Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec France Inter le 14 janvier 2010, sur le bilan du séisme en Haïti.

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Q - A-t-on déjà une idée précise du bilan de ce séisme ?
R - Non. Tous les bilans sont approximatifs. Ils sont heureusement - l'expérience nous l'apprend tristement - exagérés dans un premier temps. Après une telle catastrophe, les gens fuient vers la périphérie - bloquant d'ailleurs l'accès au centre de la ville pour les secours -parce qu'ils ne peuvent pas respirer, parce qu'ils ont peur. Souvent, on peut les retrouver plus tard. Les chiffres annoncés sont catastrophiques, c'est l'horreur, mais je crois que les chiffres sont très imprécis pour le moment. Il s'agit de toute façon d'une énorme catastrophe...
Q - Quelles sont les urgences pour le moment face à une situation comme celle que connaît Haïti aujourd'hui, parmi toutes les urgences que l'on peut imaginer, en termes humanitaires ?
R - Tout d'abord, il faut dégager ceux qui sont encore en vie, sous les décombres, et soigner les blessés avant qu'il ne soit trop tard. Nous avons à peine quelques jours devant nous. Il faut donc arriver le plus vite possible et c'est bien cela le problème.
Trois avions français sont arrivés hier, mais ce sont des avions de petit tonnage parce qu'on ne peut pas, pour l'heure, se poser la nuit avec des avions de gros tonnage. Deux autres avions devraient arriver aujourd'hui, dont l'un transportant un hôpital de campagne, mais il faut, je crois, réparer l'électricité, la tour de contrôle, etc.
Nous agissons de manière très coordonnée avec les Américains. Je me suis entretenu tout à l'heure par téléphone avec Mme Clinton et M. Clinton s'occupe de remplacer, s'il est vrai qu'il est mort, notre ami Hedi Annabi, le responsable de la mission de l'ONU. Les Américains, avec un porte-avions, avec des moyens considérables, ne sont pas encore sur place, mais ils vont arriver.
Il faut réorganiser une administration qui déjà... Je partage l'avis de Bernard Guetta dont la description d'Haïti est à la fois poétique et effroyable. Il n'y avait pas d'administration mais justement, l'espoir, c'était la mission de l'ONU et elle commençait à donner des résultats.
En tout cas, d'autres secours sont prévus. Je me suis entretenu avec Mme Ashton et Margot Wallström qui s'occupent de la coordination des secours européens. C'est très important de coordonner les secours : comment atterrir ? Où se placer ? Comment ne pas se gêner les uns les autres ? Il ne faut pas transformer les secours en ce que l'on appelle la seconde catastrophe. Il faut vraiment planifier.
Q - Il y a donc coordination européenne et coordination entre les Européens et les Etats-Unis, au mieux, sur ces plans-là. La première urgence étant donc, si je comprend bien, de pouvoir faire atterrir des avions avec toute l'aide nécessaire, ce qui veut dire des avions gros porteur avec toute l'aide nécessaire. Ce qui veut dire, à l'heure où l'on parle, que les secours ne sont pas encore en train de travailler ?
R - C'est la nuit, actuellement, en Haïti, les avions ne peuvent pas atterrir. Dès que possible, nos trois avions repartiront avec 60 blessés à bord, vers la Martinique. Ce sont, je crois, les premiers blessés évacués. Il y en aura d'autres.
Il faut aussi assurer la sécurité parce que, malheureusement, dans une île aussi pauvre, les pillages sont à craindre. Et puis, il faut aussi redonner un semblant d'apparence normale : il faut que l'on puisse circuler, il faut que l'eau soit contrôlée, il faut que la nourriture soit distribuée parce qu'ils n'ont plus rien.
Nous n'avons même pas fait de survol. Il y des images de satellites qui commencent à parvenir, des images de la partie adjacente de Port-au-Prince ! C'est la partie basse de la ville qui, on le sait, est détruite. Que se passe-t-il autour de la ville ? Des hôpitaux sont-ils disponibles ? Comment transporter des blessés ? Il y a quelques hélicoptères qui viennent des portes-avions américains et de la MINUSTAH, c'est-à-dire de l'opération des Nations unies. Je vous rappelle que l'immeuble des Nations unies a été complètement détruit, il s'est affaissé sur lui-même de façon très spectaculaire, effroyable.
Q - Quelles sont les dernières nouvelles des Français sur place ?
