Texte intégral
Q - Avant de parler de l'Afghanistan, du Proche-Orient ou encore de l'Afrique, Bernard Kouchner, une question française, votre sentiment, votre réaction sur un événement qui fait la une de l'actualité en France, c'est le procès Clearstream. Après l'appel interjeté par le procureur de Paris, l'ancien Premier ministre, Dominique de Villepin sera donc jugé une seconde fois. Ma question ne sera pas judiciaire, elle sera politique : redoutez-vous que cette affaire, qui divise la droite française, pourrait faire perdre la droite en 2012 ?
R - Pardonnez-moi de ne pas vous répondre, ce n'est pas mon sujet. C'est une affaire de justice et aussi étonnant que cela puisse paraître - et l'affaire est étonnante- elle nous réservera d'autres surprises, je pense.
Q - C'est le seul commentaire que vous voulez faire ?
R - S'il vous plaît...
Q - (A propos des relations entre l'Elysée et le ministère des Affaires étrangères et européennes)
R - Cette coordination est beaucoup plus étroite que vous ne le croyez. Je sais que vous cherchez tout ce qui ne va pas. Néanmoins, je vous assure que c'est la première fois que toutes les semaines, non seulement avec la cellule diplomatique de l'Elysée, mais également avec le secrétaire général, nous nous rencontrons, nous parlons, nous décidons. Cela se fait aussi bien sûr avec le président de la République.
Q - Il n'y a aucun problème...
R - Mais il y a des problèmes. Avant on n'en parlait jamais, or justement on peut en parler. Nous ne sommes pas toujours d'accord sur la politique étrangère de la France, il y a des nuances et nous en parlons. Je crois que c'est mieux.
Q - Sur quoi vous n'êtes pas d'accord par exemple ?
R - Evidemment, je m'attendais à une question aussi perfide...
Q - Je demande des précisions...
R - Pourquoi vous ne me demandez pas sur quoi nous sommes d'accord ? Comme par exemple en général sur la politique extérieure de la France qui, je crois, ne va pas trop mal, qui, je crois, suscite un certain intérêt dans le monde. Sur ce point nous sommes d'accord ! Evidemment, il y a un certain nombre de choses que nous discutons, heureusement...
Q - Lesquelles par exemple. Où sont les nuances, expliquez-nous, vous venez de les signaler ?
R - Pourquoi voulez-vous que je les signale alors que tellement de choses vont bien, alors qu'en général cela va bien ? Nous allons en parler, ne vous inquiétez pas !
Q - C'était, cette semaine, la Conférence de Londres sur l'Afghanistan. L'enjeu dans ce pays en guerre, il faut le rappeler depuis 30 ans, c'est une réconciliation est-elle possible avec les Taliban ? S'agit-il de la seule solution pour permettre aux Occidentaux de quitter ce pays dans quelques années ? Bernard Kouchner, si l'on veut aujourd'hui intégrer les Taliban dans le jeu politique en Afghanistan, cela veut-il dire que les Taliban ont déjà gagné la partie ?
R - Pas du tout ! Cela veut dire que nous allons gagner la partie et que la population afghane, c'est-à-dire ceux que nous sommes venus aider, s'en rendant compte, va nous permettre à nous tous - les alliés, les Français, l'ONU... - de proposer un dialogue qui débouchera un jour sur la paix. Quand ? Nous l'ignorons. Cependant, connaissant un peu le pays et les populations diverses, opposées, de ce pays, je crois que les accords pourraient être locaux. Cela pourrait être possible parce que nos soldats sur place - qui font un travail formidable - sont tellement proches des populations que des accords pourraient être trouvés au niveau local, bien sûr avec le gouvernement Karzaï. D'autant plus que maintenant nous y sommes autorisés : le président Karzaï a parlé à la Conférence de Londres, ce qui est nouveau. C'est le chemin de la paix qui s'ouvre. Mais je ne dis pas que cette paix sera pour demain.
Q - Cela veut dire que les Occidentaux sont prêts à voir les Taliban revenir au gouvernement. Peut-être que de nombreux auditeurs et téléspectateurs ne comprennent pas très bien parce que finalement la justification de l'intervention en Afghanistan, c'était la lutte anti-terroriste, c'était la lutte contre les Taliban qui avaient martyrisé ce pays dans les années 90. Cela veut donc dire que l'on est prêt à voir ces gens revenir au pouvoir ?
R - C'est le gouvernement de M. Karzaï - élu mal ou bien selon les interprétations, mais légitime pour le moment - qui propose cette marche vers la paix. Cela ne veut pas dire que ce sera demain et au prix de n'importe quoi. D'abord, c'est très difficile. Il faudrait du temps et nous n'en avons pas pour distinguer ce que l'on appelle les bons et les mauvais Taliban.
Q - C'est la question que l'on voulait vous poser, c'est quoi un Taliban modéré ?
R - J'allais vous le dire. M. Karzaï l'a dit très clairement à la Conférence de Londres, il y a un certain nombre de gens qui n'obéissent pas à Al Qaïda, c'est-à-dire au Djihad mondial, à l'islamisme extrémiste...
Q - Il a même ajouté : qui renonçait à la violence.
R - Oui, qui renoncerait à la violence et qui accepterait la Constitution.
Q - C'est un bon Taliban ?
R - Cela, c'est un Taliban qui a été proche du pouvoir, qui a même pris le pouvoir et qui pourrait éventuellement - et ce n'est pas le discours de M. Karzaï - accepter que cessent les hostilités.
Vous savez qui a créé les Taliban ? Ce sont les Etats-Unis d'Amérique avec le Pakistan, il y a bien longtemps, puis cela a suivi avec ce que l'on appelait les étudiants islamiques. C'est toute une histoire qu'il faut connaître pour ne pas commettre d'erreurs et perdre nos valeurs.
Nous savons pourquoi nous sommes venus - on nous a presque obligés à venir. C'était pour défendre la population afghane, en particulier les femmes afghanes, dans deux vallées, Kapisa et Surobi, où nous sommes responsables. Dans ces régions, 47 % de la population a voté aux élections présidentielles, soit 10 % de plus que la moyenne nationale. Pourquoi ? Parce que notamment les femmes ont fait confiance à ce que nous proposions, elles sont descendues du haut de la vallée, alors qu'il était très dangereux pour elles d'aller voter. Nous ne devons donc pas abandonner ces femmes et le reste de la population.
Il n'est d'ailleurs pas question de les abandonner. Il faut savoir que dans la famille de ces femmes, j'ignore si cela représente la moitié, personne ne le sait précisément, de nombreux membres sont Taliban. Pourquoi sont-ils Taliban ? Parce qu'ils n'ont pas d'argent, parce qu'on les paie mieux que pour être soldat ou policier ! Il faut gagner de l'argent pour nourrir sa famille ! Voilà la différence.
Q - Sur le retour au pouvoir des Taliban...
R - Mais je n'ai jamais dit cela, attendez une seconde.
Q - En coalition avec le président Karzaï, c'est une perspective acceptable désormais pour les Occidentaux ?
R - Est-ce que la paix est une perspective acceptable pour les Occidentaux lorsqu'il y a la guerre ? Oui. Avec qui parle-t-on ? Avec ses ennemis. C'est toujours ainsi. Ce n'est pas du tout pour perdre ce que nous avons apporté, tous les projets dont les Taliban, partiellement ou la famille des Taliban, seraient un jour responsable. En attendant, ce sont des projets agricoles, éducatifs, sanitaires proposés par la France aux familles paysannes dont nous avons la responsabilité en terme de sécurité.
Le vrai cercle vicieux, c'est évidemment entre la sécurisation qui est nécessaire pour que les projets soient menés à bien, à leur profit pour ancrer du travail et, en même temps, il faut cette assistance, cette proximité avec les familles. Il faut de la sécurité pour avoir des projets mais il faut des projets pour avoir la sécurité.
Q - On a quand même l'impression d'une certaine passivité de la France sur ce dossier de la stratégie en Afghanistan. On a vu à la Conférence de Londres que ce sont essentiellement les Américains qui donnent le "la" et qui lancent avec les Britanniques, cette idée de réconciliation, de rapprochement avec les Taliban. Vous avez, vous-même, tellement parlé de la lutte contre la barbarie en Afghanistan, vous savez que des femmes afghanes - de la société civile afghane- sont extrêmement inquiètes d'un accord possible avec les Taliban, entre Karzaï et les Taliban. Comment la France va-t-elle faire en sorte que les valeurs, pour lesquelles nous sommes censés nous battre en Afghanistan, soient respectées dans la perspective d'un accord éventuel entre Karzaï et les Taliban car ils n'envisagent pas seulement un accord local, ils envisagent un accord au plan national ?
R - Je crois que vous allez trop vite. Vous n'avez pas entendu le discours de la France à Londres. Nous avons exactement dit ce que je viens de dire : ne perdons pas les valeurs qui nous ont commandé d'intervenir aux côtés de nos alliés.
Q - Comment allez-vous au contraire les défendre ?
R - Vous m'avez posé une question, je vais tenter d'y répondre si vous me le permettez ! Nous n'abandonnons rien du tout. Je sais que les femmes sont inquiètes. Qui a soutenu la candidature des femmes ? La France. Qui est allée à Kaboul pour les soutenir ? La France. Qui a parlé à la Conférence de Paris en 2008 d'"afghanisation" ? La France. Et qui maintenant accepte ce mot comme pour en faire le mot d'ordre, la stratégie ? L'ensemble du monde.
Nous sommes plutôt contents que l'on ait pris en compte ce que disait la France. C'est pour les Afghans que nous sommes là-bas, ce n'est pas contre les Afghans. Nous allons continuer et nos soldats, je le répète, le font merveilleusement. Je suis de près cette affaire - en me rendant sur place tous les trois mois -, le discours du commandement militaire, des soldats se transforme. Cela va vous faire sourire, c'est un discours humaniste et non pas belliqueux. Je ne sais pas si cela fonctionnera, néanmoins, je sais que toutes les guerres finissent par la paix et que nous y allons, non pas en perdant nos valeurs mais en les proposant et en les faisant accepter. Mais cela ne veut pas dire qu'il y aura une démocratie occidentale en Afghanistan tout de suite !
Q - Cette stratégie de réconciliation avec certains Taliban ne peut fonctionner que si le Pakistan y met du sien. On sait qu'il y a beaucoup de responsables Taliban qui sont réfugiés au Pakistan. Les Occidentaux, les Français en particulier, font-ils confiance aux autorités pakistanaises, au gouvernement pakistanais, pour jouer le jeu en la matière ?
