Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Le Monde" et "Le Figaro" le 18 mars 1999, sur la démission de la Commission européenne, la préparation du sommet franco-allemand de Berlin et la nécessité d'un accord sur le financement de l'Union européenne (Agenda 2000).

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Emission la politique de la France dans le monde - Le Figaro - Le Monde

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ENTRETIEN AVEC LE QUOTIDIEN "LE MONDE" le 18 mars 1999
Q - Comment analyser la démission de la Commission européenne ? Comme un aveu déchec ? Comme un signe de changements politiques dans lUnion européenne ?
R - Les deux à la fois. Il y avait une crise latente, qui aurait probablement débouché sur un vote de censure du Parlement européen. Cette Commission, qui avait, depuis le début, un problème de légitimité, a préféré devancer une telle sanction. Cest un acte de dignité que davoir assumé cette responsabilité collégialement, mais cela confirme la nécessité dune réforme des institutions, celle dune Commission forte, ramassée, mieux hiérarchisée, animée par un véritable leadership politique. Philippe Séguin et Alain Madelin veulent tirer profit de cette crise pour laffaiblir. Cest un contresens.
Q - - La Commission doit-elle être surtout cantonnée dans un rôle administratif ?
R - Non, la Commission aura toujours deux faces. Elle doit avoir une face politique, cest un organe de propositions, dimpulsion, dexécution. Une bonne exécution nest pas quune tâche administrative, cest une tâche politique ; mais elle suppose aussi, quil y ait une administration performante, contrôlée, responsable, transparente parce que cest lexigence des démocraties daujourdhui.
Q - La responsabilité de toute cette affaire est retombée uniquement sur la Commission. Pensez-vous que les gouvernements eux-mêmes nont pas quelque chose à se reprocher ? Ne pouvaient-ils pas~intervenir plus tôt ?
R - Il fallait quils puissent le faire sur des bases objectives.
Q - Il y a eu des mises en cause personnelles, notamment dun commissaire française accusé davoir mal géré ses programmes, abusé de sa position. Cela ne ternit-il pas limage de la France ?
R - Contrairement aux allégations quon peut entendre ici ou là et aux insinuations sur des responsabilités pénales - la question a été posée à lAssemblée nationale -, les conclusions du rapport établissent quil ny a eu ni fraude, ni enrichissement personnel, que les dysfonctionnements constatés sont dordre administratif ou politique, que la responsabilité est collective. Cest bien pour cela que la Commission a choisi la démission collective et non pas le sacrifice de tel ou tel. Il ne faut pas faire, à partir du procès de cette personne, le procès dun pays, la France.
Q - Tony Blair a déjà dit quil faut maintenant accélérer le processus de réforme. Lionel Jospin sest un peu exprimé dans ce sens. Quest ce que cela veut dire ?
R - Il y a une nécessité urgente de réforme, mais il ne faut pas faire nimporte quoi Quand on parle de la fin 2000 pour une réforme aussi complexe, cela peut paraître énorme aux citoyens, mais cest, à léchelle de lEurope, extraordinairement rapide. Il sera difficile daller plus vite, sauf à bâcler.
Il y a, en revanche, des mesures quon peut prendre, dici là, pour mieux organiser la Commission. Par exemple, comme la proposé la France, de nommer, aux côtés de commissaires dotés de très grands portefeuilles, des commissaires aux portefeuilles plus circonscrits qui permettraient de traiter davantage à fond certains dossiers dont on a vus quils ne létaient pas suffisamment. Cela peut se faire sans modifier des traités.
Q - Le président du Parlement européen souhaite quon nomme une Commission transitoire. Dautres souhaitent, au contraire, quon laisse la Commission démissionnaire assurer les affaires courantes en se donnant du temps...
R - Il serait risqué de procéder dans la précipitation. Les 24 et 25 mars, au Sommet de Berlin, nous avons déjà un agenda absolument énorme avec lAgenda 2000. Lénergie des chefs dEtat et de gouvernement doit être concentrée sur sa conclusion. Un nouveau Parlement sera élu le 13 juin, au moment où le Traité dAmsterdam va prendre son plein effet. Il me paraîtrait pertinent dattendre les élections pour nommer la nouvelle Commission, qui exercerait tout de suite la plénitude de ses attributions.
