Interview de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, au "Frankfurter Allgemeine Zeitung" le 17 mai 2010, sur le plan de soutien de l'Union européenne à la Grèce pour maintenir la zone euro et les mécanismes à mettre en place pour consolider cette zone.

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Média : Frankfurter Allgemeine Zeitung

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FAZ : L'Union monétaire européenne existera-t-elle encore dans cinq ans ?
C. Lagarde : J'en suis convaincue car dans le grand jeu mondial des puissances, les rôles sont aujourd'hui en pleine mutation. Les grands pays émergents gagnent énormément en importance économique et veulent de plus en plus avoir voix au chapitre politique. L'épicentre n'est plus quelque part au milieu de l'Atlantique entre les Etats-Unis et l'Europe. Ce serait un désastre si les Européens ne restaient pas unis, en particulier au sein de la zone euro avec sa monnaie solide. Appartenir à ce groupe est dans l'intérêt stratégique de chaque membre.

FAZ : La zone euro sera-t-elle composée des mêmes membres dans cinq ans ?
C. Lagarde : C'est difficile à dire. Il s'agit d'un club sélectif auquel nombre de non-membres aimeraient adhérer. Mais nous devons continuer d'exiger fermement le respect des conditions d'adhésion et le respect des règles afin de préserver la solidité et la stabilité de l'euro.

FAZ : L'adhésion de la Grèce était-elle une erreur ?
C. Lagarde : On ne réécrit pas l'histoire. Ce qui importe à présent, c'est de voir comment renforcer à l'avenir les règles au sein du groupe et comment mieux garantir le respect de ces règles.

FAZ : Ces règles n'ont pourtant pas cessé d'être enfreintes par le passé. On avait promis aux Allemands que l'interdiction de renflouement mutuel (no bail out) était irrévocable. Pouvez-vous comprendre maintenant l'indignation en Allemagne ?
C. Lagarde : Naturellement. Nous sommes tous indignés et frustrés. Et c'est pourquoi - en l'occurrence, la chancelière fédérale a tout à fait raison - nous devons maintenant renforcer les règles du pacte de stabilité et de croissance. Nous ne devons pas nous contenter de mesurer le déficit et le rapport entre endettement et produit intérieur brut. Nous devons également contrôler et améliorer l'évolution de la compétitivité des économies nationales. Nous devons vérifier soigneusement que la charge de la dette est supportable par les Etats, et pas seulement sur les trois prochaines années. L'Irlande et l'Espagne, par exemple, étaient très bonnes en ce qui concerne le déficit et l'endettement supplémentaire en pourcentage du PIB ; malheureusement, l'évolution de leurs économies reposait sur des bulles financières. Enfin, nous devons aller vers un rapprochement de nos modèles économiques et des politiques économiques convergentes.

FAZ : Attendez- vous encore de l'Allemagne qu'elle renonce à sa compétitivité ?
C. Lagarde : Mais non, et je ne l'ai jamais fait. Mais nous devons orienter nos modèles économiques sans perdre de vue la solidité de l'ensemble de la zone euro. Nous devons donc être attentifs aux exportations, mais aussi aux importations et à la consommation intérieure. Et chacun devrait faire preuve ici d'esprit d'équipe. Nos différences en Europe ne doivent pas tous nous appauvrir.

FAZ : Pour plus de convergence en Europe, il faudrait également renoncer de nouveau à une part de souveraineté nationale comme le demande la Commission européenne.
C. Lagarde : Ce n'est pas à moi, ministre de l'Economie et des Finances, de décider de la part de souveraineté que nous partageons au niveau européen. Nous devons en débattre, mais dans tous les cas, les choses doivent évoluer. Aujourd'hui en France, nous avons un débat sur l'opportunité de faire examiner et ratifier au préalable par le parlement le programme de stabilité que chaque Etat membre adresse à la Commission. Il est important que l'Eurogroupe pèse sur ce processus en tant qu'institution démocratique et représentative. Nous avons besoin d'une redistribution des rôles entre l'Eurogroupe et la Commission européenne qui n'est l'organe de représentation d'aucun Etat légitime. La Commission ne doit pas déterminer les politiques économiques et fiscales des pays. Le Commissaire européen Olli Rehn m'a donné l'assurance que la Commission ne voulait avoir accès qu'aux grandes lignes des prévisions budgétaires annuelles afin de vérifier leur compatibilité avec le Pacte de stabilité et de croissance pluriannuel. Je trouve cette proposition plutôt intéressante.