R - Il le faut, bien sûr. Il faut aussi expliquer que c'est le seul endroit du monde où il n'y a pas de frontières. En Afrique, on a scindé les communautés, ce que l'on appelle les tribus, or dans ce cas, on n'a pas scindé. La plus importante communauté afghane, les Pachtounes, se trouve entre l'Afghanistan et le Pakistan : il n'y a pas de frontière entre les deux pays. Vous avez des villages, que je connais bien, qui commencent au Pakistan et qui se terminent en Afghanistan. Il n'y a pas de frontières, pas de limites, pas de douanes, ce sont les mêmes familles.
Q - Mais je pensais surtout au soutien des services secrets pakistanais, ce n'est pas seulement une question de frontières ?
R - Mais ne parlez pas seulement des services secrets ! Nous savons qu'il y a des services secrets. Mais il y a aussi un nouveau gouvernement, celui de M. Zardari que nous soutenons ainsi qu'une démarche nouvelle de l'armée pakistanaise, que nous soutenons, et qui, pour la première fois, au Nord comme au Sud, s'est engagée fortement - l'armée et même le commandement dont le général est issu des services secrets. Il y a eu des offensives encourageantes, mais cela ne veut pas dire que tout est réglé. Cela ne veut pas dire qu'au sein de ce groupe, les Pachtounes qui représentent 34 % du pays, tous les problèmes soient réglés, loin de là. Il faut savoir que cela demeure extrêmement fragile et cela l'est encore.
Q - Il y a les Taliban et il y a Al Qaïda. Peut-on dire malgré tout que l'intervention en Afghanistan a réussi à enlever d'Afghanistan, si j'ose dire, les cellules d'Al Qaïda qui sont plutôt réfugiées au Pakistan. Est-ce que ce résultat au moins a été acquis en Afghanistan ?
R - C'est très difficile de dire oui à 100 %. Je pense que cela a été partiellement acquis, non seulement au Pakistan mais dans d'autres endroits, hélas, du monde et en particulier puisqu'on le voit en ce moment, au Yémen, en Somalie, etc. Est-ce que c'est complètement réussi ?
Q - En Afghanistan, je parlais.
R - Oui, je parle de l'Afghanistan. Il faudrait pour cela avoir une conception très occidentale de la paix, du gouvernement et de la démocratie. Il ne faut pas croire que cela sera tout de suite le modèle européen qui l'emportera; mais l'afghanisation veut dire que nous tenons compte des réalités locales, que nous souhaitons la paix. Cela ne veut pas dire non plus que nous allons abandonner nos amis mais qu'au contraire nous les soutiendrons. Le jour où nous devrons partir sera le jour où les paysans, c'est à dire les montagnards et les paysans de Surobi et de Kapisa nous diront : "Merci, nous allons le faire nous-mêmes". Mais ce n'est pas pour tout de suite.
Q - Vous soutiendrez les Afghans sans envoyer, vous le confirmez, de renfort militaire, je dirais, combattant ?
R - Mais nous n'en avons pas besoin pour le moment. En dehors de domaines très précis, la formation nous l'avons toujours dit, si on peut l'intégrer.
Q - Donc oui à la formation des forces de sécurité et de gendarmerie afghanes ?
R - Oui, justement le ministre afghan de l'Intérieur était à Londres et il nous a précisé dans quel calendrier on allait le faire. Ils vont créer une gendarmerie ; nous sommes déjà sur le terrain. On verra très bien comment cela se passera et nous nous adapterons. Mais nous n'avons pas besoin de troupes combattantes supplémentaires pour tenir ces deux régions que l'on nous a confiées.
Y a t il un changement de stratégie à propos de ces régions ? Apparemment pas, nous n'augmentons pas le nombre de nos troupes combattantes. Maintenant, si sur le reste pour sécuriser nos soldats, nous avons besoin d'un peu de génie (c'est-à-dire des entreprises qui, par exemple, protègent, etc.) nous le ferons. Mais nous n'augmentons pas nos forces combattantes.
Q - Pourquoi la France est-elle le seul grand pays européen à ne pas accroître son contingent alors que formellement nous avons approuvé les renforts américains ? Nous avons approuvé le principe et c'est assez étonnant que la France soit en décalage par rapport à un pays comme l'Allemagne.
R - Est-ce que vous vous plaignez de l'indépendance de la France ?
Q - Non, mais expliquez-moi pourquoi ?
R - A Surobi et à Kapisa ?
Q - Il n'y a pas que Surobi et Kapisa en Afghanistan. Notre vision de l'Afghanistan se limite à Surobi et à Kapisa ?
R - Mais notre responsabilité, c'est là bas ! Si on nous demande de prendre une autre responsabilité, nous l'envisagerons. Mais, pour le moment, on ne nous le demande pas. Pourquoi augmenterions-nous le nombre de nos soldats en dehors de leur protection si c'est nécessaire ? En dehors d'opérations spéciales ? Nous n'avons pas à augmenter nos effectifs pour tenir ces deux vallées, que, je crois, nous tenons de façon satisfaisante. De la part de tous nos alliés ce sont plutôt une acceptation et une admiration. Pourquoi ? Pas seulement parce que nous sommes capables de nous battre, mais parce que nous sommes capables aussi d'approcher les gens d'une manière différente. C'est peut être ce que nous faisons de mieux. Je l'ai vu plusieurs fois, la connaissance des villages et des habitants de la part des soldats français est tout à fait étonnante, exceptionnelle et efficace. Pourquoi voulez-vous que l'on augmente ?
Q - Il y a eu des combats violents dans ces deux vallées ?
R - Mais bien sûr, il y a eu des combats violents et dont nous venons à bout. Nous ne refusons pas le combat.
Q - Mais vous confirmez ?
R - Vous savez ce que je pourrais vous dire mais c'est un peu grossier. Il faut se battre comme si nos adversaires étaient tous les mêmes et ils ne le sont pas. Il y a, en effet, d'un côté Al Qaïda et il y a aussi les Taliban dit nationalistes, c'est-à-dire des gens qui pourraient accepter la paix plus facilement. Les autres, on ne leur proposera pas. Il faut se battre ainsi et il faut en même temps prouver aux familles afghanes et même aux familles des Taliban que nous sommes à leurs côtés.
Q - Dans la vallée de Kapisa, est-ce que vous confirmez qu'il y a eu des informations ces derniers jours comme quoi visiblement les populations locales estiment que la situation n'est pas suffisamment sûre et qui ont fui quand même cette vallée ?
R - Vous connaissez des endroits où l'on ne fuit pas la guerre ? Voyons ! Vous ne connaissez pas la guerre si vous dites cela !
Il y a des gens qui ont fui vers Kaboul. Nous avons aussi, à Kaboul, pris nos responsabilités puisque nous avons passé le commandement qui était sous notre responsabilité aux Kabouli, et pour le moment ils suffisent très bien. C'est un bon exemple. Il faut passer le commandement aux Afghans dès qu'on le peut. A Kaboul, cela a été fait. Lors de la dernière attaque meurtrière - les attaques suicides qui ont eu lieu dans la ville de Kaboul - c'est seulement l'armée afghane qui s'en est occupée, la force alliée d'opération d'urgence de l'OTAN n'a pas été sollicitée. Nous n'avons pas eu besoin de le faire.
Q - Le début du retrait des troupes françaises, vous le voyez à quel horizon ? Les Américains parlent de 2011 pour leurs troupes, les Allemands aussi de 2011 et les Néerlandais 2010 ?
R - C'est une date qui a été proposée par les Américains et par le président Karzaï, nous verrons bien. Nous, nous ne fixons pas de terme. Nous avons dit que nous resterons, le président de la République a été très ferme à ce propos, jusqu'à la fin. Quelle est la fin ? Est-ce que ce sera la paix ? Je le souhaite. Est-ce que ce sera un accord qui commencerait localement et qui s'étendrait nationalement ? Je le souhaite aussi.
Q - On sait que l'Iran retient toujours l'universitaire française, Clotilde Reiss, accusée d'espionnage par les Iraniens. Bernard Kouchner, le sort de cette jeune fille est lié à la libération éventuelle d'un Iranien, Ali Vakili Rad, condamné en France pour le meurtre de l'ancien Premier ministre du Shah Chapour Baktiar. Y a-t-il un rapport entre les deux ?
R - Non, il n'y a aucun rapport possible. Dans le cas de l'assassin de Chapour Baktiar cela concerne la justice française et vous l'avez dit. De plus, on ne peut pas parler d'un échange avec cette jeune universitaire innocente. Non, vraiment non.
Q - C'est apparemment pourtant le scénario qui pourrait être imaginé à Téhéran ?
R - Ce n'est pas imaginable chez nous.
Q - Il y a quelques jours, le président Sarkozy a demandé des mesures fortes contre l'Iran. Quelles sont ces mesures, des sanctions notamment contre les gardiens de la révolution ? Et concernant Clotilde Reiss, son dossier ne va-t-il pas se compliquer avec la demande de mesures fortes ? Et puis, la France est en pointe sur ce dossier !
R - C'est exact, mais on ne peut pas me demander pourquoi la France est en pointe et, en même temps, dire que cela va nuire à Clotilde Reiss. Elle est innocente, elle doit être relâchée. La sentence devait tomber ce week-end, elle n'est pas tombée.
Q - Comment interprétez-vous cela ?
R - Je n'ose l'interpréter positivement, j'espère pouvoir le faire. Nous ne sommes pas en pointe plus que les autres, nous l'avons dit très clairement, nous continuons de le dire. Il y a un mécanisme qui s'appelle le "5+1" parce que les Allemands viennent s'ajouter aux membres permanents du Conseil de sécurité. Ce n'est pas étonnant que nous travaillions à des sanctions. Il y a déjà eu trois résolutions avec des sanctions qui, dans les années précédentes, ont été adoptées et qui ont été relativement efficaces.
Ce qui importe, à mon avis, c'est l'élan protestataire. Ce sont les Iraniens eux-mêmes qui protestent contre leur gouvernement, après les élections qu'ils jugent faussées, et cela compte énormément.
Q - Voulez-vous dire finalement que les difficultés de politique intérieure iranienne servent les intérêts des « 5+1 » ?
R - Quels sont les intérêts ? C'est que l'Iran ne se dote pas d'une arme atomique, ce qui serait inacceptable. Je pense par ailleurs que cela pourrait dégager un petit espace pour la paix au Moyen-Orient. Mais soyons bien précis, au Conseil de sécurité nous travaillons à des sanctions, comme nous l'avons déjà fait. Sur le fond, les Russes sont vraiment en accord avec nous. Pour les Chinois, c'est moins évident et il faut convaincre nos amis chinois, qui ont déjà été convaincus trois fois.
D'autres sanctions peuvent-elles être imaginées au niveau européen ? Oui. Ce sont des sanctions économiques qui, je l'espère, ne frapperont pas la population iranienne. Vous avez parlé des gardiens de la révolution ; pourquoi ? Parce que, dans le circuit économique, on retrouve les gardiens de la révolution partout comme bénéficiaires directs de la manne pétrolière en particulier. En effet, il s'agira de sanctions économiques et nous y travaillons tous.