Q - Tout cela crée un climat politique qui inquiète les gens. Est-ce que le Sommet de Berlin ne va pas être soupçonné de brader le compromis final parce quil faut absolument conclure dans cette période agitée ?
R - Il faut tirer les leçons de cette crise, mais elle ne sera salutaire que si lon reste dans un climat de dignité, quon ne se précipite pas. Les chefs dEtat et de gouvernement doivent sabstraire de ce contexte passionnel pour achever lAgenda 2000. Cest ce que souhaite faire le chancelier Schröder, qui poursuit sa tournée des capitales européennes.
Q - La Commission est partie. Oskar Lafontaine sest démis de ses fonctions de responsable des Finances dans le gouvernement allemand. Est-ce que lAllemagne, qui assure la présidence des travaux, nest pas trop affaiblie pour les mener à bien ?
R - La tâche du gouvernement allemand naura pas été facile, mais les données de laccord sont à portée de la main. La présidence allemande peut remporter un succès Nous voulons ly aider.
Q - M. Blair a dit quil faut maintenant à la tête de la Commission un poids lourd de la politique européenne. Allez-vous, dès le Sommet de Berlin, envisager des noms ?
R - Les chefs dEtat et de gouvernement vont se préoccuper de la question à Berlin. Nous verrons quel est le degré de maturité des décisions. Pour ce qui concerne la France, nous pensons que le prochain président de la Commission doit être une personnalité politique forte, dotée de capacités de leadership et danimation.
Q - Est-ce que le Parlement européen a gagné quelque chose politiquement ?
R Il a affirmé sa place. Pour ceux qui en doutaient, le Parlement européen vient de montrer sa puissance : il a la capacité de faire ou de défaire lexécutif européen. Ce que je souhaite, cest que le Parlement européen use de ses pouvoirs - qui sont très importants - avec sagesse. Ce qui veut dire, aussi, quil ne doit pas en abuser.
Q - Donc, cest plutôt une incitation à aller voter le 13 juin ?
R - Ce Parlement européen sera dautant plus légitime quil aura été consacré par une adhésion populaire suffisante./.
ENTRETIEN AVEC LE QUOTIDIEN "LE FIGARO" le 18 mars 1999
Q - La démission en bloc de la Commission nest-elle pas un cadeau offert aux eurosceptiques avant les élections européennes ?
R - Si cest un cadeau, je crois que cest un cadeau empoisonné pour les eurosceptiques. Car cette crise est la meilleure illustration de nos thèses sur la nécessité impérieuse dune réforme des institutions européennes : non pas pour aller vers une Commission plus effacée, comme les anti-européens le souhaiteraient, mais au contraire vers une Commission plus forte, plus politique, plus efficace et transparente. Il faut faire de cette crise le point de départ de lEurope de laprès-euro, une Europe nouvelle, politiquement réformée.
Q - Le rapport des sages vous semble-t-il équitable ?
R - Je crois que le rapport, qui a été établi par des personnalités éminentes et indépendantes, met laccent sur de réels dysfonctionnements de la Commission en tant quinstitution. Dans le même temps, sil évoque certains cas individuels, il relève quaucun membre de la Commission nest directement impliqué dans des activités frauduleuses et ne sest enrichi financièrement à la suite de ces cas de mauvaise gestion.
Q - Faut-il nommer tout de suite une nouvelle équipe ?
R - La question est complexe. Il faut éviter à la fois la précipitation et le pourrissement. Les chefs dEtat et de gouvernement, lors du Conseil européen des 24 et 25 mars à Berlin, évalueront avec sérénité ce quil est utile de faire.
Q - Qui verriez-vous à la place de Jacques Santer ?
R - Il semble logique que le prochain président soit issu du courant social-démocrate ou proche de lui, tout en étant acceptable pour les conservateurs. Les choix sont très ouverts. Nous verrons... En toute hypothèse, il faudra un président doté dune vraie capacité de vision et danimation.