R - Notre ambassadeur fait de son mieux. Il était très choqué et un peu blessé lui-même. A côté de lui, des agents locaux ont été blessés et le transport à l'hôpital était très difficile. Il y a pour le moment une centaine de blessés regroupés sur le lieu de la résidence. C'est d'ailleurs dans les jardins de la résidence que l'hôpital de campagne serait monté. Il y aurait une autre centaine de Français du côté de l'ambassade. On recherche les autres, on ne les trouve pas. On pensait qu'ils étaient dans des zones à risque, mais cela ne veut pas dire qu'ils sont morts, sûrement pas ; cela veut dire qu'ils ont disparu. Dans ce cas-là, encore une fois, on fuit, on ne se signale pas, on pense à autre chose, à protéger les siens. Nous les cherchons, il y a beaucoup de disparus.
Q - L'ambassadeur de France a été légèrement blessé ?
R - Il a été touché à l'épaule mais il va bien. Il est très actif et des agents consulaires du Quai d'Orsay partent aujourd'hui pour le seconder.
Q - Donc, nous ne savons pas s'il y a des victimes françaises à l'heure où l'on parle ?
R - Non. On a à peine quelques soupçons un peu plus forts que les autres mais nous ne savons pas exactement.
Q - Cela veut dire quoi "nous avons à peine quelques soupçons" ?
R - Il y a des gens qui manquent, je vous l'ai dit. Dans un peloton de gendarmerie de 25 ou de 50, lorsque deux ou trois personnes manquent dans une telle situation, on est en droit de s'interroger. Il n'y a rien de précis, je vous le dirais sinon. Il n'y a aucune raison de dissimuler l'ampleur de la catastrophe, au contraire. Je crois que c'est parce qu'il n'y a pas de raison qu'en général on amplifie les résultats de la catastrophe.
Q - Sur le plan des télécommunications très difficiles, de la communication, des routes, etc..., cela aussi c'est un chantier d'urgence ?
R - Enorme...
Q - ...La France fait quelque chose sur ces deux points là précis ?
R - Nous avons eu un contact depuis hier midi avec Didier Le Bret, notre ambassadeur, mais c'était le seul contact. Tous les portables, toutes les lignes téléphoniques sont détruites, ou du moins ne fonctionnent pas ; il était donc très difficile de faire un bilan. Vous savez que le palais présidentiel... J'ai tenté d'avoir le président Préval au téléphone mais il était dans la ville pour constater les dégâts, si j'ose dire. Cette annonce de Jean-Max Bellerive, le Premier ministre, de 100.000 morts est, je l'espère, bien au-dessus de la réalité. Mais, encore une fois, l'administration, le gouvernement, tout cela a disparu dans un premier temps, et on va les retrouver probablement, je l'espère, en fonction ou au moins tentant de rétablir un peu d'ordre dans les circuits administratifs aujourd'hui, c'est-à-dire à partir de midi en France.
Q - Comment expliquer que ce pays, en dépit des efforts anciens de la communauté internationale pour l'aider à se reconstruire, à se stabiliser, soit dans un tel état de fragilité et de dénuement ?
R - Difficile question. Nous nous interrogeons depuis des années sur le succès de l'aide en Haïti et sur le fiasco qui en résulte en général. Il y a eu des succès, par exemple sur le traitement du sida. Alors que c'était l'un des endroits au monde où la pandémie était la plus importante, eh bien, il y a eu des initiatives et des traitements qui marchaient bien.
La misère entraîne la misère, la dictature n'arrange rien. Il n'y a pas eu de mouvements historiques en Haïti, en dehors de l'indépendance, comme à Saint-Domingue, à côté, où il y a eu un mouvement révolutionnaire qui a quand même laissé quelques traces, je ne dis pas de la révolution : le colonel Caamano et tout cela, c'était une tentative de prise en charge politique. En Haïti, malheureusement, pendant très longtemps, les grands espoirs, nés par exemple avec le président Aristide, se sont révélés au contraire dommageables, plus dommageables encore qu'on ne l'avait pensé.
Cela commençait à aller mieux. C'est cela qui est effrayant dans cette île, qu'il y ait une espèce de malédiction qui fait que dès que cela va bien... Vous savez, il y a deux ans, il y a déjà eu une inondation très importante. Ces derniers temps, les forces de sécurité fonctionnaient mieux, il y avait moins d'enlèvements... On pouvait dire que l'armature administrative se reconstruisait et puis... catastrophe des catastrophes.
Il y a une solidarité haïtienne, une culture, une identité haïtienne, des rapports plus que sentimentaux, des rapports d'amour avec la France. Mais - et je le regrette - on ne peut pas emmener les gens qui voudraient rejoindre leur famille. Il faut d'abord envoyer des secours et, bien entendu, c'est ce que nous faisons. Il y a des milliers d'appels au Quai d'Orsay, à ce numéro que nous avons équipé : trente agents travaillent au Centre de crise de façon efficace.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 janvier 2010