Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur l'engagement de la France en Afghanistan, Paris le 16 novembre 2009.

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Circonstance : Intervention de Bernard Kouchner au Sénat à Paris le 16 novembre 2009

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
J'ai écouté avec la plus grande attention ce qui vient d'être dit.
Permettez-moi donc de vous répondre avec la plus grande franchise.
Nous sommes engagés en Afghanistan sur une route étroite et très difficile : d'un côté, le despotisme taliban, de l'autre, le vide de l'anarchie.
Je n'ignore aucune des difficultés que vous avez soulignées. Au contraire, c'est parce que nous connaissons ces difficultés que nous travaillons à une stratégie. Je partage nombre de vos inquiétudes et nombre des analyses que vous nous avez livrées, à gauche comme à droite de cet hémicycle.
Notre intelligence collective est mise à rude épreuve et notre courage est mis à l'épreuve. Deux dangers nous guettent : perdre de vue notre objectif et nous tromper sur les moyens.
Mesdames, Messieurs les Sénateurs, depuis plus de deux ans, la France a travaillé sans relâche pour clarifier les objectifs - dont vous avez parlé vous-mêmes - et pour repenser les moyens.
C'est elle qui a été à l'origine du cadre stratégique adopté au printemps 2008 à Bucarest. C'est la France qui a également organisé la Conférence de Paris la même année sur l'Afghanistan. Nous avons convaincu tous nos alliés, y compris les Américains, qu'il fallait s'approcher de la population afghane et non livrer combat contre elle. C'est ce que nous avons fait et c'est ce qui a été plus ou moins suivi à Bucarest comme à la Conférence de Paris.
Nous avons mis l'accent sur la nécessité de sécuriser certaines zones. Et quelles zones ! Car, à propos de moyens, comme on ne peut ni occuper ni sécuriser tout l'Afghanistan, nous devons, comme d'ailleurs l'avaient fait les Soviétiques, choisir un certain nombre de zones dans lesquelles nous pourrons convaincre les Afghans que ce que nous leur proposons, avec leur gouvernement quel qu'il soit, est plus utile pour leurs familles que ce que les Taliban leur offrent. Voilà ce que nous devons faire en particulier !
Notre aide civile est passée de 15 millions d'euros par an en moyenne à 40 millions par an depuis 2008. Ce n'est sans doute pas assez mais c'est mieux qu'il y a cinq ans.
Nous avons mis l'accent sur la nécessité de transférer les responsabilités aux autorités afghanes. Ainsi que nombre d'entre vous l'ont souligné, nous l'avons fait dans la zone de Kaboul.
Pour cela, il faut former l'armée : quels effectifs et combien cela va-t-il coûter ? Les soldats afghans sont payés 70 à 100 dollars par mois, alors que les Taliban leur offrent 300 dollars, ce qui n'est pas acceptable et commence un peu à changer.
Pour cela, nous formons le plus possible - la France n'est pas seule à le faire - la police et l'armée. Personne ne m'a offert ici le moyen de faire autrement.
Nous avons mis l'accent sur la nécessité de trouver une solution régionale. Vous nous conseillez une conférence régionale, mais nous avons été les premiers à le faire, à la Celle Saint-Cloud, et, depuis, il y a eu huit conférences des voisins de l'Afghanistan. C'est nous qui avons initié ce processus. Effectivement, l'Inde et la Chine y ont participé. Nous avons dit : il n'y aura pas de solution autre que régionale en Afghanistan.
La drogue, c'est pareil : il n'y aura pas d'autre solution que régionale, car tout cela circule à travers les frontières.
Voilà ce que la France a fait et elle l'a fait sans attendre.
Mais avec 3.750 vaillants soldats français, que je respecte comme vous et que je visite le plus souvent possible, comme je le ferai d'ailleurs dans trois jours, on ne peut pas prétendre commander la coalition autrement que sur un papier. Je note d'ailleurs que, me reprochant ce papier, vous en lisiez un autre, Monsieur Chevènement, votre papier !
Tout commence par des papiers. Ainsi que nous l'avions promis sous M. Bush, à la fin de la Présidence française, nous avons envoyé à tous nos amis un document stratégique sur les rapports transatlantiques et cela y figurait. Maintenant, sous Présidence suédoise, il y a aussi, comme vous le dites, Monsieur Chevènement, un "papier".
Ce papier n'est pas suffisant, évidemment, mais c'est à partir de cela que l'on parle avec les autres et que l'on peut éventuellement décider d'une stratégie. Nous ne pouvons pas, avec nos 3.750 vaillants soldats, dicter aux autres leur conduite sans parler avec eux, en particulier avec la coalition. Nous le faisons le plus possible et personne parmi cette coalition n'a fait plus que les Français.