Q - Lactualité, cest aussi la venue demain à Paris de Gerhard Schröder. Se dirige-t-on vers un accord sur lAgenda 2000 ?
R - Notre opinion, celle des autorités françaises, cest quil faut conclure. Cest effectivement possible à Berlin. LUnion européenne a besoin dun règlement financier et de réformes des politiques communes. Mais rien nest encore acquis.
Q - Le projet daccord agricole présenté par la présidence allemande ne vous convient-il pas ?
R - Il faut être clair : ce quon a présenté comme un accord nen est pas un. Le ministère français de lAgriculture a émis des réserves fortes qui tiennent notamment à la globalité de la démarche et au caractère excessivement coûteux de la proposition de la présidence allemande...
Q - Que reprochez-vous à lAllemagne ?
R - Le projet daccord agricole ne respecte pas la position définie au Petersberg par les chefs dEtat et de gouvernement sous limpulsion de M. Schröder - qui était de stabiliser les dépenses. Cette remarque vaut aussi bien pour les dépenses agricoles, quil faut plafonner à 40,5 milliards deuros par an, que pour les fonds structurels qui ne doivent pas dépasser 200 milliards deuros pour la période 2000-2006, à quelques retouches près.
Q - Comment expliquez-vous lattitude de lAllemagne qui dun côté, dit « nous payons trop » et, de lautre, se montre plus dépensière que prévu ?
R - La dynamique de départ enclenchée avec les propositions de la Commission na pas été vertueuse. Des promesses ont été ensuite faites dans la négociation, sur lesquelles il est difficile de revenir. Je pense notamment aux quotas laitiers en faveur de lItalie ou de lEspagne. Il faut reconnaître aussi quun certain nombre de demandes françaises ont été satisfaites, sur la viande bovine ou, même si ce nest pas suffisant les céréales et le vin. Tout cela aboutit à des coûts financièrement lourds.
Q - Que doit-on faire, alors ?
R - Soit on stabilise le paquet des dépenses, comme nous le demandons. Soit certains recommencent à proposer des solutions telles que le cofinancement ou lécrêtement des soldes. Toutes les deux sont mauvaises. La première a été abandonnée et nous en remercions lAllemagne. La seconde reviendrait à généraliser le système anticommunautaire du « chèque » britannique...
Il faut éviter une dérive qui mettrait fin à toute discipline budgétaire. Et nous répétons à nos amis allemands que cela naurait aucun sens de dépenser davantage, puisque tout euro supplémentaire se traduira par une dégradation de leur solde net...
Q - Quattendez-vous de la venue de M. Schröder ?
R - Le chancelier a choisi de terminer sa tournée des capitales européennes par Paris. Cest un signe. Il sait quun accord franco-allemand sur lAgenda 2000 est indispensable. Les choses doivent être dites très franchement pour rapprocher les points de vue : à quelques jours dune négociation comme celle de Berlin, on ne peut pas se permettre de se surprendre mutuellement. Cest un moment de vérité pour les deux pays et pour lEurope.
Q - Après Berlin, si un accord est trouvé sur lAgenda 2000, il sera temps de passer à autre chose, non ?
R - Il faut conclure lAgenda 2000 pour donner à lUnion les moyens de fonctionner, mais ce nest évidemment pas un travail fondateur. Après, nous pourrons ouvrir toute une série de chantiers plus exaltants.
Je citerais le lancement dun Pacte européen pour lemploi, la réforme institutionnelle préalable à lélargissement - nous voudrions lachever sous présidence française, au deuxième semestre de lan 2000 -, la création dun véritable espace européen de liberté, de sécurité et de justice. Enfin, linstauration dune capacité autonome de défense européenne : les Anglais sont volontaires, les Allemands disponibles, les Espagnols et les Hollandais également...
Q - Avec lélargissement, la relation franco-allemande ne va-t-elle pas changer de nature, perdre de son poids spécifique ?
R - Tout évolue. Sauf une donnée fondamentale : le moteur franco-allemand sera toujours une condition nécessaire à la construction européenne. Je pense même que, si Berlin est un succès, le moteur en sortira renforcé./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 1999)