Q - Vous parlez de sanctions européennes, ce qui veut dire que vous anticipez déjà un refus par la Chine de sanctions au niveau de l'ONU ?
R - Non. Je pense que ce sera un peu plus long que prévu mais je n'anticipe pas ce refus, pas du tout. Je pense au contraire que ce serait bien mieux au Conseil de sécurité, comme nous l'avons déjà fait, je le redis. Ce ne serait pas une vraie surprise, nous avons débattu, les uns et les autres, et nous avons convaincu nos partenaires. Cela se fera, je l'espère.
Q - L'AIEA a proposé à l'Iran de faire enrichir son uranium à l'étranger.
R - La France y était complètement favorable.
Q - Maintenant le délai est dépassé mais, la proposition est-elle toujours sur la table ?
R - On peut dire cela, mais enfin, ne nous laissons pas prendre au jeu si élémentaire de la diplomatie iranienne qui dit : "Je ne vous ai pas répondu complètement".
Ils ont refusé, mais pas complètement. En France, nous serions très heureux s'il pouvait à présent changer d'avis car nous n'avons jamais été uniquement en faveur des sanctions ou d'un discours très dur. Nous avons toujours maintenu la porte ouverte et nous rencontrons les responsables iraniens. Les deux voies doivent être suivies en même temps, ce n'est pas simple.
Q - Qu'est-ce que la France espère obtenir au Conseil de sécurité, au mois de février, puisqu'elle présidera le Conseil de sécurité et l'administration Obama est-elle bel et bien sur la même ligne que vous ? On sait que la diplomatie française n'avait pas beaucoup accordé d'espoir à la main tendue du président américain..
R - Au contraire, nous avons déclaré officiellement que nous attendions et que nous réjouissions de la position ouverte des Etats-Unis, tout comme nous le faisons depuis très longtemps.
Nous avons attendu. On a dit la fin de l'année ; nous y sommes. Nous avons dit avec nos amis américains que nous allions travailler ensemble, nous sommes absolument sur la même longueur d'onde. Je vous signale que nous en avons beaucoup parlé avec Mme Clinton, avec qui j'ai passé trois jours dans la semaine.
Q - Au Conseil du mois de février ?
R - Cela n'est pas certain.
Q - Pourquoi ?
R - Parce qu'il faut que les Chinois soient avec nous. Vous avez raison de dire que nous sommes à la présidence du Conseil de sécurité à partir de demain. Cela fonctionnera-t-il ? Je l'espère, je n'en suis pas certain. Sinon, nous perdrons un peu de temps. En tout cas, il est très clair que nous sommes à présent sur la même ligne avec les Américains. Je le répète, la voie de la négociation est toujours celle que nous préférons. Nous voulons la paix, nous ne voulons pas de confrontation supplémentaire au Moyen-Orient.
Q - Vous avez donc rencontré Mme Clinton. Le New York Times dit que les Etats-Unis sont en train de renforcer leur arsenal anti-missiles face à l'Iran dans le Golfe persique. En avez-vous parlé avec Mme Clinton et confirmez-vous ces informations ?
R - Je ne les confirme ni ne les infirme pas.
Q - C'est de la "langue de bois" !
R - Pas du tout, c'est une réponse parce que nous n'en avons pas parlé, c'est tout.
Q - A propos de remboursement en Asie, les Américains qui vendent des armes à Taïwan, la Chine qui n'est pas très contente. Est-ce quelque chose qui vous préoccupe ? Est-ce un foyer de tensions potentielles entre Taïwan et la Chine ?
R - Oui, c'est une des raisons pour lesquelles j'ai répondu à Natalie Nougayrède que je n'étais pas certain de la possibilité d'avoir une résolution au Conseil de sécurité sous présidence française parce qu'il y a cette petite tension.
Il faut être bien clair, les relations militaires entre ces deux pays ne représentent pas grand chose - je parle de la Chine et des Etats-Unis : ce sont quelques visites d'un colonel, parfois d'un général, c'est tout.
Q - Ce sont des tensions qui ont été annoncées par la Chine...
R - Parce que les Américains ont vendu des missiles Patriot à Taïwan. Il y a donc cette tension et j'espère qu'elle ne durera pas.
Q - Cela risque donc de compliquer le dossier iranien ?
R - Cela risque de le compliquer un peu, mais pas définitivement. En tout cas, je rencontre dans deux jours le ministre chinois des Affaires étrangères qui vient à Paris - et que j'ai d'ailleurs vu à Londres évidemment - et ce sera l'un des sujets de notre conversation.
Q - A propos de cette visite, je voulais évoquer les droits de l'Homme et la Chine avec vous. Avez-vous l'intention de dire la position de la France au ministre chinois à propos, par exemple, de la censure sur internet. On a vu Google se retirer, être à ce point agacé par la censure du gouvernement chinois sur Internet que cette grande firme américaine s'est retirée. Quelle est la position française ? Ferez-vous part de vos commentaires sur la liberté d'expression ?
R - Oui, je vais demander au ministre Yang qu'il m'explique car, vous avez tout à fait raison, c'est un événement très important. C'est une manière de signifier que l'information ou la façon dont l'information se répand à travers le monde est sous surveillance qui est un peu inquiétante. Je voudrais donc que les Chinois nous expliquent et je pense tout à fait raisonnablement que nous aborderons ce problème.
Q - Condamnez-vous cette censure sur Internet ?
R - Je regrette, je ne condamne rien du tout, ce serait trop facile. On condamne et puis quoi après ? Non, je voudrais que nos amis chinois nous expliquent ce que cela veut dire et nous en avons un peu parlé à Londres, peut-être pas assez.
Nous sommes convenus, avec le ministre Yang, de parler à Paris de tous les sujets que nous n'avons pas pu aborder. Nul doute qu'il faut comprendre ce que cela représente.
Q - Monsieur le Ministre, l'on condamne beaucoup de choses, l'on condamne beaucoup d'autres violations des droits de l'Homme dans le monde, en Iran ou ailleurs, pourquoi ne pas condamner la censure sur Internet en Chine ?
R - Parce que je suis davantage chargé de l'apaisement que de la tension, et parce que je crois qu'il faut d'abord comprendre avant de condamner. C'est tellement facile de condamner, je l'ai fait pendant au moins 30 ans de ma vie. Maintenant, j'essaie d'être plus constructif.
Q - Et vous avez arrêté ?
R - Oui, j'ai réussi un certain nombre de petites choses, merci. Mais ce n'est pas ma place, je ne suis pas juge. J'essaie de comprendre et, avec les Chinois, nous avons des relations qui ne tiennent pas seulement à Google - Google il faut comprendre - mais qui tiennent aussi à la liberté d'un pays comme la France de décider de son calendrier, de ses réceptions, etc.
Q - Vous parlez des bonnes relations entre la France et les Etats-Unis, entre vous-même et Hillary Clinton, il y a peut-être une décision que la France pourrait prendre dans les prochains mois qui pourrait ne pas faire plaisir aux Américains : je veux parler de la vente d'un porte-hélicoptères Mistral à la Russie. Les Etats-Unis ne voient pas cette transaction d'un très bon oeil pour des raisons de jeu politique avec leurs alliés géorgiens dans la région. Où en est la France dans ses discussions avec les autorités russes ?
R - Tout d'abord, la décision n'est pas prise. Il s'agit d'un bateau de commandement, il ne s'agit pas d'un bateau destiné à l'offensive.
Q - C'est un bateau qui peut porter 16 hélicoptères ! C'est quand même une projection assez forte.
R - Il peut surtout en emmener quatre. Mais, je vous le répète, la décision n'est pas prise même si, en effet, nous en avons parlé.
Il est nécessaire d'avoir en Europe un dialogue franc et ouvert avec les Russes parce que ce sont nos voisins. Puisque vous avez évoqué la Géorgie - cela ne peut pas être la seule raison -, je crois que nous avons été assez efficaces. La France était à la présidence de l'Union européenne, vous vous en souvenez, je pense que personne ne nous reproche notre action qui se poursuit à Genève par des négociations.
Q - Si vous permettez, la Russie occupe toujours 20 % de la Géorgie !
R - Oui, et voulez-vous que je vous dise, je ne pense pas qu'ils vont partir demain, mais cela ne nous empêche pas d'insister beaucoup pour qu'ils partent. C'est ainsi, je crois qu'il y a à la fois la nécessité d'affirmer une politique indépendante de la part du président Saakachvili, certainement, mais, en même temps, je crois que cela s'est très mal passé et qu'il fallait intervenir, c'est ce que nous avons fait.
Nous ne pouvons pas à la fois maintenir une politique de la main tendue, du dialogue nécessaire, prendre au mot les Russes sur la sécurité en Europe, et ne pas réfléchir à une proposition qui nous est faite.
Q - Donc la France vendra ce porteur ?
R - Je n'ai pas dit cela, j'ai dit que la décision n'était pas prise et on ne peut pas ne pas réfléchir. Et d'ailleurs, je vous dirai que si nous ne le faisons pas - et ce n'est pas fait - d'autres le feraient et cela n'est pas fait non plus.
Q - Concernant l'enlèvement d'un otage français en novembre dernier, dans le nord du Mali, l'organisation Al Qaïda au Maghreb islamique avait menacé d'exécuter cet otage ce devait être la nuit dernière, l'ultimatum a été reporté. D'après ce que l'on sait, les ravisseurs aimeraient obtenir, en échange de la libération de cet otage la libération de quatre membres d'Al Qaïda au Maghreb islamique dont un en Algérie. La France est-elle impliquée dans ces négociations ? On a évoqué le fait que vous ayez failli vous y rendre ce week-end, doit-on libérer des membres d'Al Qaïda au Maghreb islamique pour obtenir la libération d'un ressortissant français ?
R - Vous le comprendrez, c'est une affaire extrêmement sérieuse. Tous nos services sont alertés, nous nous en occupons tous les jours et toutes les nuits. Je resterai discret sur la manière dont cela se déroule mais je ne serai pas discret sur la façon dont le Mali est responsable. Ce n'est pas nous, c'est le Mali. Simplement, il faut malgré tout signaler...
Q - C'est-à-dire "le Mali est responsable" ?
R - C'est sur le territoire malien que cela s'est produit et c'est un pays souverain. C'est avec eux que nous travaillons. Trois Espagnols ont été enlevés, deux Italiens, c'est un danger extrêmement pressant. Permettez-moi d'être sérieux dans cette affaire... Evidemment, les journalistes et les humanitaires prennent des risques, je le comprends, mais il faut bien savoir qu'il y a maintenant un véritable danger, Al Qaïda au Maghreb constitue vraiment un danger partout. Un certain nombre de Français ont été assassinés en Mauritanie, vous vous en souvenez. Essayons donc au mieux d'être utile, l'ultimatum a été repoussé...
