Tribune de M. Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, dans "Les echos" du 27 janvier 2010, sur le risque de déclassement économique de l'Union européenne à l'échellon international, intitulée "Pour éviter le déclassement de l'Europe".

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Dans un article récent, intitulé "L'Europe sous cloche", Eric Le Boucher pointe pertinemment du doigt un risque - qu'il considère comme étant déjà une réalité -, celui du "déclassement" de l'Europe ; il en déduit une conséquence, à mon avis totalement erronée : à savoir que si l'Europe veut éviter d'être inexorablement "déclassée" par l'Asie et l'Amérique au XXIe siècle, alors il lui faut devenir un Etat fédéral et définitivement tourner la page des nations.
Commençons par le risque de "déclassement", que, dans mes interventions au Conseil de l'Union européenne, je décris comme celui d'une "marginalisation" de l'Europe. Ce risque existe bel et bien. Cela dit, prenons garde à ne pas trop noircir le tableau. Il était quelque peu normal qu'après plus de vingt ans de croissance à deux chiffres, une Chine de 1,3 milliard d'habitants finisse par dépasser l'Allemagne, même réunifiée à 80 millions d'habitants, comme premier exportateur mondial. Et si Areva a échoué à Abu Dhabi - pour des raisons franco-françaises d'ailleurs ! -, cela ne signe pas la mort de la filière nucléaire française, qu'il nous appartient de rendre plus compétitive à l'export. Ce n'est pas le cas d'Airbus, qui vient de fêter son 6.000ème avion, un A380 livré, précisément, à une compagnie émirienne. Quant à l'Union européenne dans son ensemble, elle reste bien, face à la Chine, au Japon ou aux Etats-Unis, la première puissance commerciale au monde, le premier marché et le premier exportateur.
On nous dit que l'Europe aujourd'hui serait résignée, "intégrant et assumant son déclin" : c'est le contraire qui est vrai. Face à la crise financière et économique née outre-Atlantique, c'est tout de même grâce à l'Europe, à l'action résolue de la Banque centrale européenne dès 2007 et aux plans de relance coordonnés mis en oeuvre sous l'impulsion de la présidence française à partir du deuxième semestre 2008, que nous avons pu éviter une catastrophe plus grande encore.
Le risque le plus sérieux, aujourd'hui et à l'heure de la mondialisation, est bien celui d'une lente désindustrialisation de nos pays européens - la tentation de Renault de délocaliser en Turquie la production d'un véhicule destiné au marché français et européen n'en étant que l'illustration la plus récente - contre laquelle il nous faut lutter avec la plus grande énergie. C'est aussi le cas au niveau européen : loin d'être frappé d'un quelconque "immobilisme", Herman Van Rompuy, qui a pris ses fonctions au 1er janvier, a aussitôt pris l'initiative d'organiser, le 11 février prochain, une réunion exceptionnelle des chefs d'Etat et de gouvernement des Vingt-Sept consacrée à l'économie et à l'emploi.
Alors, oui, il y a énormément de travail devant nous, et le moment est venu de bâtir des politiques communes qui, dans tous les domaines (économie, énergie, environnement, immigration, sécurité et défense), permettront à l'Europe d'être ce multiplicateur de puissance dont nous avons besoin, sans sacrifier notre modèle de société et nos valeurs.
Mais cela posé, faut-il en conclure, comme le fait Eric Le Boucher, que le premier responsable de cette crise est "l'Europe des nations" et que la solution serait le "renouveau du fédéralisme" ? Il est permis d'en douter. La dernière chose, en effet, dont l'Europe ait besoin aujourd'hui - alors que l'encre sur les instruments de ratification du Traité de Lisbonne est à peine sèche ! - ce serait de rouvrir la querelle institutionnelle que nous n'avons cessé de traîner derrière nous, comme un boulet, depuis la chute du mur de Berlin.
La vérité, c'est que le débat sur le fédéralisme et la supranationalité est derrière nous. L'Union européenne n'a pas effacé les nations, même si celles-ci, pour échapper à la marginalisation, doivent aujourd'hui agir toujours davantage au travers de la mise en commun de souverainetés, mais dans le respect de la souveraineté des Parlements nationaux, car les nations restent le coeur de la légitimité démocratique. On ne fera pas l'Europe sans légitimité ! De ce point de vue, le Traité de Lisbonne introduit un nouvel équilibre, avec le passage à la majorité qualifiée pour près d'une centaine de domaines et un renforcement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux au travers des mécanismes de codécision et de contrôle de la subsidiarité.
Comme par le passé, c'est encore et toujours le couple franco-allemand qui est appelé à jouer, à l'avenir, le rôle décisif pour faire avancer l'Europe. Car la France et l'Allemagne, sur la réconciliation desquelles s'est bâtie la construction européenne, ont non pas plus de droits, mais, comme l'a rappelé le président de la République, davantage de devoirs et une responsabilité particulière. C'est la raison pour laquelle le prochain Conseil des ministres franco-allemand, qui se réunira à Paris début février, est si important.
Enfin, Nicolas Sarkozy a raison de dire que l'Union européenne ne doit pas craindre d'imposer ses normes, en matière environnementale notamment, quitte à appliquer à ceux qui ne les respecteraient pas une "taxe carbone aux frontières". Il ne s'agit pas d'un quelconque désir de mettre l'économie européenne "sous une cloche de verre" ou d'inventer un nouveau "protectionnisme" repeint aux couleurs de l'écologie. Ne l'oublions pas, l'Union européenne demeure l'espace économique le plus ouvert aux acteurs étrangers, loin devant les Etats-Unis, le Japon ou la Chine. En matière d'accès aux marchés publics ou de défense, il serait même grand temps que nous demandions la réciprocité à nos partenaires. De manière générale, on aurait tort de laisser l'Europe désarmée face à la concurrence déloyale de ceux qui pratiqueraient le dumping social ou environnemental, ou violeraient les droits de la propriété intellectuelle. Le président de la Commission, José Manuel Barroso, ne dit pas autre chose : "Ne soyons pas naïfs".
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 janvier 2010