FAZ : Quels renforcements des règles du pacte de stabilité sont-ils envisageables ? Des sanctions, la suspension du droit de vote, la menace d'une exclusion de l'Union monétaire ?
C. Lagarde : Nous devons à nouveau nous pencher sur la question des sanctions. Il reviendra aux Chefs d'Etats et de gouvernements d'en décider. Mais elles doivent avoir un effet dissuasif. On pourrait réfléchir par exemple à la privation des subventions accordées au titre du fonds structurel et du fonds de cohésion. Il existe déjà la possibilité d'imposer des amendes, mais je trouve plutôt étrange de porter ainsi un nouveau coup d'assommoir à des pays qui ont d'ores et déjà de grosses difficultés de paiement. Il y a aussi la possibilité de suspension du droit de vote comme l'ont évoqué le président de la République et la chancelière fédérale. La chancelière fédérale a également évoqué l'exclusion temporaire aussi longtemps que les critères ne seront pas respectés. L'essentiel en matière de sanctions est qu'elles soient tangibles et probables plutôt que floues et improbables.

FAZ : Mais, l'Allemagne et la France ne sont pas d'accord sur le sujet.
C. Lagarde : Une exclusion serait difficile. Ainsi, dans le cas de la Grèce par exemple, celle-ci verrait sa dette multipliée par deux d'un seul coup. Mais dans l'ensemble, la position de la chancelière fédérale et celle du président de la République en matière de durcissement des sanctions sont proches l'une de l'autre. Tout cela va au devant des revendications de l'Allemagne, des revendications dont nous aurions dû tenir compte plus souvent par le passé.

FAZ : Comment voulez-vous imposer de l'extérieur une discipline budgétaire lorsqu'un pays falsifie ses chiffres ?
C. Lagarde : Nous devons développer les moyens techniques qui nous permettront de mettre en place un meilleur système d'alerte précoce. Tout commence par une analyse correcte des chiffres. Lorsque la Grèce nous a fait parvenir certains de ces chiffres, nous n'avions pas encore les moyens de les vérifier. Eurostat s'est rendu cinq fois en Grèce, mais parfois pas plus de 24 heures. Nous avons besoin de véritables examinateurs sur place. Nous avons également besoins d'autorités statistiques indépendantes, ce qui n'existait pas en Grèce.

FAZ : Sur les décisions prises le week-end dernier : les politiques auraient-ils par hasard succombé à un accès de panique ? La prise de décisions aussi importantes n'était pas prévue.
C. Lagarde : En effet, l'évolution sur les marchés financiers a bouleversé l'ordre du jour prévu. Depuis le mardi précédent, les investisseurs n'achetaient plus aucun emprunt grec et seulement très peu d'emprunts espagnols et portugais. Les spreads augmentaient très rapidement, et les CDS, qui reflètent le coût du risque, étaient également à la hausse.

FAZ : Mais il n'est pas dans l'attribution des gouvernements de faire en sorte que le CAC-40 grimpe ou de faire baisser le coût de la dette des Etats.
C. Lagarde : Les gouvernements doivent mettre en place les conditions générales qui permettent le bon fonctionnement de l'économie. Dans le cas présent, nous nous dirigions vers une situation analogue à celle qui a suivi la chute de Lehman Brothers. Le marché interbancaire était en situation difficile. C'est aux gouvernements qu'il revient d'empêcher ce genre de thrombose.

FAZ : Est-ce à dire que les banques ne se prêtaient plus d'argent entre elles ?
C. Lagarde : Le marché interbancaire n'était pas complètement paralysé, mais des tensions se faisaient nettement sentir.