Je voudrais que vous le reconnaissiez. Il ne s'agit pas d'être triomphants, mais nous nous sommes efforcés d'agir et nous continuons à le faire avec obstination. Cette stratégie produit des résultats. C'est une stratégie des petits pas, mais ces pas sont les seuls qui ont été accomplis.
C'est aussi sur le terrain militaire et je vais vous donner deux exemples.
Il y a aujourd'hui un papier sur une ville qui s'appelle Dajnak et qui explique comment les petits projets civils et même les micro-crédits marchent très bien dans cet endroit.
La corruption, que vous dénoncez très justement, concerne surtout les grands projets et l'aide internationale, qui a été gâchée puisque l'on pense qu'à peine un dixième de cette aide parvient à destination.
Là, nous avons commencé à agir. L'hôpital de Kaboul en est l'un des exemples et c'est peut-être le meilleur. Il n'est pas gardé, il est dirigé par des Afghans, les infirmières, les médecins sont afghans, et ses portes sont ouvertes. Même si, pour le moment, l'hôpital n'est que pédiatrique, il sera agrandi pour que les mères se fassent soigner, et peut-être y aura-t-il un hôpital général dans quelque temps.
Voilà un exemple de ce que les Français ont fait pour permettre la réussite de ces petits projets.
Le projet de l'hôpital de Kaboul, réalisé sous l'égide de la fondation Aga Khan, est exactement le modèle que nous devrions suivre pour l'hôpital français. Donner le pouvoir aux Afghans, c'est ce que nous essayons de faire. Ce n'est pas simple.
Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais maintenant répondre aux questions qui m'ont été posées par chacun des orateurs.
Depuis 2001, le nombre de centres médicaux a augmenté de 60 % et 3 600 écoles ont été construites.
Ce n'est pas suffisant. Elles sont fréquentées par les petites filles, ce qui, lorsque j'étais médecin en Afghanistan, pardonnez-moi d'évoquer ce souvenir personnel, était inimaginable. A l'époque, l'existence même d'une école était inconcevable.
Monsieur Bel, je suis moi aussi perplexe. Sommes-nous sûrs de nos moyens et de notre stratégie ? Non, bien évidemment ! Mais nous sommes au plus près de ce que nous croyons. Nous partageons la même analyse : il faut absolument partir, le plus vite possible mais je ne donnerai pas de date parce que nous ne la connaissons pas et qu'il ne faut rien indiquer à cet égard, pour confier la direction du pays à un gouvernement afghan. Vous avez tous souligné les conditions très précaires, voire caricaturales, dans lesquelles ce dernier a été élu. Certes, mais maintenant l'élection est passée. Nous devons respecter les quelque 40 % d'électeurs qui ont risqué leur vie pour aller voter - pour une femme afghane, tremper son doigt dans l'encre indélébile alors que les Taliban lui ont promis de lui couper la main, sinon plus, c'est vraiment un acte de courage. Nous ne devons pas les trahir !
Je viens de le dire, nous ne sommes pas sous la conduite des Etats-Unis. Simplement, il faut bien reconnaître qu'ils sont, et de loin, les forces les plus importantes de la coalition.
Nous ne pouvons pas raisonner sans eux. L'inverse est également vrai, même si c'est à une échelle moindre.
Nos efforts, le dévouement de nos soldats, notre souci de la population civile en Kapisa comme à Surobi font que l'on vient visiter ces endroits considérés non pas comme des exemples - ne soyons pas prétentieux -, mais comme des succès. Ainsi, 20.000 paysans ont reçu des semences et des engrais, ce qui n'est déjà pas si mal !
Monsieur About, vous voulez que l'on donne le pouvoir à d'autres. Nous l'avons fait ! Qui travaillent en Kapisa et à Surobi ? Des contracteurs afghans.
Quelquefois, cela ne fonctionne pas et l'argent s'évapore.
Ce sont les Nations unies qui administrent le pays en appliquant la résolution 1386, renouvelée chaque année. Alors, ne tentez pas de leur donner le pouvoir, car elles l'ont déjà ! Le représentant spécial des Nations unies en Afghanistan, M. Kai Eide, a dirigé l'ensemble des opérations électorales. Qu'il ait eu raison ou tort, il l'a fait. Son adjoint, qui avait exigé un deuxième tour, l'a payé durement. Le rôle de Kai Eide ne doit donc pas être effacé ainsi, et nous nous en rendons compte.
S'agissant des réunions avec les pays voisins, je le répète, c'est ce que nous avons fait.
