Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec la "BBC" le 25 octobre 2009, sur sa carrière politique, son action diplomatique et les questions d'actualité internationale.

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Média : BBC

Texte intégral

Q - Commençons par le début de votre vie publique avec Médecin sans Frontières, quel était votre idéal à cette époque ?
R - C'était un idéal facile à comprendre aujourd'hui, mais beaucoup plus difficile à l'époque. C'était au début des années 70. Nous, les membres du groupe fondateur, nous nous sommes rencontrés au Biafra. Le Biafra est une région du Nigeria et il y avait une guerre atroce entre les Nigérians et les Biafrais. Pour un médecin - médecins, chirurgiens, anesthésistes - il était absolument épouvantable d'être confronté à une telle situation : les personnes, les bébés mourraient dans nos bras. Combien de morts y a-t-il eu ? Personne ne le sait précisément, près d'un million.
Q - Et vous étiez un médecin compétent ?
R - Je l'étais, je terminais mes études !
Q - Donc, vous vous êtes dit : "je dois faire quelque chose" ?
R - Oui, si un homme ou une femme saigne de l'autre côté d'une frontière théorique, pour un médecin, il n'y a aucune différence.
Q - Vous vous êtes engagé et je voudrais savoir pourquoi, sachant que vous aviez un passé communiste ?
R - Ce n'est pas un passé communiste. J'étais un étudiant communiste contre le parti communiste parce que j'étais anti-stalinien. A cette époque, en 1968, il y avait un mouvement étudiant dans les rues de Paris et j'ai découvert que la réalité de mon pays était très intéressante et difficile, mais le reste du monde souffrait. Nous avons donc découvert la réalité du reste du monde et ce fut un choc pour nous.
Q - Beaucoup de personnes sont en général choquées par la pauvreté, mais je voudrais savoir quelle est votre différence : vous êtes un homme ambitieux, vous vouliez être connu, vous vouliez faire les choses correctement ?
R - C'est un peu plus compliqué. J'étais un activiste et je l'ai d'ailleurs toujours été. J'étais un médecin politiquement engagé. Il s'agissait d'un problème politique et pas seulement médical. La pauvreté, c'est aussi de la politique.
Q - Que s'est-il passé pour que vous quittiez Médecins sans Frontières ?
R - Ils n'ont pas compris que c'était un problème politique. J'ai quitté Médecins sans Frontières parce que nous voulions sauver, secourir et mettre fin aux "boat people" vietnamiens. Il s'agissait de pauvres gens qui fuyaient les camps vietnamiens.
Q - Vous pensiez donc qu'il fallait sauver ces gens alors que les autres disaient que c'était un problème politique ?
R - Ils étaient, comment dire, plus conformistes. Nous n'avions pas le droit d'envoyer un bateau, un hôpital militaire en mer de Chine. Cela s'inscrivait contre le droit international parce que ces personnes étaient des citoyens vietnamiens et n'avaient pas le statut de réfugiés. Nous avons refusé cela et nous avons changé la loi, c'est la raison pour laquelle j'ai quitté Médecins sans Frontières, pour rejoindre Médecins du Monde, puis entrer au gouvernement afin d'avoir accès à l'Assemblée générale des Nations unies et pouvoir changer le droit international.
Q - Que sont devenues les personnes qui se sont opposées à vous ?
R - Ils sont devenus très sérieux : aujourd'hui Médecins sans Frontières est l'une des plus importantes, riches et efficaces organisations en matière de santé à travers le monde. Nous avons même obtenu le prix Nobel de la Paix. Mais je ne cherche pas les récompenses ni les médailles. Ils n'étaient pas politiquement engagés et, je le répète, c'était une lutte contre la pauvreté, contre le racisme, en vue d'obtenir une vie meilleure pour les plus défavorisés. C'est la base de la politique. Il y a certes de la charité et de la solidarité dans l'action humanitaire, mais c'est avant tout de la politique, l'essence de la politique !
Q - Que faites-vous dans un gouvernement de centre-droit ?
R - Comme je vous le disais, j'ai demandé à François Mitterrand, le président socialiste français, d'occuper une position nationale en vue de proposer à l'Organisation des Nations unies, au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale, une résolution pour changer le droit international. Et je suis très fier de l'avoir fait. En fait, c'est mon action la plus importante : le droit d'ingérence, devenue responsabilité de protéger. J'ai obtenu la possibilité d'accéder aux victimes des catastrophes naturelles et de toutes autres situations de ce genre, comme les conflits. Le droit d'ingérence a été admis par l'Assemblée générale des Nations unies et, maintenant, par les juristes. Pour changer la loi, il faut être un hors-la-loi, il faut combattre les conformistes.
