loin en matière d'organisation et il faudra continuer à progresser sur d'autres plans. Il faudra donc définir les conditions d'un progrès ambitieux, réaliste qui soit entre ces deux extrêmes.

Q - N'aurait-on pas aujourd'hui, les moyens de mener une action continue, plus ferme en direction des Droits de l'Homme et des libertés ? Et n'y aurait-il pas, dans ces conditions une place pour une transformation de nos rapports avec une partie de nos alliés traditionnels dans le tiers-monde ? Autrement dit, la real politik de la France aujourd'hui peut-elle avoir le même poids qu'il y a 20 ou 30 ans ?
R - Ce que vient de dire M. Adler couvre tout. Il y a tant de sujets.

Q - Oui, et c'est le reproche général.
R - J'ai l'expérience d'une vingtaine d'années de relations internationales, dans des postes de responsabilités. Je suis ministre depuis juin 1997, j'essaie d'exercer mes responsabilités du mieux que je peux mais j'essaie de m'expliquer beaucoup, car je ne pense pas que nous nous trouvions à une époque où un ministre peut se contenter de faire son travail le mieux possible, sans rien dire. J'essaie d'expliquer, de communiquer et je prête donc le flanc à des débats et je trouve cela assez sain. D'autre part, je n'admets pas l'idée que les hommes politiques soient condamnés à une "langue de bois". On la déplore sans arrêt, mais dès qu'un responsable politique en sort d'un millimètre, ce sont des hurlements en tous sens. J'estime qu'un homme politique a le droit de participer à la réflexion et j'essaie de dire un certain nombre de choses par rapport à la France, à ce qu'elle peut faire et aux types d'ambitions. Cela croise tous les sujets, éthique-réalisme, réalisme-efficacité ou non.
Je pense par exemple que, fondamentalement, la France a besoin de se guérir d'un reste de prétentions ou de nostalgies idiotes genre Napoléon, etc. et en même temps, de ne pas tomber dans une auto-dépréciation. Je pense, et je le dis constamment, qu'aujourd'hui nous sommes plutôt dans la deuxième phase, dans la phase où les Français, en général, ne mesurent plus tout à fait ce que représente la France aujourd'hui par rapport aux 189 pays du monde. C'est pour cela que je combats l'idée de la puissance moyenne. Je pense que c'est un terme inexact, nous ne sommes pas le pays numéro 94 sur 189 et même si on prend les 30 pays qui sont des puissants, ce n'est pas la puissance numéro 15. Quand je lance des mots, ce n'est pas pour le plaisir de changer des mots, quand j'ai parlé d'hyper puissance à propos des Etats-Unis, ce n'est pas pour les agresser. Ils ont cru que c'était agressif au début, c'était purement descriptif, analytique. Je pense que je dois contribuer, comme vous dans vos rôles à aider l'opinion publique française à avoir une juste appréciation du monde réel dans lequel nous sommes. Pour moi, la réalité, c'est le préalable absolu à l'ambition. Je ne pense pas que l'ambition puisse se développer sur l'irréalité. Je ne pense pas qu'il faille faire rêver, je pense qu'il faut expliquer, informer, il y a une sorte d'éthique de la franchise, de la lucidité, de la responsabilité. Et quand je dis que nous ne sommes pas l'hyper puissance, ce n'est pas pour déprimer les Français, quand je dis que nous ne sommes pas une puissance moyenne non plus, ce n'est pas un retour à la prétention. J'essaie juste de trouver les mots exacts qui définissent les choses. Lorsque l'on se trouve dans le débat "réalisme-ambition-démocratisation", lorsque je fais remarquer que personne ne connaît la formule magique qui transformerait, demain matin, la Chine, la Russie en un immense Danemark paisible ayant réglé tous ses problèmes, personne ne sait. Il n'y a pas de porte qui permette de passer de l'un à l'autre. Travaillons donc sur les processus et lorsque je dis cela, j'essaie juste d'être réaliste, plutôt que ceux qui croient qu'un certain nombre de déclarations ou de sanctions vont transformer les choses instantanément. Mais ce n'est pas pour m'en tenir là, parce que je pense que c'est la condition sine qua non à une action.
Je contribue à quelque chose qui me paraît être une sorte de redéfinition de la politique étrangère française qui a commencé il y a une dizaine d'années lorsque nous sommes sortis du monde bipolaire, à laquelle beaucoup d'autres ont contribué, des responsables politiques, des analystes, des commentateurs, des critiques, c'est un travail collectif que nous faisons mais il faut garder l'équilibre entre les deux excès dont j'ai parlé.
Pour la question des nouveaux acteurs dans les relations internationales, il est évident qu'il n'y a pas que les Etats aujourd'hui. C'est tellement évident que la question de savoir si on fait une place aux grandes entreprises, à la société civile, aux ONG ne se pose pas. Ils ont conquis une place. La question que j'ai posée pour aller plus loin dans la discussion aujourd'hui, c'est de savoir quel est le rôle de chacun dans la mondialisation. J'ai souligné qu'à mon sens, les gouvernements démocratiques devraient conserver une sorte de pouvoir d'arbitrage final particulier car ils ont une légitimité, c'est par eux que peut passer le lien entre l'individu citoyen et ce qui se décide plus ou moins dans la mondialisation alors que tous les autres éléments de la société civile qui ont parfois des abords positifs, il faudrait y regarder de plus prêt, avec une plus grande exigence de transparence, et qui, de toute façon n'ont pas cette légitimité. Ce sont des acteurs de fait, on fait avec. Le ministère que j'anime n'a jamais travaillé autant avec les ONG que maintenant, mais je crois que la question de la démocratie dans la mondialisation, de la légitimité dans les acteurs de la mondialisation mérite d'être posée. C'est un exemple, et si je voulais être tout à fait tranquille en tant que ministre, je ne poserai pas cette question. Je continuerai à croiser sans arrêt des ministres irresponsables, préoccupés par ce problème, qui en parlent entre eux mais jamais en public car certaines personnes sincères et de bonne foi sont étonnées que l'on puisse se poser ce genre de question. Je crois que si l'on veut faire avancer le débat et au bout du compte avoir redéfini comment la France exerce son ambition, en son sein, dans le monde d'aujourd'hui, par rapport à l'Europe de demain, ce qui rejoint le débat, quelle ambition pour une Europe à 27, et les arbitrages que nous devrons rendre en 2004, je crois qu'il faut travailler ainsi, comme une sorte d'aller-retour entre l'action et la pensée.