Oui, Monsieur de Rohan, nous avons maintenant un nouveau plan d'action, adopté sous Présidence suédoise. Certes, ce n'est pas suffisant pour être suivi. Mais s'il n'y a pas de plan d'action, il n'y aura aucune possibilité d'être suivi. Que voulez-vous que l'on fasse d'autre ? Personne ne nous a demandé de nous en aller. Tout le monde a dit : il faut quitter le pays le plus vite possible. Nous le savons.
Le plan d'action de la Présidence suédoise prévoit, dans un certain nombre de zones du monde, une plus forte participation de l'Europe, aussi bien en termes de financement qu'en termes de prise de décisions. Au Moyen-Orient comme en Afghanistan, nous avons développé...
Les Américains ont revu leur stratégie partout dans le monde, mais pour l'Afghanistan, aucune décision n'a encore été prise. Je ne leur jette pas la pierre : il est difficile de décider du nombre d'hommes nécessaires : 18.000, 40.000 ou 80.000 ? Le 19 novembre, une étape supplémentaire sera franchie : nous avons rendez-vous avec les principaux partisans européens de cette démarche collective qui ont des troupes sur place et avec Mme Clinton qui représentera les Etats-Unis.
Je m'emploie donc à mettre en oeuvre ce plan. Mais il ne suffit pas de le dire, il faut que les messages soient acceptés non seulement par chacun des pays européens - ce qui a été fait - mais également par nos interlocuteurs afghans. Sans contact avec eux, comment voulez-vous que cela fonctionne ?
Enfin, un plan de mise en oeuvre sera développé. Nous avons déjà remis à M. Karzaï le plan en neufs points de la France, et je le tiens à votre disposition, Mesdames, Messieurs les Sénateurs. Il comporte l'idée d'un secrétariat du gouvernement, car, vous le savez, la Constitution ne prévoit pas de Premier ministre. Il s'agit de tenir au plus près les engagements et de programmer le financement en fonction des progrès sur ces neuf points, qui comprennent notamment la gouvernance et l'irrigation.
Notre action vise précisément à prendre en compte le contrôle régional. Mais pour ce faire, il faut mettre ensemble les acteurs concernés.
Si nous avons proposé à l'OTAN qu'aucune réunion consacrée à l'Afghanistan ne se tienne sans la participation des Russes, c'est parce qu'ils ont une expérience "formidable", si j'ose dire, en tout cas une expérience que nous devrions assimiler. D'ailleurs, ils sont d'accord. Ils ont participé à une réunion qui vient de se tenir sur ce sujet à Bruxelles.
Comment donner aux Afghans la possibilité de relancer leur économie et leur gouvernance ? Seuls, ils n'y arriveront pas. Nous devons être à leurs côtés, sans rien leur imposer, tout en leur proposant la direction des projets. Avouez que ce n'est pas facile ! C'est pourtant ce que nous voulons faire.
Je n'ai pas le temps de parler de la situation au Pakistan. Bien évidemment, les deux situations sont liées. Monsieur About, la ligne Durand, qui sépare les Pachtouns, nous n'allons pas décider seuls d'en modifier le tracé.
Maintenant, c'est un peu tard... Il faut tenir les promesses que nous faisons non pas aux ethnies, mais à tous les groupes, qu'il s'agisse des Pachtouns, des Tadjiks, des Hazaras, etc. Nous devons équilibrer notre soutien. C'est ce qui devrait être fait.
Quant à la dimension européenne telle que vous la souhaitez, je la souhaite également ainsi : c'est une coordination et une stratégie commune. Nous avons plus de 30.000 soldats européens présents en Afghanistan, nous devons bien sûr en tenir compte.
J'ai la tristesse de vous annoncer que dix civils, et non pas trois comme cela avait été annoncé, ont été tués à Tagab au moment où se tenait une shura avec le général français venu exposer notre plan.
Oui, Monsieur Jacques Gautier, nous avons une certaine avance, je l'ai dit, à Surobi et en Kapisa. Que les autres contingents viennent voir comment les choses s'y passent est tout de même un bel hommage rendu à nos soldats.
Cela ne signifie pas que nous pouvons tout changer ; nous n'allons pas non plus faire pleuvoir ! Malheureusement, il n'y a que des cailloux là-bas, et il est difficile de planter des arbres. Ils font pousser des grenadiers, alors nous construisons des hangars pour étaler la vente des fruits dans le temps et attendre que les prix montent. Ce sont des choses élémentaires, mais nous les faisons.