Q - Avez-vous des informations sur le sort de cet otage ?
R - Non, je n'en ai pas et si j'en avais, je ne vous les donnerais pas.
Q - Le fait qu'il n'y ait pas de nouvel ultimatum fixé, vous l'interprétez comme un signe de quelle nature ?
R - Je ne l'interprète pas. Je fais tout mon possible pour que cet homme échappe à la mort et soit libéré.
Q - Concernant la Russie, êtes-vous d'accord, Monsieur le Ministre, avec la phrase du Premier ministre François Fillon qui déclarait en novembre, "la Russie est aujourd'hui une démocratie" ?
R - Comparez à ce qu'était le régime soviétique avant ! Il n'y a aucun doute que l'on se rapproche de la démocratie, bien entendu. C'est évident.
Q - On s'en rapproche ou bien on y est ?
R - Attendez... à l'occidental, c'est-à-dire la Suède et la France ? Voyons, bien sûr, les élections sont libres, elles ont lieu, il y a plusieurs groupes et partis politiques. Ce n'est pas encore la perfection que nous souhaitons, mais c'est bien sûr une démocratie.
Puisque vous m'interrogez sur un sujet que nous avons déjà dépassé, je vous dirai que parler avec le président Medvedev vous donne l'impression très forte que ce pays est en démocratie et qu'il va vers davantage de démocratie encore. Les préoccupations du président Medvedev à propos du régime social, la façon dont les gens vivent, etc., en font un interlocuteur extrêmement précieux.
Je vous rappelle qu'à Copenhague, les Russes étaient de notre côté et je vous rappelle que, dans bien de crises, le président Medvedev est à nos côtés.
Q - Il y a des menaces sur les journalistes indépendants et les défenseurs des droits de l'Homme ?
R - Je les regrette terriblement. Je visite chaque fois Mémorial, je vais m'asseoir au bureau d'Anna Politovskaïa, j'écris des articles dans "Novaïa Gazeta" et je suis le plus préoccupé possible au sujet des visas qui sont donnés immédiatement à des gens qui craignent pour leur vie.
Q - Et les résultats ?
R - Garantissez-vous des résultats partout ? Je garantis qu'il faut en effet continuer dans cette voie, se préoccuper en permanence des droits de l'Homme mais que l'on ne peut pas résumer la politique de la France aux droits de l'Homme, Hélas ! Pourtant, nous sommes, dans le coeur, préoccupés par les droits de l'Homme.
Q - Nous sommes sur TV5 et RFI, c'est aussi l'intérêt pour les questions africaines. Je voudrais revenir à une question concernant la Tunisie. Le journaliste tunisien Taoufik ben Brik a vu sa peine de six mois de prison ferme confirmée par une Cour d'appel tunisienne. La France a-t-elle un quelconque moyen de pression sur Tunis pour obtenir, sinon sa libération, en tout cas, une libération proche ?
R - En dehors de regretter, ce que je fais, non.
Q - Vous l'aviez regretté déjà lors de son arrestation ?
R - Oui, très largement. La position est la même, je suis pour la liberté de la presse, je pense qu'il faut absolument la respecter et je m'efforce, avec François Zimeray, l'ambassadeur pour les droits de l'Homme, de défendre cette position partout. Il ne faut pas défendre sans utilité. Il ne faut pas défendre sans être crédible. Il ne faut pas s'engager pour faire le malin. Ce n'est pas pareil d'être militant des droits de l'Homme et d'être ministre des Affaires étrangères de la France.
Q - Cela veut dire que vous ne pouvez plus être un militant des droits de l'Homme en fait ?
R - On a raison de protester, c'est légitime mais ce n'est pas forcément suivi d'effets. Cela attire l'attention, c'est indispensable, mais lorsque l'on est responsable de la politique de la France, sous la direction du président de la République, il faut quand même s'efforcer d'être efficace.
Q - J'entends bien, mais la France a des moyens de pression peut-être, une influence sur les autorités tunisiennes ?
R - Comme par exemple ?
Q - Je ne sais pas.
R - Alors, si vous ne savez pas... Je pense que nous avons essayé au maximum pour défendre cette liberté de la presse et pas seulement en Tunisie.
Q - Le président Sarkozy sera à Kigali au Rwanda, on en parlait dans votre portrait tout à l'heure, le 26 février prochain. Pensez-vous possible Bernard Kouchner, pour Nicolas Sarkozy, le moment venu de demander pardon au nom de la France pour son rôle dans le génocide de 1994, comme d'autres pays l'ont fait ?
R - Je ne pense pas que cette demande lui soit adressée. En tout cas, elle ne m'a pas été adressée.
Q - On peut la faire spontanément !
R - Je pense que c'est un tout petit plus compliqué et qu'il faut du temps. Il faut se rappeler de ce qui s'est passé, se souvenir de chaque détail, de l'implication des uns et des autres et c'est un travail absolument indispensable.
Q - Sur lequel vous êtes depuis plusieurs années !
R - Oui, mais mon rôle là-dedans... J'étais justement là au moment du génocide, j'y étais ! C'est un spectacle dont je ne peux encore même pas parler tellement il était difficile, surtout pour les Rwandais, pas pour moi.
Oui, il faut du temps pour que ce travail indispensable soit fait. Alors, on parlera du rôle de chacun à ce moment-là. Mais je suis très heureux que la France ait rétabli des relations diplomatiques - ce qui est normal avec un pays africain - et que l'on ne confonde pas la justice internationale, les intérêts d'Etat et même les amitiés ; ce sont des choses différentes.
Q - Vous irez au Rwanda le 26 février ?
R - Oui, à moins que le calendrier ne change. C'est en tout cas mon intention.
Q - Parallèlement au processus de réconciliation, est-il important, Monsieur le Ministre, de connaître la vérité, d'explorer et de trouver la vérité sur ce qui s'est passé ; je pense aux mandats d'arrêts qui ont été émis par le juge Bruguière et qui concernent encore, je crois, huit personnes dans l'entourage du président Kagamé ?
R - Permettez-moi de vous rappeler ce que je viens de dire, c'était la réponse à votre question.
Q - Que pensez-vous de ces mandats d'arrêts ?
R - Je n'ai rien à en penser, c'est la justice internationale. Il a fallu pendant très longtemps, évidemment, dire à nos amis rwandais que nous rencontrions, que nous avons rencontré plusieurs fois, que nous n'avions pas l'intention de contrecarrer la justice internationale, que nous avions contribué à créer - c'est même votre serviteur qui a fait le discours à Rome pour la création de la Cour pénale internationale ; ce n'est évidemment pas de notre ressort. Les mandats courent, d'un côté comme de l'autre d'ailleurs. Cela n'empêche pas de se livrer à ce travail à la fois historique de deuil et politiquement indispensable. Nous allons le faire, je le souhaite. Mais nous n'allons pas intervenir dans le cours de la justice internationale, il n'en est pas question.
Q - La thèse du juge Bruguière était de dire que l'actuel président Kagamé était quelque part responsable de l'assassinat du président Habyarimana en 1994 qui avait provoqué le début du génocide, qui a été le signal de départ du génocide, ce qui est une accusation évidemment extrêmement grave. C'est une accusation que vous, en tant que ministre des Affaires étrangères...
R - Vous ne vous attendez quand même pas à ce que je porte un jugement sur l'accusation, alors que je dis que je ne vais pas me mêler de la justice internationale ?
Que l'Histoire tranche. Que nous contribuions, nous, à ce que l'Histoire soit au moins un peu éclairée ; c'est beaucoup, nous verrons bien.
Q - En parlant de justice internationale, Monsieur le Ministre...
R - Je n'accuse personne, et surtout pas l'armée française. Dans l'Opération Turquoise, c'est moi qui suis allé persuader le président Kagamé que l'Opération Turquoise se faisait contre les génocideurs.
Q - En parlant de justice internationale, vous avez publié récemment une tribune à propos du Darfour. Vous n'y mentionnez pas le mandat d'arrêt contre le président soudanais Bechir.
R - Comment ça ?
Q - La France va-t-elle continuer, notamment à l'occasion du sommet France-Afrique qui aura lieu au printemps, de défendre cette idée de justice internationale auprès des pays africains dont vous savez que certains sont réticents ?
R - Oui, mais enfin, si vous allez lu ma tribune, vous savez que je mentionne cela. Je dis que nous avons accepté - et nous sommes un des rares pays a l'avoir fait - les conséquences de cette décision de la Cour pénale internationale ! C'est ce que j'ai écrit.
Deuxièmement, cela nous impose de ne pas rencontrer le président Béchir, le président du Soudan. Nous respectons cette interdiction. Nous sommes d'ailleurs très peu nombreux dans le monde à le faire.
Q - Vous êtes soulagé que le sommet se tienne en France et pas en Afrique, parce que le fait que cela se fasse en France empêchera le président Béchir de venir ?
R - Si vous faites les demandes et les réponses ! Peut-être puis-je de temps en temps vous approuver ?
Q - Est-ce que cela vous soulage ?
R - Cela ne me soulage pas du tout parce que je pense que le problème est un petit peu plus difficile. Ce qu'il faut, c'est la paix au Darfour et que cessent - mais ils sont en train de cesser - ces massacres qui ont eu lieu pendant si longtemps et que la paix, enfin, revienne.
Pour cela, il faut que tout le monde puisse participer au Processus de paix de Doha, que vous connaissez, et qui, pour le moment, a l'air de progresser en faveur, en particulier, de la société civile qui compte beaucoup au Darfour.
Nous avons, je vous le rappelle, fait des efforts considérables. Nous nous sommes mêlés de cela dès le premier jour du gouvernement de François Fillon et, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, nous avons fait une réunion immédiate sur le Darfour à l'Elysée.
Q - Il nous reste une minute...
R - Les choses avancent - pas assez - et nous avons mis en oeuvre la Force européenne, avec les Tchadiens, pour interdire les exactions des Janjawids à travers la frontière, pour protéger les femmes et les enfants ; une opération européenne exemplaire qui a cédé la place à une opération de l'ONU. Nous avons fait tout ce que nous avons pu. C'est déjà beaucoup. Evidemment, on n'est jamais content, mais bon !
Q - Le Secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon se dit très inquiet pour la tenue des élections en Côte d'Ivoire. Il dit qu'il faudrait qu'elles se tiennent absolument au mois de mars. Est-ce que vous faites confiance au président Gbagbo pour organiser ces élections ?