Q - Parlons de cette responsabilité de protéger et notamment à travers le prisme de ce qui s'est passé en Birmanie.
R - Les Britanniques et les Français ont envoyé des navires qui se sont positionnés juste en face du delta de la rivière Irrawaddy, là où les populations agonisaient à quelques kilomètres de nous. Nous ne voulions pas faire la guerre à l'armée birmane, nous voulions juste obtenir l'accès aux victimes comme le stipule le droit international. Hélas, ce ne fut pas possible, même dans le cadre onusien avec le bureau de la coordination des Affaires humanitaires. Les autorités birmanes ont refusé tout compromis. C'est une opportunité perdue, c'était la dernière chance. Aujourd'hui, nous sommes dans l'attente concernant les négociations avec la junte car les sanctions ne sont pas suffisamment efficaces. Je regrette profondément ce qui s'est passé.
Q - Revenons-en à Nicolas Sarkozy et votre position actuelle dans son gouvernement. Comment avez-vous franchi cette frontière avec votre famille socialiste ? Cela a-t-il été difficile ?
R - Je suis habitué à franchir les frontières : bien sûr que ce fût difficile, il s'agissait d'une sorte de contrat entre Nicolas Sarkozy et moi. Je n'ai pas rejoint la droite, je ne suis pas membre de l'UMP. Il venait tout juste d'être élu et il souhaitait s'entourer de représentants de toutes les forces politiques françaises. Nous avons parlé des Affaires étrangères et de la politique à mener ; nous étions d'accord sur presque tous les sujets.
Q - Vous avez tout de même certains points de divergences avec Nicolas Sarkozy...
R - Oui, bien sûr.
Q - Par exemple sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Vous avez toujours dit qu'il s'agissait d'une bonne idée alors que le président Sarkozy a toujours maintenu que c'était une mauvaise idée. Avez-vous abandonné votre position ?
R - Non, pas du tout. J'ai un peu évolué, notamment en raison de la position turque sur la remise en question de la liberté de la presse et le risque blasphématoire, ou bien quand ils ont décidé de refuser la candidature de M. Rasmussen au poste de secrétaire général de l'OTAN, parce qu'il était Premier ministre au moment de la polémique dans son pays sur les caricatures de Mahomet ; c'était inconcevable pour moi.
Q - Mais pourquoi cette démocratie européenne laïque musulmane ne peut pas rejoindre l'Union européenne ?
R - Parce qu'ils ne sont pas Européens, c'est l'un des arguments avancés.
Q - Vous le pensez ?
R - Je crois qu'il existe un pont entre l'Europe et le Moyen-Orient, c'était la base de mon argument en leur faveur. Mais nous n'avons pas arrêté le processus, nous le poursuivons. Nous sommes toujours favorables au long processus d'ouverture des chapitres, comme nous le sommes pour les autres pays candidats.
Il y a cependant un autre problème sous-jacent : jusqu'où allons nous élargir l'Union européenne ? C'est là une véritable question, même s'il y en a d'autres. L'idée principale, pour ma part, est de maintenir les portes ouvertes et c'est ce que nous faisons.
Q - Pour l'adhésion ?
R - Pour l'adhésion bien sûr ! Nous avons reçu le président turc, M. Gül, la semaine dernière, et nous avons eu une discussion franche et sincère avec lui. Le président Sarkozy lui a clairement dit pourquoi il n'était pas favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Le président Gül sait que je suis plus favorable que le président de la République à cette adhésion, mais c'est cependant le président Sarkozy qui tranche et je dois suivre sa décision, ou bien quitter mes fonctions.
Q - Si l'Europe rejette la Turquie...
R - Ce n'est pas un dossier urgent.
Q - Alors la Turquie peut rejeter l'Europe ?
R - C'est aussi l'un des aspects de mon argumentaire, mais cessons de nous entretenir à ce sujet. Vous savez, nous ne sommes pas les seuls à avoir cette position, certains comme les Allemands ou d'autres pays européens font croire qu'ils sont favorables à l'adhésion de la Turquie mais, en fait, ils ne le sont pas.
Il y a une autre idée de Nicolas Sarkozy, qui repose sur celle d'un partenariat privilégié. C'est-à-dire des relations économiques ou en matière de sécurité, avec la Russie ou la Turquie par exemple, et qui consiste à étendre le cercle plus que nous ne l'envisageons.