FAZ : Les dettes du Portugal sur deux ans offraient un rendement de 5 %. Avant, les marchés appliquaient les mêmes conditions à presque tous les membres de la zone euro. Aujourd'hui, enfin, ces conditions diffèrent en fonction des pays, et cela est économiquement plus raisonnable. Pourquoi cela devrait-il être une catastrophe ?
C. Lagarde : Le marché interbancaire mondial faisait face à des tensions. Ce n'est pas un hasard si les ministres des Finances du G7 et les présidents de leurs banques centrales se sont concertés à plusieurs reprises au cours de ce week-end. Il y avait de bonnes raisons à cela. Tous les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales du G7 étaient préoccupés. Ils étaient d'accord sur la nécessité de mettre une fin rapide à la spirale de l'instabilité. Ce n'était pas de la panique mais une détermination commune. A cet égard, la coopération franco-allemande a été particulièrement remarquable. Je sais que l'on dit souvent chez vous maintenant que les Français ont réussi à s'imposer. Chez nous, certains disent que ce sont les Allemands qui ont réussi à s'imposer. En réalité, c'est un véritable duo franco-allemand qui s'est mis à l'oeuvre. J'ai eu Wolfgang Schäuble très souvent au téléphone. La coopération au sein de l'Eurogroupe et au-delà, jusqu'avec la banque centrale japonaise, a été, quant à elle, impressionnante. Ce n'était pas le train-train quotidien. Et lorsqu'à trois heures du matin nous avons trouvé un accord, nous nous sommes tous félicités et j'ai embrassé Thomas de Maizière.

FAZ : Mais votre Président a dit que le résultat final contenait 95% des propositions françaises. Cela ressemble à une victoire française...
C. Lagarde : Il n'y a pas eu à Bruxelles de gagnants et de perdants, de victoire ou de défaite. Le seul gagnant aujourd'hui c'est l'Europe et la zone Euro. Il y a eu ces dernières semaines une extraordinaire prise de conscience des Européens de leurs devoirs. Une monnaie forte et stable cela se mérite, c'est le résultat du respect de disciplines et d'une compétitivité élevée. Tous ceux qui l'avaient oublié ont aujourd'hui décidé d'agir dans ce sens et annoncent des mesures budgétaires d'un grand sérieux. Il fallait agir fortement pour protéger notre bien commun. Nous l'avons fait ensemble. Je comprends les craintes et je connais les objections exprimées en Allemagne contre cet accord mais cette crise a eu au moins le mérite de nous faire entrevoir ce qui risquait de se passer si nous ne jouions pas en équipe. Je crois que les Allemands ne peuvent que se réjouir de cette prise de conscience." Et j'observe que, depuis quelques jours, certains de nos voisins ont pris des mesures très fortes pour remettre sur pied leurs économies. Donc il n'est pas question, comme je l'ai parfois lu, d'abandon de souveraineté nationale ou de transfert de souveraineté nationale. Nous nous sommes mis d'accord pour partager un peu cette souveraineté nationale et je pense qu'il est grand temps de cesser d'aborder la question européenne en termes de winners ou de loosers.

FAZ : Avec vos milliards, vous déresponsabilisez grandement les Etats. Chaque gouvernement saura en effet désormais que, finalement, il y aura toujours cette bouée de sauvetage.
C. Lagarde : Cela dépend des conditions que les Etats devront remplir. Tout le monde était d'accord avec la proposition allemande de ne pas pratiquer des taux d'intérêts préférentiels afin que le pays concerné soit incité à revenir au système de financement par les marchés. Il s'agit d'un système de garanties temporaires pour consolider le budget. Il ne devrait pas être possible de faire appel à ce mécanisme pendant plus de trois ans, sachant que mais certaines garanties ou crédits pourraient être prolongés.

FAZ : Les pays bénéficiaires devront-ils remplir les mêmes conditions que celles imposées à la Grèce ?
C. Lagarde : A mon avis oui. Mais ce n'est pas encore décidé. Les parlements nationaux d'abord autoriser les garanties sur les 440 milliards d'euros et la commission européenne fera des propositions de mise en place d'un fonds commun de créance. Je milite avec Wolfgang Schäuble pour que ce soit les 16 pays de la zone euro qui aient du poids dans ce fonds commun de créance. Je pense que les pays doivent être encouragés à réduire leurs dépenses, à améliorer leur compétitivité et à rendre compte de leurs progrès tous les trois mois.