R - Je comprends bien M. le Secrétaire général des Nations unies. Il y a de quoi être inquiet parce que cela dure depuis cinq ans. J'espère que nous assisterons non seulement à la préparation mais au déroulement des élections en mars et qu'il n'y ait pas un nouveau report. Je l'espère pour les Ivoiriens et je l'espère pour le gouvernement et le président qui sera élu.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 février 2010
R - Pardonnez-moi de ne pas vous répondre, ce n'est pas mon sujet. C'est une affaire de justice et aussi étonnant que cela puisse paraître - et l'affaire est étonnante- elle nous réservera d'autres surprises, je pense.
Q - C'est le seul commentaire que vous voulez faire ?
R - S'il vous plaît...
Q - (A propos des relations entre l'Elysée et le ministère des Affaires étrangères et européennes)
R - Cette coordination est beaucoup plus étroite que vous ne le croyez. Je sais que vous cherchez tout ce qui ne va pas. Néanmoins, je vous assure que c'est la première fois que toutes les semaines, non seulement avec la cellule diplomatique de l'Elysée, mais également avec le secrétaire général, nous nous rencontrons, nous parlons, nous décidons. Cela se fait aussi bien sûr avec le président de la République.
Q - Il n'y a aucun problème...
R - Mais il y a des problèmes. Avant on n'en parlait jamais, or justement on peut en parler. Nous ne sommes pas toujours d'accord sur la politique étrangère de la France, il y a des nuances et nous en parlons. Je crois que c'est mieux.
Q - Sur quoi vous n'êtes pas d'accord par exemple ?
R - Evidemment, je m'attendais à une question aussi perfide...
Q - Je demande des précisions...
R - Pourquoi vous ne me demandez pas sur quoi nous sommes d'accord ? Comme par exemple en général sur la politique extérieure de la France qui, je crois, ne va pas trop mal, qui, je crois, suscite un certain intérêt dans le monde. Sur ce point nous sommes d'accord ! Evidemment, il y a un certain nombre de choses que nous discutons, heureusement...
Q - Lesquelles par exemple. Où sont les nuances, expliquez-nous, vous venez de les signaler ?
R - Pourquoi voulez-vous que je les signale alors que tellement de choses vont bien, alors qu'en général cela va bien ? Nous allons en parler, ne vous inquiétez pas !
Q - C'était, cette semaine, la Conférence de Londres sur l'Afghanistan. L'enjeu dans ce pays en guerre, il faut le rappeler depuis 30 ans, c'est une réconciliation est-elle possible avec les Taliban ? S'agit-il de la seule solution pour permettre aux Occidentaux de quitter ce pays dans quelques années ? Bernard Kouchner, si l'on veut aujourd'hui intégrer les Taliban dans le jeu politique en Afghanistan, cela veut-il dire que les Taliban ont déjà gagné la partie ?
R - Pas du tout ! Cela veut dire que nous allons gagner la partie et que la population afghane, c'est-à-dire ceux que nous sommes venus aider, s'en rendant compte, va nous permettre à nous tous - les alliés, les Français, l'ONU... - de proposer un dialogue qui débouchera un jour sur la paix. Quand ? Nous l'ignorons. Cependant, connaissant un peu le pays et les populations diverses, opposées, de ce pays, je crois que les accords pourraient être locaux. Cela pourrait être possible parce que nos soldats sur place - qui font un travail formidable - sont tellement proches des populations que des accords pourraient être trouvés au niveau local, bien sûr avec le gouvernement Karzaï. D'autant plus que maintenant nous y sommes autorisés : le président Karzaï a parlé à la Conférence de Londres, ce qui est nouveau. C'est le chemin de la paix qui s'ouvre. Mais je ne dis pas que cette paix sera pour demain.
Q - Cela veut dire que les Occidentaux sont prêts à voir les Taliban revenir au gouvernement. Peut-être que de nombreux auditeurs et téléspectateurs ne comprennent pas très bien parce que finalement la justification de l'intervention en Afghanistan, c'était la lutte anti-terroriste, c'était la lutte contre les Taliban qui avaient martyrisé ce pays dans les années 90. Cela veut donc dire que l'on est prêt à voir ces gens revenir au pouvoir ?
R - C'est le gouvernement de M. Karzaï - élu mal ou bien selon les interprétations, mais légitime pour le moment - qui propose cette marche vers la paix. Cela ne veut pas dire que ce sera demain et au prix de n'importe quoi. D'abord, c'est très difficile. Il faudrait du temps et nous n'en avons pas pour distinguer ce que l'on appelle les bons et les mauvais Taliban.
Q - C'est la question que l'on voulait vous poser, c'est quoi un Taliban modéré ?
R - J'allais vous le dire. M. Karzaï l'a dit très clairement à la Conférence de Londres, il y a un certain nombre de gens qui n'obéissent pas à Al Qaïda, c'est-à-dire au Djihad mondial, à l'islamisme extrémiste...
Q - Il a même ajouté : qui renonçait à la violence.
R - Oui, qui renoncerait à la violence et qui accepterait la Constitution.
Q - C'est un bon Taliban ?
R - Cela, c'est un Taliban qui a été proche du pouvoir, qui a même pris le pouvoir et qui pourrait éventuellement - et ce n'est pas le discours de M. Karzaï - accepter que cessent les hostilités.
Vous savez qui a créé les Taliban ? Ce sont les Etats-Unis d'Amérique avec le Pakistan, il y a bien longtemps, puis cela a suivi avec ce que l'on appelait les étudiants islamiques. C'est toute une histoire qu'il faut connaître pour ne pas commettre d'erreurs et perdre nos valeurs.
Nous savons pourquoi nous sommes venus - on nous a presque obligés à venir. C'était pour défendre la population afghane, en particulier les femmes afghanes, dans deux vallées, Kapisa et Surobi, où nous sommes responsables. Dans ces régions, 47 % de la population a voté aux élections présidentielles, soit 10 % de plus que la moyenne nationale. Pourquoi ? Parce que notamment les femmes ont fait confiance à ce que nous proposions, elles sont descendues du haut de la vallée, alors qu'il était très dangereux pour elles d'aller voter. Nous ne devons donc pas abandonner ces femmes et le reste de la population.
Il n'est d'ailleurs pas question de les abandonner. Il faut savoir que dans la famille de ces femmes, j'ignore si cela représente la moitié, personne ne le sait précisément, de nombreux membres sont Taliban. Pourquoi sont-ils Taliban ? Parce qu'ils n'ont pas d'argent, parce qu'on les paie mieux que pour être soldat ou policier ! Il faut gagner de l'argent pour nourrir sa famille ! Voilà la différence.
Q - Sur le retour au pouvoir des Taliban...
R - Mais je n'ai jamais dit cela, attendez une seconde.
Q - En coalition avec le président Karzaï, c'est une perspective acceptable désormais pour les Occidentaux ?
R - Est-ce que la paix est une perspective acceptable pour les Occidentaux lorsqu'il y a la guerre ? Oui. Avec qui parle-t-on ? Avec ses ennemis. C'est toujours ainsi. Ce n'est pas du tout pour perdre ce que nous avons apporté, tous les projets dont les Taliban, partiellement ou la famille des Taliban, seraient un jour responsable. En attendant, ce sont des projets agricoles, éducatifs, sanitaires proposés par la France aux familles paysannes dont nous avons la responsabilité en terme de sécurité.
Le vrai cercle vicieux, c'est évidemment entre la sécurisation qui est nécessaire pour que les projets soient menés à bien, à leur profit pour ancrer du travail et, en même temps, il faut cette assistance, cette proximité avec les familles. Il faut de la sécurité pour avoir des projets mais il faut des projets pour avoir la sécurité.
Q - On a quand même l'impression d'une certaine passivité de la France sur ce dossier de la stratégie en Afghanistan. On a vu à la Conférence de Londres que ce sont essentiellement les Américains qui donnent le "la" et qui lancent avec les Britanniques, cette idée de réconciliation, de rapprochement avec les Taliban. Vous avez, vous-même, tellement parlé de la lutte contre la barbarie en Afghanistan, vous savez que des femmes afghanes - de la société civile afghane- sont extrêmement inquiètes d'un accord possible avec les Taliban, entre Karzaï et les Taliban. Comment la France va-t-elle faire en sorte que les valeurs, pour lesquelles nous sommes censés nous battre en Afghanistan, soient respectées dans la perspective d'un accord éventuel entre Karzaï et les Taliban car ils n'envisagent pas seulement un accord local, ils envisagent un accord au plan national ?
R - Je crois que vous allez trop vite. Vous n'avez pas entendu le discours de la France à Londres. Nous avons exactement dit ce que je viens de dire : ne perdons pas les valeurs qui nous ont commandé d'intervenir aux côtés de nos alliés.
Q - Comment allez-vous au contraire les défendre ?
R - Vous m'avez posé une question, je vais tenter d'y répondre si vous me le permettez ! Nous n'abandonnons rien du tout. Je sais que les femmes sont inquiètes. Qui a soutenu la candidature des femmes ? La France. Qui est allée à Kaboul pour les soutenir ? La France. Qui a parlé à la Conférence de Paris en 2008 d'"afghanisation" ? La France. Et qui maintenant accepte ce mot comme pour en faire le mot d'ordre, la stratégie ? L'ensemble du monde.
Nous sommes plutôt contents que l'on ait pris en compte ce que disait la France. C'est pour les Afghans que nous sommes là-bas, ce n'est pas contre les Afghans. Nous allons continuer et nos soldats, je le répète, le font merveilleusement. Je suis de près cette affaire - en me rendant sur place tous les trois mois -, le discours du commandement militaire, des soldats se transforme. Cela va vous faire sourire, c'est un discours humaniste et non pas belliqueux. Je ne sais pas si cela fonctionnera, néanmoins, je sais que toutes les guerres finissent par la paix et que nous y allons, non pas en perdant nos valeurs mais en les proposant et en les faisant accepter. Mais cela ne veut pas dire qu'il y aura une démocratie occidentale en Afghanistan tout de suite !
Q - Cette stratégie de réconciliation avec certains Taliban ne peut fonctionner que si le Pakistan y met du sien. On sait qu'il y a beaucoup de responsables Taliban qui sont réfugiés au Pakistan. Les Occidentaux, les Français en particulier, font-ils confiance aux autorités pakistanaises, au gouvernement pakistanais, pour jouer le jeu en la matière ?
R - Il le faut, bien sûr. Il faut aussi expliquer que c'est le seul endroit du monde où il n'y a pas de frontières. En Afrique, on a scindé les communautés, ce que l'on appelle les tribus, or dans ce cas, on n'a pas scindé. La plus importante communauté afghane, les Pachtounes, se trouve entre l'Afghanistan et le Pakistan : il n'y a pas de frontière entre les deux pays. Vous avez des villages, que je connais bien, qui commencent au Pakistan et qui se terminent en Afghanistan. Il n'y a pas de frontières, pas de limites, pas de douanes, ce sont les mêmes familles.
