Interview de M. Bruno Le Maire, ministre de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche, dans "Les Echos" le 19 octobre 2009, sur le malaise social chez les agriculteurs, son souhait d'une régulation européenne du marché du lait, et son projet de politique alimentaire.

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Les Échos : Les agriculteurs ont été nombreux à manifester leur mécontentement vendredi. Avez-vous une part de responsabilité dans les mouvements qui s'amplifient ?
Bruno Le Maire : La responsable, c'est la crise qui touche les agriculteurs français depuis plusieurs mois. Sans doute la pire crise en trente ans. Je comprends donc leur volonté de manifester leur inquiétude. Elle touche toutes les productions en même temps. Celui qui fait du lait ne peut plus se rattraper sur les céréales. Le résultat, c'est que le revenu des agriculteurs devrait encore baisser de 10 à 20% en 2009. A cela s'ajoute une crise d'identité sur le terrain. Beaucoup d'agriculteurs s'interrogent sur leur place dans la société française, sur la manière dont ils peuvent participer au contrat social. Sont-ils là pour contribuer à la balance commerciale, à l'aménagement du territoire, garantir la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire ? Avant la fin du mois, le Président de la République prendra les initiatives nécessaires qui permettront à notre agriculture de passer la crise et d'assurer son avenir.
Les Échos : Les éleveurs se sont montrés récemment très agressifs à votre égard. Ils vous ont bombardé de steaks. Pourquoi votre relation s'est-elle dégradée ?
Bruno Le Maire : Il ne faut pas confondre la réaction d'une poignée de personnes violentes, et le soutien d'une très grande majorité d'exploitants. Depuis deux semaines, je reçois chaque jour 150 à 200 cartes d'agriculteurs me demandant de ne pas les laisser tomber et de poursuivre le combat pour la régulation des marchés européens.
Les Échos : Qu'attendez-vous de la réunion de ce lundi sur le lait à Luxembourg ?
Bruno Le Maire : Le conseil informel du 5 octobre a été décevant. Aujourd'hui, j'attends des résultats concrets. Je souhaite d'abord avoir un signal politique fort, que l'Europe dise clairement qu'elle choisit la voie de la régulation du marché du lait, et renonce à poursuivre la dérégulation. Nous sommes désormais 21 pays sur 27 à le demander. Le Parlement européen nous soutient. Et je viens de recevoir l'appui de la Cour des Comptes européenne, qui est convaincue que la dérégulation ne peut que conduire à des productions excédentaires. Il faut que la Commission nous entende. Si ce n'est pas le cas, j'en tirerai toutes les conséquences.
Les Échos : Qu'entendez-vous par là ?
Bruno Le Maire : Cela signifie que j'assumerai une divergence ouverte avec la présidence suédoise et avec la Commission européenne. On ne peut pas supprimer les quotas laitiers et ne les remplacer par rien d'autre. Sinon, les exploitations les plus dynamiques, celles qui ont le plus investi, fermeront.
Les Échos : Attendez-vous d'autres décisions du conseil aujourd'hui ?
Bruno Le Maire : Oui. Toutes ces orientations de fond ne doivent pas retarder la prise de décisions concrètes, telles que le déblocage pour 2010 de 300 millions d'euros supplémentaires pour le lait en Europe, soit 50 millions pour la France. J'espère également obtenir la renégociation de l'organisation commune de marché unique (OCM) pour ouvrir la possibilité de conclure des accords justes et équilibrés entre producteurs et industriels de lait. L'agriculture traverse une crise majeure. Soit nous intervenons très énergiquement pour passer ce cap difficile, soit nous perdrons des compétences, des technologies de pointe. On l'a fait pour l'automobile. On doit le faire pour l'agriculture. C'est un secteur majeur, pour lequel on ne dépense pas trop.
Les Échos : Vous revenez des États-Unis, où vous avez étudié les marchés laitiers et notamment les marchés à terme. Est-ce un modèle dont s'inspirer en Europe ?
Bruno Le Maire : Le premier enseignement de ce voyage, c'est que les États-Unis défendent bec et ongle leur agriculture. Ils la soutiennent massivement parce que c'est un secteur stratégique pour eux. Pour l'Europe aussi, l'agriculture est un secteur stratégique. Cessons les fausses pudeurs en la matière. La deuxième leçon, c'est qu'il existe aux États-Unis des outils, que nous n'avons pas en Europe et dont nous pourrions nous inspirer, tels que le marché à terme pour stabiliser les marchés du beurre et de la poudre. Enfin, un des objectifs de l'agriculture américaine est de fournir en quantité suffisante l'alimentation à la population des États-Unis. Là aussi, c'est une idée intéressante.
Les Échos : Vous souhaitez mettre en place une vraie politique alimentaire ?
Bruno Le Maire : Tout à fait. Je le proposerai au Président de la République et au Premier Ministre dans le cadre du projet de loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche qui doit être présenté avant la fin de l'année. Je souhaite qu'elle serve de prélude à une politique alimentaire européenne. Car quelle légitimité la PAC peut-elle avoir si les 500 millions d'Européens ne sont pas correctement nourris ? La politique alimentaire se résume aujourd'hui à trop d'éléments épars. Il est temps de mettre sur pied une vraie politique publique de l'alimentation, en termes de goût, de qualité sanitaire, de qualité nutritionnelle. Il faut aussi prévoir un volet social. Aujourd'hui, ce sont largement les associations comme les Restos du coeur qui assurent ce rôle de nourrir ceux qui manquent de moyens. L'Europe ne consacre aujourd'hui que 500 millions d'euros à l'aide alimentaire, contre 60 milliards de dollars aux États-Unis. Pourquoi ne pas en faire autant ? Enfin, dire aux agriculteurs : « votre mission est d'alimenter correctement tous les Français », c'est un des moyens de répondre à leur crise d'identité.
Les Échos : Vous avez joué un rôle majeur dans le rachat d'Entremont par Sodiaal. Pourquoi vous être autant impliqué dans une opération industrielle ?
Bruno Le Maire : Parce que sans engagement de l'État, il n'y aurait toujours pas à ce jour de projet industriel.
Les Échos : L'État va-t-il entrer au capital du nouvel ensemble, via le FSI ?
Bruno Le Maire : Nous verrons. Le lait est en tout cas une industrie stratégique, et les décisions qui seront prises dans ce secteur en matière de régulation pourront être étudiées pour les autres productions. On a trop longtemps considéré que l'agriculture et l'alimentation allaient de soi. On croyait pouvoir nourrir tout le monde sans difficulté. Aujourd'hui, on réalise que rien n'est acquis et que c'est un défi colossal de nourrir l'ensemble des Européens en respectant l'environnement, en garantissant la sécurité sanitaire, et en préservant les territoires. L'agriculture est en train de revenir au coeur du débat politique. Et c'est une très bonne chose.
Les Échos : Pensez vous pouvoir contribuer à recimenter l'Europe ?
Bruno Le Maire : La mission que m'ont confiée le Président de la République et le Premier Ministre consiste à convaincre mes partenaires européens de l'importance de l'agriculture. Il y a tout de même un incroyable paradoxe : les chefs d'État insistent légitimement au G8 sur le problème de la faim dans le monde, ils débloquent 15 milliards d'euros pour soutenir l'agriculture dans les pays pauvres, et en même temps certains nous expliquent qu'on dépense trop pour l'agriculture européenne. La France a repris le leadership des discussions agricoles en Europe. Le débat sur l'avenir de la Politique agricole commune ne se résume pas à partager les milliards entre les pays. La priorité doit être de définir un objectif agricole et alimentaire commun.
Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 22 octobre 2009