La formation de la police afghane est prioritaire. Chaque jour, entre six et dix policiers meurent pour le prix que je vous ai indiqué tout à l'heure. Il faut augmenter leurs salaires pour les rendre, pardonnez-moi ce terme horrible, "compétitifs". Ils choisissent la police non par idéologie, mais parce qu'ils doivent nourrir leur famille. On ne le dira jamais assez, l'Afghanistan est l'un des pays les plus pauvres du monde.
Comment faire pour aider le pays à se développer ? Je connais les ONG qui s'y attachent depuis vingt-cinq ans. Elles n'ont malheureusement pas trouvé la recette miracle. Ces organisations ne nous demandent pas de partir, elles veulent que nous séparions les zones de sécurisation et les zones où elles travaillent. La tâche est ardue car il est extrêmement difficile de distinguer les unes des autres. Si vous ne sécurisez pas une zone, il n'est pas possible d'y travailler et si vous la sécurisez, c'est bien sûr avec l'armée.
Monsieur Gautier, vous appelez à une meilleure gouvernance. Oui, mais la leur. Ce n'est pas nous qui l'avons choisie. La France souhaite qu'il y ait une unité nationale, que M. Karzaï travaille avec M. Abdullah Abdullah. Nous allons encore nous y employer dans les prochains jours.
Les alliés agissent selon les résolutions des Nations unies. C'est une direction des Nations unies qui a été attaquée par les Taliban et le personnel qui avait organisé les élections est mort.
Dès que M. Abdullah a annoncé qu'il ne participerait pas au second tour, le personnel des Nations unies qui s'occupait des élections est parti, ce qui me paraît tout à fait normal.
Comment surmonter l'hostilité de la population à l'égard du gouvernement ?
A mes yeux, la seule réponse, et encore, je le dis très timidement, est de rendre visibles les progrès réalisés en matière de sécurité et de développement. Les populations civiles doivent siffler la fin de notre présence, lorsqu'elles constateront que le développement que nous avons accompagné leur permet de "s'autonomiser". Tant que nous n'en serons pas là, notre présence s'imposera. Je précise également qu'il n'y a pas d'alternative à la formation de la sécurité afghane.
Monsieur de Montesquiou, vous avez parlé d'élections "insultantes". Oui, mais selon nos critères occidentaux. Toutefois, reconnaissez qu'une idée occidentale sur l'Afghanistan, cela correspond mal. Ce qu'il faut retenir, je le répète, c'est que les quelque 38 % d'électeurs, selon les derniers chiffres, qui sont allés voter sont des personnes exceptionnellement courageuses.
Merci de l'avoir dit ! Ils sont allés voter au péril de leur vie, et cela justifie pleinement les élections. Ce taux de participation était une bonne surprise ; la prochaine fois, ils seront plus nombreux. Par ailleurs, il faut, vous avez raison, mieux payer les soldats.
Madame Voynet, j'ai beaucoup apprécié votre récit de la vie d'un Afghan qui aurait connu tous ces épisodes. Depuis quarante ans, les Afghans voient passer la nuit dans leurs villages des soldats en armes qui se ressemblent tous dans leurs tenues de camouflage et qui ne s'arrêtent jamais pour leur parler. Cette situation est insupportable. Mais demandez-leur s'ils veulent nous voir partir tout de suite. Ils ne le veulent pas. Ils souhaitent nous voir partir seulement lorsqu'ils pourront prendre en main leur destin. Ceux qui ont voté, ceux qui protestent sont ceux qui nous demandent de rester.
J'interprète assez bien car j'ai vécu en Afghanistan pendant près de sept ans.
Si nous sommes présents en Afghanistan, c'est précisément pour permettre aux Afghans de mettre fin à la spirale de la guerre. Soyons lucides face aux difficultés, mais restons déterminés. D'ailleurs, Madame Voynet, vous n'avez pas réclamé notre départ immédiat. Vous avez souhaité qu'on parte besogne faite. Définissons-la, de la façon la plus précise et détaillée possible, c'est-à-dire Afghan par Afghan.
La stratégie de l'OTAN ne nous est pas extérieure. Nous y sommes partie. L'OTAN est peut-être le seul endroit où l'on peut véritablement parler de stratégie puisque tout le monde y est représenté.
Je le répète, j'ai demandé que les Russes participent aux discussions.
Madame Cerisier-ben Guiga, vous avez tenu des propos trop durs. Honnêtement, que pouvons-nous faire d'autre ? J'ai toujours été partisan de débats réguliers avec vous, mais qu'avez-vous proposé que nous ne faisons pas ? Quelle autre perspective nous avez-vous offerte ?
Je vous réponds : l'objectif politique est de lutter contre le terrorisme. Nous le faisons, car il nous menace aussi et les Afghans sont à nos côtés.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2009