Q - Mais je pensais surtout au soutien des services secrets pakistanais, ce n'est pas seulement une question de frontières ?
R - Mais ne parlez pas seulement des services secrets ! Nous savons qu'il y a des services secrets. Mais il y a aussi un nouveau gouvernement, celui de M. Zardari que nous soutenons ainsi qu'une démarche nouvelle de l'armée pakistanaise, que nous soutenons, et qui, pour la première fois, au Nord comme au Sud, s'est engagée fortement - l'armée et même le commandement dont le général est issu des services secrets. Il y a eu des offensives encourageantes, mais cela ne veut pas dire que tout est réglé. Cela ne veut pas dire qu'au sein de ce groupe, les Pachtounes qui représentent 34 % du pays, tous les problèmes soient réglés, loin de là. Il faut savoir que cela demeure extrêmement fragile et cela l'est encore.
Q - Il y a les Taliban et il y a Al Qaïda. Peut-on dire malgré tout que l'intervention en Afghanistan a réussi à enlever d'Afghanistan, si j'ose dire, les cellules d'Al Qaïda qui sont plutôt réfugiées au Pakistan. Est-ce que ce résultat au moins a été acquis en Afghanistan ?
R - C'est très difficile de dire oui à 100 %. Je pense que cela a été partiellement acquis, non seulement au Pakistan mais dans d'autres endroits, hélas, du monde et en particulier puisqu'on le voit en ce moment, au Yémen, en Somalie, etc. Est-ce que c'est complètement réussi ?
Q - En Afghanistan, je parlais.
R - Oui, je parle de l'Afghanistan. Il faudrait pour cela avoir une conception très occidentale de la paix, du gouvernement et de la démocratie. Il ne faut pas croire que cela sera tout de suite le modèle européen qui l'emportera; mais l'afghanisation veut dire que nous tenons compte des réalités locales, que nous souhaitons la paix. Cela ne veut pas dire non plus que nous allons abandonner nos amis mais qu'au contraire nous les soutiendrons. Le jour où nous devrons partir sera le jour où les paysans, c'est à dire les montagnards et les paysans de Surobi et de Kapisa nous diront : "Merci, nous allons le faire nous-mêmes". Mais ce n'est pas pour tout de suite.
Q - Vous soutiendrez les Afghans sans envoyer, vous le confirmez, de renfort militaire, je dirais, combattant ?
R - Mais nous n'en avons pas besoin pour le moment. En dehors de domaines très précis, la formation nous l'avons toujours dit, si on peut l'intégrer.
Q - Donc oui à la formation des forces de sécurité et de gendarmerie afghanes ?
R - Oui, justement le ministre afghan de l'Intérieur était à Londres et il nous a précisé dans quel calendrier on allait le faire. Ils vont créer une gendarmerie ; nous sommes déjà sur le terrain. On verra très bien comment cela se passera et nous nous adapterons. Mais nous n'avons pas besoin de troupes combattantes supplémentaires pour tenir ces deux régions que l'on nous a confiées.
Y a t il un changement de stratégie à propos de ces régions ? Apparemment pas, nous n'augmentons pas le nombre de nos troupes combattantes. Maintenant, si sur le reste pour sécuriser nos soldats, nous avons besoin d'un peu de génie (c'est-à-dire des entreprises qui, par exemple, protègent, etc.) nous le ferons. Mais nous n'augmentons pas nos forces combattantes.
Q - Pourquoi la France est-elle le seul grand pays européen à ne pas accroître son contingent alors que formellement nous avons approuvé les renforts américains ? Nous avons approuvé le principe et c'est assez étonnant que la France soit en décalage par rapport à un pays comme l'Allemagne.
R - Est-ce que vous vous plaignez de l'indépendance de la France ?
Q - Non, mais expliquez-moi pourquoi ?
R - A Surobi et à Kapisa ?
Q - Il n'y a pas que Surobi et Kapisa en Afghanistan. Notre vision de l'Afghanistan se limite à Surobi et à Kapisa ?
R - Mais notre responsabilité, c'est là bas ! Si on nous demande de prendre une autre responsabilité, nous l'envisagerons. Mais, pour le moment, on ne nous le demande pas. Pourquoi augmenterions-nous le nombre de nos soldats en dehors de leur protection si c'est nécessaire ? En dehors d'opérations spéciales ? Nous n'avons pas à augmenter nos effectifs pour tenir ces deux vallées, que, je crois, nous tenons de façon satisfaisante. De la part de tous nos alliés ce sont plutôt une acceptation et une admiration. Pourquoi ? Pas seulement parce que nous sommes capables de nous battre, mais parce que nous sommes capables aussi d'approcher les gens d'une manière différente. C'est peut être ce que nous faisons de mieux. Je l'ai vu plusieurs fois, la connaissance des villages et des habitants de la part des soldats français est tout à fait étonnante, exceptionnelle et efficace. Pourquoi voulez-vous que l'on augmente ?
Q - Il y a eu des combats violents dans ces deux vallées ?
R - Mais bien sûr, il y a eu des combats violents et dont nous venons à bout. Nous ne refusons pas le combat.
Q - Mais vous confirmez ?
R - Vous savez ce que je pourrais vous dire mais c'est un peu grossier. Il faut se battre comme si nos adversaires étaient tous les mêmes et ils ne le sont pas. Il y a, en effet, d'un côté Al Qaïda et il y a aussi les Taliban dit nationalistes, c'est-à-dire des gens qui pourraient accepter la paix plus facilement. Les autres, on ne leur proposera pas. Il faut se battre ainsi et il faut en même temps prouver aux familles afghanes et même aux familles des Taliban que nous sommes à leurs côtés.
Q - Dans la vallée de Kapisa, est-ce que vous confirmez qu'il y a eu des informations ces derniers jours comme quoi visiblement les populations locales estiment que la situation n'est pas suffisamment sûre et qui ont fui quand même cette vallée ?
R - Vous connaissez des endroits où l'on ne fuit pas la guerre ? Voyons ! Vous ne connaissez pas la guerre si vous dites cela !
Il y a des gens qui ont fui vers Kaboul. Nous avons aussi, à Kaboul, pris nos responsabilités puisque nous avons passé le commandement qui était sous notre responsabilité aux Kabouli, et pour le moment ils suffisent très bien. C'est un bon exemple. Il faut passer le commandement aux Afghans dès qu'on le peut. A Kaboul, cela a été fait. Lors de la dernière attaque meurtrière - les attaques suicides qui ont eu lieu dans la ville de Kaboul - c'est seulement l'armée afghane qui s'en est occupée, la force alliée d'opération d'urgence de l'OTAN n'a pas été sollicitée. Nous n'avons pas eu besoin de le faire.
Q - Le début du retrait des troupes françaises, vous le voyez à quel horizon ? Les Américains parlent de 2011 pour leurs troupes, les Allemands aussi de 2011 et les Néerlandais 2010 ?
R - C'est une date qui a été proposée par les Américains et par le président Karzaï, nous verrons bien. Nous, nous ne fixons pas de terme. Nous avons dit que nous resterons, le président de la République a été très ferme à ce propos, jusqu'à la fin. Quelle est la fin ? Est-ce que ce sera la paix ? Je le souhaite. Est-ce que ce sera un accord qui commencerait localement et qui s'étendrait nationalement ? Je le souhaite aussi.
Q - On sait que l'Iran retient toujours l'universitaire française, Clotilde Reiss, accusée d'espionnage par les Iraniens. Bernard Kouchner, le sort de cette jeune fille est lié à la libération éventuelle d'un Iranien, Ali Vakili Rad, condamné en France pour le meurtre de l'ancien Premier ministre du Shah Chapour Baktiar. Y a-t-il un rapport entre les deux ?
R - Non, il n'y a aucun rapport possible. Dans le cas de l'assassin de Chapour Baktiar cela concerne la justice française et vous l'avez dit. De plus, on ne peut pas parler d'un échange avec cette jeune universitaire innocente. Non, vraiment non.
Q - C'est apparemment pourtant le scénario qui pourrait être imaginé à Téhéran ?
R - Ce n'est pas imaginable chez nous.
Q - Il y a quelques jours, le président Sarkozy a demandé des mesures fortes contre l'Iran. Quelles sont ces mesures, des sanctions notamment contre les gardiens de la révolution ? Et concernant Clotilde Reiss, son dossier ne va-t-il pas se compliquer avec la demande de mesures fortes ? Et puis, la France est en pointe sur ce dossier !
R - C'est exact, mais on ne peut pas me demander pourquoi la France est en pointe et, en même temps, dire que cela va nuire à Clotilde Reiss. Elle est innocente, elle doit être relâchée. La sentence devait tomber ce week-end, elle n'est pas tombée.
Q - Comment interprétez-vous cela ?
R - Je n'ose l'interpréter positivement, j'espère pouvoir le faire. Nous ne sommes pas en pointe plus que les autres, nous l'avons dit très clairement, nous continuons de le dire. Il y a un mécanisme qui s'appelle le "5+1" parce que les Allemands viennent s'ajouter aux membres permanents du Conseil de sécurité. Ce n'est pas étonnant que nous travaillions à des sanctions. Il y a déjà eu trois résolutions avec des sanctions qui, dans les années précédentes, ont été adoptées et qui ont été relativement efficaces.
Ce qui importe, à mon avis, c'est l'élan protestataire. Ce sont les Iraniens eux-mêmes qui protestent contre leur gouvernement, après les élections qu'ils jugent faussées, et cela compte énormément.
Q - Voulez-vous dire finalement que les difficultés de politique intérieure iranienne servent les intérêts des « 5+1 » ?
R - Quels sont les intérêts ? C'est que l'Iran ne se dote pas d'une arme atomique, ce qui serait inacceptable. Je pense par ailleurs que cela pourrait dégager un petit espace pour la paix au Moyen-Orient. Mais soyons bien précis, au Conseil de sécurité nous travaillons à des sanctions, comme nous l'avons déjà fait. Sur le fond, les Russes sont vraiment en accord avec nous. Pour les Chinois, c'est moins évident et il faut convaincre nos amis chinois, qui ont déjà été convaincus trois fois.
D'autres sanctions peuvent-elles être imaginées au niveau européen ? Oui. Ce sont des sanctions économiques qui, je l'espère, ne frapperont pas la population iranienne. Vous avez parlé des gardiens de la révolution ; pourquoi ? Parce que, dans le circuit économique, on retrouve les gardiens de la révolution partout comme bénéficiaires directs de la manne pétrolière en particulier. En effet, il s'agira de sanctions économiques et nous y travaillons tous.