Q - Abordons un autre thème, celui des droits de l'Homme. Vous vouliez être ministre des droits de l'Homme quand le gouvernement a été formé ?
R - Non, je l'ai refusé plusieurs fois. Il est impossible d'être ministre des droits de l'Homme dans un gouvernement !
Q - Et pourquoi, surtout au regard de vos expériences passées ?
R - Vous ne pouvez pas. Si vous êtes un activiste sincère des droits de l'Homme et en même temps ministre, vous devriez démissionner toutes les semaines ! C'est impossible !
Q - Pourquoi ?
R - Pour être efficace, en tant que membre du gouvernement, vous devez toujours avoir les droits de l'Homme profondément ancrés dans votre esprit et dans votre coeur, mais vous ne pouvez pas seulement vous baser sur les droits de l'Homme. C'est impossible, c'est une démarche trop naïve de le croire, que de ne penser qu'aux droits de l'Homme sans voir ce qui se passe autour. Je vais vous donner des exemples : comment peut-on agir en tant que ministre des droits de l'Homme face à ce qui se passe au Zimbabwe, au Kenya, en Guinée ? Des massacres ont été commis en Guinée, aurais-je du monter sur mon grand cheval blanc pour charger ? J'essaye d'arranger les choses, même si ce n'est pas un succès pour le moment. Mais il faut laisser les activistes vous interpeller, vous critiquer. Au ministère des Affaires étrangères, j'ai un ambassadeur des droits de l'Homme, François Zimeray ; c'est mon ambassadeur et non pas un ministre !
Q - Vous rentrez tout juste d'Afghanistan. Etes-vous arrivé à la conclusion que les Taliban ne pourront pas être battus militairement ?
R - J'ai été médecin durant sept ans en Afghanistan. J'ai traversé ce pays, ses montagnes, j'ai parcouru ses chemins sous les bombardements soviétiques. Je connais cette région par coeur. Il est impossible de vaincre militairement comme il est tout aussi impossible de perdre militairement. Nous avons essayé de trouver une troisième voie, afin de convaincre les Afghans, en leur proposant des projets meilleurs que ceux des Taliban pour améliorer leur quotidien.
Q - Oui, mais rien ne s'est passé ?
R - L'année dernière, nous avons organisé la Conférence de Paris, ici même, et, pour la première fois, nous avons employé le terme "afghanisation". "Afghanisation" signifie fournir des projets, des projets fondateurs pour les Afghans eux-mêmes, à tous les niveaux y compris au niveau politique.
Q - Quand vous parlez d'"afghanisation", cela me rappelle le Vietnam où la même politique avait été menée à l'époque. N'emploie-t-on pas ce mot quand nous sommes sur le point de perdre ?
R - Nous avons perdu parce qu'il s'agissait d'une bataille coloniale. Or, en Afghanistan il ne s'agit pas d'une bataille coloniale. Nous aidons les Afghans, nous ne les combattons pas, nous sommes du côté des Afghans contre les Taliban. J'ai conscience des problèmes avec les pays de la région, notamment le Pakistan. Les Taliban font partie de la société afghane mais nous avons besoin, dans un premier temps, d'un président, d'un gouvernement avec un programme de développement.
Q - Ce que disent les Américains est légèrement différent : ils envisagent d'envoyer des troupes supplémentaires. La France ne va pas envoyer plus de troupes.
R - C'est une différence de compréhension. Nous n'allons pas envoyer de troupes supplémentaires parce que nous sommes en charge de la sécurité de deux importantes vallées, à l'est de Kaboul, qui s'étendent jusqu'à la frontière pakistanaise. Nous avons suffisamment de troupes sur place pour le moment. Notre analyse est assez proche de celle des Britanniques.
Nous n'avons pas atteint notre objectif jusqu'à présent mais, peu à peu, nous nous en rapprochons, c'est la voie à suivre. Pour cela, il faut continuer à s'occuper de l'entraînement de l'armée et de la police. Il faut aussi s'intéresser à leur rémunération : il est absolument ridicule de constater qu'un soldat afghan est payé 100 dollars par mois.
Q - Envisagez-vous que des Taliban puissent entrer dans le nouveau gouvernement ?
R - C'est au futur président de le décider.
Q - Est-ce que l'Occident peut stopper les velléités iraniennes en ce qui concerne la bombe nucléaire?
R - Nous essayons, sans vraiment de succès pour le moment! Je suis conscient de la situation, je n'ai guère d'illusions, je ne suis pas naïf mais nous nous efforçons de garder le contact même si actuellement la France et le Royaume-Uni sont dans le collimateur des autorités iraniennes.