Q - Autant on peut vous suivre sur le plan de l'analyse car elle est claire, mais en revanche, il semble que très souvent de cette analyse vous tiriez, d'ailleurs vous avez dit une phrase importante, "je ne crois pas qu'il faille faire rêver".
R - C'est vrai que l'on peut débattre de cette phrase. Je me méfie du rêve en politique, je ne sais pas où cela conduit. Dans des sociétés où tout est paisible, on peut toujours dire que l'on rêve, ce n'est pas trop dangereux. Mais, je préfère dire un maximum de vérités, donner un maximum d'éléments d'analyses. Nous sommes dans des sociétés très citoyennes, très informées, très conscientes, exigeantes, vigilantes, énormément de gens ont les moyens de faire leur propre analyse sans que l'on embrouille les choses.
En plus, je distingue le rêve de la grande ambition. Mitterrand-Kohl et Delors n'ont pas appliqué la grande ambition n'importe où. Ils n'ont pas fait rêver sur la monnaie, il y a d'autres domaines européens où ils n'ont pas lancé de rêve car ils savaient très bien que cela ne marcherait. Ils n'ont pas dit qu'ils allaient faire une politique étrangère européenne unique du jour au lendemain car même des dirigeants politiques ne peuvent pas dire quelle sera la pensée de tout le monde sur le Proche-Orient demain à midi.
Ils l'ont appliqué à la monnaie car c'est un domaine où la décision régalien ne peut l'emporter. Pour moi, c'est plutôt de la grande ambition et du volontarisme que de l'illusion ou du rêve; Et je pense que le travail auquel j'essaie de contribuer est une condition nécessaire pour une ambition aujourd'hui. La France a trop souvent eu des déconvenues dans son Histoire politique, diplomatique, parce qu'elle avait rêvé de façon échevelée sans aucune analyse du rapport de force, alors que si vous avez une bonne analyse, vous avez beaucoup plus de chances d'aboutir. Je dirais que plus vous êtes ambitieux, plus vous êtes volontariste ; plus vous voulez aller loin, moins vous devez vous tromper sur l'analyse du rapport de force au départ. Il faut donc être d'autant plus réaliste que l'on est ambitieux. Moi, j'associe plutôt ces termes. Je sais bien que les gens disent plutôt "réalisme-fatalisme", ce n'est pas le cas. Je ne vois pas du tout les choses ainsi.

Q - Pour M. Kouchner, on avait l'impression qu'il avait le soutien des Japonais, de l'Italie, de l'Allemagne, des armées françaises mais pas le soutien du ministre des Affaires étrangères justement. C'est peut-être un effet d'images ou d'optique, je ne sais pas.
R - Ce n'est pas un effet d'images ou d'optiques, c'est une énorme injustice.

Q - A votre endroit ?
R - Pas à mon endroit personnellement, car Bernard Kouchner a bataillé beaucoup plus contre d'autres ministres, si je me souviens bien, et d'autres administrations.

Q - Ce n'est pas pour créer des problèmes au sein du gouvernement. Je pense que la perception que l'opinion a pu avoir de cet événement était un peu celle-là.
R - Nous sommes très amis et il n'y a pas de problèmes mais c'est très faux. M. Kouchner n'aurait pas eu cette fonction au Kosovo qu'il a exercé remarquablement et avec tant de courage s'il n'y avait pas eu un engagement complet de la France y compris de moi avec d'autres. C'était efficace, mais le Kosovo, c'est très compliqué et il y a eu sans arrêt des débats sur ce qu'il fallait faire. Au contraire que la France a été complètement engagée auprès de lui.

Q - Il faudrait arriver à ce que la France fasse des propositions qui soient réellement acceptables par les autres Européens et souvent, je pense qu'ils sont en attente de celles-ci parce que la France a toujours eu un peu ce rôle d'aiguillon. Mais, évidemment, cela demande probablement un certain mode d'évaluation.
R - On peut rendre ces propositions réalistes et volontaristes./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mars 2001)