Q - Vous parlez de sanctions européennes, ce qui veut dire que vous anticipez déjà un refus par la Chine de sanctions au niveau de l'ONU ?
R - Non. Je pense que ce sera un peu plus long que prévu mais je n'anticipe pas ce refus, pas du tout. Je pense au contraire que ce serait bien mieux au Conseil de sécurité, comme nous l'avons déjà fait, je le redis. Ce ne serait pas une vraie surprise, nous avons débattu, les uns et les autres, et nous avons convaincu nos partenaires. Cela se fera, je l'espère.
Q - L'AIEA a proposé à l'Iran de faire enrichir son uranium à l'étranger.
R - La France y était complètement favorable.
Q - Maintenant le délai est dépassé mais, la proposition est-elle toujours sur la table ?
R - On peut dire cela, mais enfin, ne nous laissons pas prendre au jeu si élémentaire de la diplomatie iranienne qui dit : "Je ne vous ai pas répondu complètement".
Ils ont refusé, mais pas complètement. En France, nous serions très heureux s'il pouvait à présent changer d'avis car nous n'avons jamais été uniquement en faveur des sanctions ou d'un discours très dur. Nous avons toujours maintenu la porte ouverte et nous rencontrons les responsables iraniens. Les deux voies doivent être suivies en même temps, ce n'est pas simple.
Q - Qu'est-ce que la France espère obtenir au Conseil de sécurité, au mois de février, puisqu'elle présidera le Conseil de sécurité et l'administration Obama est-elle bel et bien sur la même ligne que vous ? On sait que la diplomatie française n'avait pas beaucoup accordé d'espoir à la main tendue du président américain..
R - Au contraire, nous avons déclaré officiellement que nous attendions et que nous réjouissions de la position ouverte des Etats-Unis, tout comme nous le faisons depuis très longtemps.
Nous avons attendu. On a dit la fin de l'année ; nous y sommes. Nous avons dit avec nos amis américains que nous allions travailler ensemble, nous sommes absolument sur la même longueur d'onde. Je vous signale que nous en avons beaucoup parlé avec Mme Clinton, avec qui j'ai passé trois jours dans la semaine.
Q - Au Conseil du mois de février ?
R - Cela n'est pas certain.
Q - Pourquoi ?
R - Parce qu'il faut que les Chinois soient avec nous. Vous avez raison de dire que nous sommes à la présidence du Conseil de sécurité à partir de demain. Cela fonctionnera-t-il ? Je l'espère, je n'en suis pas certain. Sinon, nous perdrons un peu de temps. En tout cas, il est très clair que nous sommes à présent sur la même ligne avec les Américains. Je le répète, la voie de la négociation est toujours celle que nous préférons. Nous voulons la paix, nous ne voulons pas de confrontation supplémentaire au Moyen-Orient.
Q - Vous avez donc rencontré Mme Clinton. Le New York Times dit que les Etats-Unis sont en train de renforcer leur arsenal anti-missiles face à l'Iran dans le Golfe persique. En avez-vous parlé avec Mme Clinton et confirmez-vous ces informations ?
R - Je ne les confirme ni ne les infirme pas.
Q - C'est de la "langue de bois" !
R - Pas du tout, c'est une réponse parce que nous n'en avons pas parlé, c'est tout.
Q - A propos de remboursement en Asie, les Américains qui vendent des armes à Taïwan, la Chine qui n'est pas très contente. Est-ce quelque chose qui vous préoccupe ? Est-ce un foyer de tensions potentielles entre Taïwan et la Chine ?
R - Oui, c'est une des raisons pour lesquelles j'ai répondu à Natalie Nougayrède que je n'étais pas certain de la possibilité d'avoir une résolution au Conseil de sécurité sous présidence française parce qu'il y a cette petite tension.
Il faut être bien clair, les relations militaires entre ces deux pays ne représentent pas grand chose - je parle de la Chine et des Etats-Unis : ce sont quelques visites d'un colonel, parfois d'un général, c'est tout.
Q - Ce sont des tensions qui ont été annoncées par la Chine...
R - Parce que les Américains ont vendu des missiles Patriot à Taïwan. Il y a donc cette tension et j'espère qu'elle ne durera pas.
Q - Cela risque donc de compliquer le dossier iranien ?
R - Cela risque de le compliquer un peu, mais pas définitivement. En tout cas, je rencontre dans deux jours le ministre chinois des Affaires étrangères qui vient à Paris - et que j'ai d'ailleurs vu à Londres évidemment - et ce sera l'un des sujets de notre conversation.
Q - A propos de cette visite, je voulais évoquer les droits de l'Homme et la Chine avec vous. Avez-vous l'intention de dire la position de la France au ministre chinois à propos, par exemple, de la censure sur internet. On a vu Google se retirer, être à ce point agacé par la censure du gouvernement chinois sur Internet que cette grande firme américaine s'est retirée. Quelle est la position française ? Ferez-vous part de vos commentaires sur la liberté d'expression ?
R - Oui, je vais demander au ministre Yang qu'il m'explique car, vous avez tout à fait raison, c'est un événement très important. C'est une manière de signifier que l'information ou la façon dont l'information se répand à travers le monde est sous surveillance qui est un peu inquiétante. Je voudrais donc que les Chinois nous expliquent et je pense tout à fait raisonnablement que nous aborderons ce problème.
Q - Condamnez-vous cette censure sur Internet ?
R - Je regrette, je ne condamne rien du tout, ce serait trop facile. On condamne et puis quoi après ? Non, je voudrais que nos amis chinois nous expliquent ce que cela veut dire et nous en avons un peu parlé à Londres, peut-être pas assez.
Nous sommes convenus, avec le ministre Yang, de parler à Paris de tous les sujets que nous n'avons pas pu aborder. Nul doute qu'il faut comprendre ce que cela représente.
Q - Monsieur le Ministre, l'on condamne beaucoup de choses, l'on condamne beaucoup d'autres violations des droits de l'Homme dans le monde, en Iran ou ailleurs, pourquoi ne pas condamner la censure sur Internet en Chine ?
R - Parce que je suis davantage chargé de l'apaisement que de la tension, et parce que je crois qu'il faut d'abord comprendre avant de condamner. C'est tellement facile de condamner, je l'ai fait pendant au moins 30 ans de ma vie. Maintenant, j'essaie d'être plus constructif.
Q - Et vous avez arrêté ?
R - Oui, j'ai réussi un certain nombre de petites choses, merci. Mais ce n'est pas ma place, je ne suis pas juge. J'essaie de comprendre et, avec les Chinois, nous avons des relations qui ne tiennent pas seulement à Google - Google il faut comprendre - mais qui tiennent aussi à la liberté d'un pays comme la France de décider de son calendrier, de ses réceptions, etc.
Q - Vous parlez des bonnes relations entre la France et les Etats-Unis, entre vous-même et Hillary Clinton, il y a peut-être une décision que la France pourrait prendre dans les prochains mois qui pourrait ne pas faire plaisir aux Américains : je veux parler de la vente d'un porte-hélicoptères Mistral à la Russie. Les Etats-Unis ne voient pas cette transaction d'un très bon oeil pour des raisons de jeu politique avec leurs alliés géorgiens dans la région. Où en est la France dans ses discussions avec les autorités russes ?
R - Tout d'abord, la décision n'est pas prise. Il s'agit d'un bateau de commandement, il ne s'agit pas d'un bateau destiné à l'offensive.
Q - C'est un bateau qui peut porter 16 hélicoptères ! C'est quand même une projection assez forte.
R - Il peut surtout en emmener quatre. Mais, je vous le répète, la décision n'est pas prise même si, en effet, nous en avons parlé.
Il est nécessaire d'avoir en Europe un dialogue franc et ouvert avec les Russes parce que ce sont nos voisins. Puisque vous avez évoqué la Géorgie - cela ne peut pas être la seule raison -, je crois que nous avons été assez efficaces. La France était à la présidence de l'Union européenne, vous vous en souvenez, je pense que personne ne nous reproche notre action qui se poursuit à Genève par des négociations.
Q - Si vous permettez, la Russie occupe toujours 20 % de la Géorgie !
R - Oui, et voulez-vous que je vous dise, je ne pense pas qu'ils vont partir demain, mais cela ne nous empêche pas d'insister beaucoup pour qu'ils partent. C'est ainsi, je crois qu'il y a à la fois la nécessité d'affirmer une politique indépendante de la part du président Saakachvili, certainement, mais, en même temps, je crois que cela s'est très mal passé et qu'il fallait intervenir, c'est ce que nous avons fait.
Nous ne pouvons pas à la fois maintenir une politique de la main tendue, du dialogue nécessaire, prendre au mot les Russes sur la sécurité en Europe, et ne pas réfléchir à une proposition qui nous est faite.
Q - Donc la France vendra ce porteur ?
R - Je n'ai pas dit cela, j'ai dit que la décision n'était pas prise et on ne peut pas ne pas réfléchir. Et d'ailleurs, je vous dirai que si nous ne le faisons pas - et ce n'est pas fait - d'autres le feraient et cela n'est pas fait non plus.
Q - Concernant l'enlèvement d'un otage français en novembre dernier, dans le nord du Mali, l'organisation Al Qaïda au Maghreb islamique avait menacé d'exécuter cet otage ce devait être la nuit dernière, l'ultimatum a été reporté. D'après ce que l'on sait, les ravisseurs aimeraient obtenir, en échange de la libération de cet otage la libération de quatre membres d'Al Qaïda au Maghreb islamique dont un en Algérie. La France est-elle impliquée dans ces négociations ? On a évoqué le fait que vous ayez failli vous y rendre ce week-end, doit-on libérer des membres d'Al Qaïda au Maghreb islamique pour obtenir la libération d'un ressortissant français ?
R - Vous le comprendrez, c'est une affaire extrêmement sérieuse. Tous nos services sont alertés, nous nous en occupons tous les jours et toutes les nuits. Je resterai discret sur la manière dont cela se déroule mais je ne serai pas discret sur la façon dont le Mali est responsable. Ce n'est pas nous, c'est le Mali. Simplement, il faut malgré tout signaler...
Q - C'est-à-dire "le Mali est responsable" ?
R - C'est sur le territoire malien que cela s'est produit et c'est un pays souverain. C'est avec eux que nous travaillons. Trois Espagnols ont été enlevés, deux Italiens, c'est un danger extrêmement pressant. Permettez-moi d'être sérieux dans cette affaire... Evidemment, les journalistes et les humanitaires prennent des risques, je le comprends, mais il faut bien savoir qu'il y a maintenant un véritable danger, Al Qaïda au Maghreb constitue vraiment un danger partout. Un certain nombre de Français ont été assassinés en Mauritanie, vous vous en souvenez. Essayons donc au mieux d'être utile, l'ultimatum a été repoussé...
Q - Avez-vous des informations sur le sort de cet otage ?