FAZ : Pourquoi avoir porté atteinte ce week-end à l'indépendance de la banque centrale ?
C. Lagarde : A chaque fois que nous avons demandé quelque chose à la BCE, celle ci a manifesté son indépendance et M. Trichet a été très strict. Je me suis fait rembarrer plusieurs fois.

FAZ : L'indépendance a un grand prix et doit être défendue. Mais malheureusement c'est du passé.
C. Lagarde : Mais non. La BCE reste indépendante. Il faut être réaliste et pragmatique et ne pas se contenter d'un mythe. Imaginez-vous la BCE rester sur un pinacle pendant que toute l'Europe se disloque ? La BCE est aussi responsable de la stabilité de la monnaie. Elle a fait montre d'une grande détermination. Je trouve cela déplacées les critiques émises alors par quelques présidents de banques centrales. Car si l'indépendance est importante, la solidarité et le silence ensuite le sont tout autant. Lorsqu'une décision collective est prise, elle doit être respectée.

FAZ : Vous parlez du président de la Bundesbank, Axel Weber ? Il a critiqué dans une interview l'achat d'emprunts d'Etats par la BCE.
C. Lagarde : Je ne sais pas si c'était lui. S'est-il exprimé ?

FAZ : Une décision a-t-elle été prise concernant la succession de M. Trichet ?
C. Lagarde : Pendant la crise de ces derniers jours, la BCE a encore une fois fait preuve sous l'impulsion de Jean Claude Trichet, de pragmatisme et de réalisme. La question de sa succession se posera le moment venu mais n'est pas pour l'instant à l'ordre du jour.

FAZ : La Grèce pourra-t-elle rembourser ses dettes ?
C. Lagarde : Le pays a prouvé dans le passé qu'il était capable de réduire sa dette - si l'on part du principe que les chiffres sont exacts. D'autres pays, comme la Belgique, le Canada ou la Suède, ont également réussi à le faire.

FAZ : Une restructuration de la dette ne serait-elle pas une possibilité ?
C. Lagarde : Non !

FAZ : Les banques s'en sortent donc sans dommages ?
C. Lagarde : L'Institut de la finance internationale (IIF) présidé par M. Ackermann s'est engagé à ce que les banques ne se débarrassent pas des dettes pour le moment.

FAZ : Mais ce n'est pas un vrai sacrifice. Les cours des emprunts sont bas. Vendre maintenant serait synonyme d'énormes pertes.
C. Lagarde : Imaginez des ventes massives et soudaines. Si les banques restent dans le bateau, c'est un avantage. D'ailleurs, la taxation des banques continuent à faire partie de mes priorités - tout comme de celles de mon collègue Wolfgang Schäuble.

FAZ : Peut-on vraiment se fier à la capacité de la France à réduire son déficit alors que le président craint déjà d'utiliser le simple mot de « rigueur » ?
C. Lagarde : Le Président de la République s'est engagé vigoureusement à réduire le nombre de fonctionnaires. C'est le cas pour la troisième année consécutive. Il s'est engagé vigoureusement à réformer le régime des retraites en France. Les négociations ont commencé et le projet de loi sera sur table à la fin du mois de juin. Le Premier ministre vient d'annoncer le gel des dépenses de l'Etat en valeur, soit une diminution de nos dépenses de fonctionnement de 5 % en 2011 et de nos dépenses d'intervention de 10 % en 3 ans. Ce que nous refusons, ce sont les hausses généralisées d'impôts parce qu'elles étoufferaient la reprise de l'activité. Le retour de la croissance favorise aussi la remise en ordre des comptes publics. Personne ne doit douter que, comme les autres pays européens, nous soyons en train de prendre des mesures fortes pour freiner la dépense publique.

Source http://www.economie.gouv.fr, le 18 mai 2010