Q - Comment faire pour arrêter l'Iran?
R - Je l'ignore. Nous devons agir constamment afin d'éviter la guerre, afin d'éviter des bombardements. Il s'agit d'un pays qui menace ouvertement ses voisins, ce qui est inacceptable pour nous. La Corée du Nord est dans la même logique.
Q - Comment concilier activiste et ministre ?
R - Je suis un ministre activiste. J'essaye de créer une ONG au sein de ce gouvernement ! Plus sérieusement, je maintiens ma position. Je suis un activiste !
Q - En lisant des articles à votre propos, vous donnez l'impression de n'être entouré que de personnes célèbres et importantes? Est-ce que vous recherchez la gloire ? Etes-vous impressionné par la notoriété ?
R - Absolument pas, ce n'est pas ma personnalité !
Q - Parce que de nombreuses personnalités vous soutiennent.
R - Je suis contraint de montrer aux autres la détresse du monde. Sans images, sans télévision, les gens ne réagissent pas. C'est la raison pour laquelle nous sommes devenus les célèbres "French doctors", mais cela m'est égal d'être reconnu, ce qui compte c'est d'être efficace. Je ne recherche pas la présence des objectifs de caméras...
Q - Vous aimez la publicité ?
R - Non, pas du tout ! Ce que je recherche avant tout ce sont les résultats et pouvoir changer le monde !
Q - Concernant Benazir Bhutto, vous étiez le seul à vous être rendu à ses funérailles quand bien même il est avéré qu'elle aussi était corrompue et que certaines de ses positions politiques pouvaient être condamnables. Pourquoi y êtes-vous allé ?
R - Je souhaitais seulement être là-bas. Elle était corrompue comme tous les autres, mais c'était une femme, elle était courageuse, belle et incarnait le futur. Pourquoi a-t-elle été assassinée ? Justement à cause du fait qu'elle était une femme courageuse. Elle était moins corrompue que les autres, et elle s'est battue pour une meilleure compréhension entre le Pakistan et l'Afghanistan. Je la connaissais très bien et la première image que j'ai d'elle, c'est quand je l'ai rencontrée avec le président Mitterrand lors d'une visite au Pakistan, c'était une formidable histoire de compréhension. Oui, je me suis retrouvé seul face à son tombeau. Je me souviens avoir été profondément impressionné et désespéré parce que j'étais seul et je me suis demandé pourquoi le reste du monde ne la pleurait pas. C'est la raison pour laquelle je suis proche du président Zardari. Je suis conscient des questions liées à la corruption.
Q - Une autre région où être activiste et ministre est compliqué, le Gabon. Vous étiez aux funérailles d'Omar Bongo qui disposaient de nombreuses propriétés en France et des comptes bancaires fournis.
R - Il faudrait plus de transparence internationale et citer d'autres exemples comme la Zambie, le Kenya, la Côte d'Ivoire, le Zimbabwe.
Il n'y a pas eu de prisonniers politiques au Gabon, personne n'est mort du fait de ses engagements politiques. Pendant près de 40 ans, le président gabonais a été en mesure d'offrir des places à ses principaux concurrents au sein de son gouvernement. C'est une attitude politique meilleure que celle qui prévaut actuellement en Guinée. Certes, ce ne furent pas des élections comme elles peuvent se dérouler dans les pays occidentaux, mais elles ont eu lieu et Ali Bongo fut élu.
Q - (Concernant la position de la France en Afrique)
R - Il n'y a plus de France-Afrique, nous n'avons pas de candidat, nous ne participons pas aux élections et nous ne donnons pas d'argent.
Q - (A propos des sources de financement au Gabon)
R - S'il vous plaît, ne critiquez pas le meilleur des plus mauvais exemples de démocratie. L'argent n'est rien comparé à la situation d'autres pays comme l'Afrique du sud, l'Angola, la Côte d'Ivoire. Il s'agit d'un petit Etat de moins d'un million d'habitants.
Q - Ma conclusion pourrait être : la politique est au coeur du possible, moins idéaliste que je ne pouvais l'attendre...
R - Non au contraire, je crois que la politique est au coeur de l'impossible et c'est ce que j'ai fait toute ma vie. Je ne suis pas une personne sectaire. Qu'est ce que je fais ici ? Croyez-vous qu'il y a eu des changements dans la diplomatie française ! Je le crois, il était temps et la France en avait besoin !.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 octobre 2009