R - Non, je n'en ai pas et si j'en avais, je ne vous les donnerais pas.
Q - Le fait qu'il n'y ait pas de nouvel ultimatum fixé, vous l'interprétez comme un signe de quelle nature ?
R - Je ne l'interprète pas. Je fais tout mon possible pour que cet homme échappe à la mort et soit libéré.
Q - Concernant la Russie, êtes-vous d'accord, Monsieur le Ministre, avec la phrase du Premier ministre François Fillon qui déclarait en novembre, "la Russie est aujourd'hui une démocratie" ?
R - Comparez à ce qu'était le régime soviétique avant ! Il n'y a aucun doute que l'on se rapproche de la démocratie, bien entendu. C'est évident.
Q - On s'en rapproche ou bien on y est ?
R - Attendez... à l'occidental, c'est-à-dire la Suède et la France ? Voyons, bien sûr, les élections sont libres, elles ont lieu, il y a plusieurs groupes et partis politiques. Ce n'est pas encore la perfection que nous souhaitons, mais c'est bien sûr une démocratie.
Puisque vous m'interrogez sur un sujet que nous avons déjà dépassé, je vous dirai que parler avec le président Medvedev vous donne l'impression très forte que ce pays est en démocratie et qu'il va vers davantage de démocratie encore. Les préoccupations du président Medvedev à propos du régime social, la façon dont les gens vivent, etc., en font un interlocuteur extrêmement précieux.
Je vous rappelle qu'à Copenhague, les Russes étaient de notre côté et je vous rappelle que, dans bien de crises, le président Medvedev est à nos côtés.
Q - Il y a des menaces sur les journalistes indépendants et les défenseurs des droits de l'Homme ?
R - Je les regrette terriblement. Je visite chaque fois Mémorial, je vais m'asseoir au bureau d'Anna Politovskaïa, j'écris des articles dans "Novaïa Gazeta" et je suis le plus préoccupé possible au sujet des visas qui sont donnés immédiatement à des gens qui craignent pour leur vie.
Q - Et les résultats ?
R - Garantissez-vous des résultats partout ? Je garantis qu'il faut en effet continuer dans cette voie, se préoccuper en permanence des droits de l'Homme mais que l'on ne peut pas résumer la politique de la France aux droits de l'Homme, Hélas ! Pourtant, nous sommes, dans le coeur, préoccupés par les droits de l'Homme.
Q - Nous sommes sur TV5 et RFI, c'est aussi l'intérêt pour les questions africaines. Je voudrais revenir à une question concernant la Tunisie. Le journaliste tunisien Taoufik ben Brik a vu sa peine de six mois de prison ferme confirmée par une Cour d'appel tunisienne. La France a-t-elle un quelconque moyen de pression sur Tunis pour obtenir, sinon sa libération, en tout cas, une libération proche ?
R - En dehors de regretter, ce que je fais, non.
Q - Vous l'aviez regretté déjà lors de son arrestation ?
R - Oui, très largement. La position est la même, je suis pour la liberté de la presse, je pense qu'il faut absolument la respecter et je m'efforce, avec François Zimeray, l'ambassadeur pour les droits de l'Homme, de défendre cette position partout. Il ne faut pas défendre sans utilité. Il ne faut pas défendre sans être crédible. Il ne faut pas s'engager pour faire le malin. Ce n'est pas pareil d'être militant des droits de l'Homme et d'être ministre des Affaires étrangères de la France.
Q - Cela veut dire que vous ne pouvez plus être un militant des droits de l'Homme en fait ?
R - On a raison de protester, c'est légitime mais ce n'est pas forcément suivi d'effets. Cela attire l'attention, c'est indispensable, mais lorsque l'on est responsable de la politique de la France, sous la direction du président de la République, il faut quand même s'efforcer d'être efficace.
Q - J'entends bien, mais la France a des moyens de pression peut-être, une influence sur les autorités tunisiennes ?
R - Comme par exemple ?
Q - Je ne sais pas.
R - Alors, si vous ne savez pas... Je pense que nous avons essayé au maximum pour défendre cette liberté de la presse et pas seulement en Tunisie.
Q - Le président Sarkozy sera à Kigali au Rwanda, on en parlait dans votre portrait tout à l'heure, le 26 février prochain. Pensez-vous possible Bernard Kouchner, pour Nicolas Sarkozy, le moment venu de demander pardon au nom de la France pour son rôle dans le génocide de 1994, comme d'autres pays l'ont fait ?
R - Je ne pense pas que cette demande lui soit adressée. En tout cas, elle ne m'a pas été adressée.
Q - On peut la faire spontanément !
R - Je pense que c'est un tout petit plus compliqué et qu'il faut du temps. Il faut se rappeler de ce qui s'est passé, se souvenir de chaque détail, de l'implication des uns et des autres et c'est un travail absolument indispensable.
Q - Sur lequel vous êtes depuis plusieurs années !
R - Oui, mais mon rôle là-dedans... J'étais justement là au moment du génocide, j'y étais ! C'est un spectacle dont je ne peux encore même pas parler tellement il était difficile, surtout pour les Rwandais, pas pour moi.
Oui, il faut du temps pour que ce travail indispensable soit fait. Alors, on parlera du rôle de chacun à ce moment-là. Mais je suis très heureux que la France ait rétabli des relations diplomatiques - ce qui est normal avec un pays africain - et que l'on ne confonde pas la justice internationale, les intérêts d'Etat et même les amitiés ; ce sont des choses différentes.
Q - Vous irez au Rwanda le 26 février ?
R - Oui, à moins que le calendrier ne change. C'est en tout cas mon intention.
Q - Parallèlement au processus de réconciliation, est-il important, Monsieur le Ministre, de connaître la vérité, d'explorer et de trouver la vérité sur ce qui s'est passé ; je pense aux mandats d'arrêts qui ont été émis par le juge Bruguière et qui concernent encore, je crois, huit personnes dans l'entourage du président Kagamé ?
R - Permettez-moi de vous rappeler ce que je viens de dire, c'était la réponse à votre question.
Q - Que pensez-vous de ces mandats d'arrêts ?
R - Je n'ai rien à en penser, c'est la justice internationale. Il a fallu pendant très longtemps, évidemment, dire à nos amis rwandais que nous rencontrions, que nous avons rencontré plusieurs fois, que nous n'avions pas l'intention de contrecarrer la justice internationale, que nous avions contribué à créer - c'est même votre serviteur qui a fait le discours à Rome pour la création de la Cour pénale internationale ; ce n'est évidemment pas de notre ressort. Les mandats courent, d'un côté comme de l'autre d'ailleurs. Cela n'empêche pas de se livrer à ce travail à la fois historique de deuil et politiquement indispensable. Nous allons le faire, je le souhaite. Mais nous n'allons pas intervenir dans le cours de la justice internationale, il n'en est pas question.
Q - La thèse du juge Bruguière était de dire que l'actuel président Kagamé était quelque part responsable de l'assassinat du président Habyarimana en 1994 qui avait provoqué le début du génocide, qui a été le signal de départ du génocide, ce qui est une accusation évidemment extrêmement grave. C'est une accusation que vous, en tant que ministre des Affaires étrangères...
R - Vous ne vous attendez quand même pas à ce que je porte un jugement sur l'accusation, alors que je dis que je ne vais pas me mêler de la justice internationale ?
Que l'Histoire tranche. Que nous contribuions, nous, à ce que l'Histoire soit au moins un peu éclairée ; c'est beaucoup, nous verrons bien.
Q - En parlant de justice internationale, Monsieur le Ministre...
R - Je n'accuse personne, et surtout pas l'armée française. Dans l'Opération Turquoise, c'est moi qui suis allé persuader le président Kagamé que l'Opération Turquoise se faisait contre les génocideurs.
Q - En parlant de justice internationale, vous avez publié récemment une tribune à propos du Darfour. Vous n'y mentionnez pas le mandat d'arrêt contre le président soudanais Bechir.
R - Comment ça ?
Q - La France va-t-elle continuer, notamment à l'occasion du sommet France-Afrique qui aura lieu au printemps, de défendre cette idée de justice internationale auprès des pays africains dont vous savez que certains sont réticents ?
R - Oui, mais enfin, si vous allez lu ma tribune, vous savez que je mentionne cela. Je dis que nous avons accepté - et nous sommes un des rares pays a l'avoir fait - les conséquences de cette décision de la Cour pénale internationale ! C'est ce que j'ai écrit.
Deuxièmement, cela nous impose de ne pas rencontrer le président Béchir, le président du Soudan. Nous respectons cette interdiction. Nous sommes d'ailleurs très peu nombreux dans le monde à le faire.
Q - Vous êtes soulagé que le sommet se tienne en France et pas en Afrique, parce que le fait que cela se fasse en France empêchera le président Béchir de venir ?
R - Si vous faites les demandes et les réponses ! Peut-être puis-je de temps en temps vous approuver ?
Q - Est-ce que cela vous soulage ?
R - Cela ne me soulage pas du tout parce que je pense que le problème est un petit peu plus difficile. Ce qu'il faut, c'est la paix au Darfour et que cessent - mais ils sont en train de cesser - ces massacres qui ont eu lieu pendant si longtemps et que la paix, enfin, revienne.
Pour cela, il faut que tout le monde puisse participer au Processus de paix de Doha, que vous connaissez, et qui, pour le moment, a l'air de progresser en faveur, en particulier, de la société civile qui compte beaucoup au Darfour.
Nous avons, je vous le rappelle, fait des efforts considérables. Nous nous sommes mêlés de cela dès le premier jour du gouvernement de François Fillon et, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, nous avons fait une réunion immédiate sur le Darfour à l'Elysée.
Q - Il nous reste une minute...
R - Les choses avancent - pas assez - et nous avons mis en oeuvre la Force européenne, avec les Tchadiens, pour interdire les exactions des Janjawids à travers la frontière, pour protéger les femmes et les enfants ; une opération européenne exemplaire qui a cédé la place à une opération de l'ONU. Nous avons fait tout ce que nous avons pu. C'est déjà beaucoup. Evidemment, on n'est jamais content, mais bon !
Q - Le Secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon se dit très inquiet pour la tenue des élections en Côte d'Ivoire. Il dit qu'il faudrait qu'elles se tiennent absolument au mois de mars. Est-ce que vous faites confiance au président Gbagbo pour organiser ces élections ?
R - Je comprends bien M. le Secrétaire général des Nations unies. Il y a de quoi être inquiet parce que cela dure depuis cinq ans. J'espère que nous assisterons non seulement à la préparation mais au déroulement des élections en mars et qu'il n'y ait pas un nouveau report. Je l'espère pour les Ivoiriens et je l'espère pour le gouvernement et le président qui sera élu.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 février 2010