Déclaration de Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication, sur le droit de la propriété intellectuelle notamment dans le monde du numérique, à Paris le 11 mai 2001.

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Circonstance : Installation du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, à Paris le 11 mai 2001

Texte intégral

Madame et Monsieur les Députés,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
L'installation du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique est un acte important. Je remercie tous ceux qui ont bien voulu y participer : représentants de l'administration, personnalités qualifiées, professionnels. Je veux aussi saluer la présence du député Patrick Bloche qui avait proposé dans son rapport Le Désir de France que soit créée " une instance de médiation pour les questions de propriété intellectuelle liées à la société de l'information ". J'ai plaisir à donner corps à cette initiative que je sais pleinement adaptée à notre temps.
Le renouvellement de l'environnement technique - la numérisation et l'interconnexion des réseaux - place dans le débat public le droit de la propriété intellectuelle qui semblait réservé aux seuls professionnels et spécialistes. Il faut s'en réjouir : dans l'univers numérique, à tout âge, comme créateur et comme consommateur, chacun devra respecter ce droit qui est la condition de la reconnaissance et de la rémunération des auteurs, des artistes et des producteurs d'uvres de l'esprit.
Le CSPLA aura pour vocation d'organiser la réflexion éclairée nécessaire à toute évolution sereine du droit de la propriété intellectuelle, notamment dans le monde numérique. Il devra apprécier les raisons qui font de ce droit un nouvel enjeu, mesurer les adaptations qui s'imposent, répondre à l'opinion selon laquelle notre droit serait devenu obsolète.
Je crois en effet que la mutation numérique bouleverse bien moins le droit de la propriété intellectuelle que les intérêts économiques, industriels et financiers qui s'y attachent. Elle transforme directement les processus de production, de communication, de distribution et de consommation de biens immatériels, notamment culturels. Dans tous les domaines de la création et de l'information, nous observons l'accélération de l'appropriation privée. C'est une réponse économique paradoxale aux effets de la numérisation et de l'interconnexion des réseaux. Elles sont, en effet, des procédés absolument ouverts et interopérables et qui favorisent de nouveaux entrants, de nouveaux publics et un plus large accès aux uvres. L'importance économique des droits de propriété intellectuelle n'est plus à démontrer quand on sait qu'au plan mondial le secteur de la communication et de la culture représente plus de deux fois les secteurs des télécommunications et de l'informatique réunis. Ces enjeux industriels m'engagent, d'une part, à prêter une attention particulière aux acteurs indépendants et aux auteurs, mais aussi, à soutenir la création d'un espace public numérique dense et ouvert.
Tel est le cur des réalités et des enjeux économiques et culturels qui affectent le droit de la propriété littéraire et artistique. L'importance de ces enjeux doit nous conduire à préparer de manière concertée et ouverte l'évolution de ce droit. Ce sera la mission principale du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et artistique : préparer l'adaptation du droit de la propriété intellectuelle à l'ère numérique. Je voudrais que s'y dégagent des propositions favorisant le renouvellement de la création et la circulation des oeuvres en direction de tous les publics.
1 - La création durable, donc rémunérée, doit constituer l'objectif premier et permanent du droit de la propriété intellectuelle.
Le développement des nouvelles formes de création multimédia et de distribution, notamment en ligne, ont mis en lumière certaines difficultés pratiques du droit. La question de la dévolution des droits entre les auteurs salariés et leurs entreprises peut être améliorée de manière pragmatique. Il n'est question ni d'inventer je ne sais quelle catégorie juridique, ni de supprimer le régime de l'uvre collective ou de mettre en cause le régime de l'uvre de commande. Il s'agit de garantir les droits des créateurs salariés et d'offrir une sécurité juridique et économique aux employeurs. J'invite le CSPLA à imaginer les règles d'une dévolution équitable et compétitive des droits. Il devra y songer en prenant appui sur les accords intervenus dans le secteur de la presse.
En second lieu, je souhaite que le CSPLA contribue à progresser sur le terrain de la fluidité des droits d'auteurs. La création contemporaine a recours à des uvres de toute nature - écrit, musique, arts plastiques - récentes comme passées. La simplicité de gestion des droits d'auteurs et des droits voisins est donc un impératif pour la vitalité de la création. J'engage les sociétés de gestion des droits à poursuivre leurs efforts en vue de créer un guichet unique. C'est de l'intérêt des auteurs mais aussi des producteurs et des éditeurs. Cette réflexion pourra aussi conduire à résoudre des sujets connexes, comme la gestion des droits de titulaires non identifiés, mais aussi la situation des ayant droits des auteurs et artistes décédés.
En troisième lieu, et dans un second temps, j'invite le CSPLA à se concerter sur la transposition de la directive sur certains droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information qui vient d'être adoptée. Avec le Ministère des Affaires Étrangères que je tiens à saluer, nous avons souhaité une harmonisation européenne des droits d'auteurs et des droits voisins. On aurait pu espérer une harmonisation plus profonde, notamment des exceptions facultatives. Une exception s'est cependant imposée à tous : l'exception pour copie privée et son indissociable compensation. Reconnu dans notre droit, ce double principe est désormais étendu à l'Union européenne. C'est équilibre fondamental de droits et libertés : d'un côté, la reconnaissance du droit des auteurs, des artistes et des producteurs ; d'un autre côté, dans l'intérêt des utilisateurs, la faculté de copie à usage strictement privé qui s'accompagne évidemment d'une indemnité juste et préalable.
En France, un débat a eu lieu qui a parfois confondu copie privée et piratage, taxation et rémunération. Il a soulevé plusieurs questions. La question complexe des supports d'enregistrement justifiant une rémunération pour copie privée est à l'étude dans une Commission instituée par la loi. La question de l'emploi d'une partie de cette rémunération pour des actions d'intérêt général fera l'objet de l'attention prioritaire de la Commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits qui vient d'être créée auprès de la Cour des Comptes. Enfin, la question des bénéficiaires de la rémunération doit être traitée sans pression ni précipitation au sein du CSPLA. A la lumière de la mutation numérique, le CSPLA devra mener un travail d'expertise sur la copie de " l'écrit numérique " voire de l'image fixe qu'il faut identifier, mais aussi sur la copie des logiciels.
Pour avancer sur tous ces sujets, le CSPLA bénéficiera de l'expertise d'éminents juristes et praticiens du droit de la propriété intellectuelle. Des professeurs d'Université ont bien voulu nous apporter toute leur connaissance de ces sujets. Madame Frison-Roche nous éclairera certainement sur les enjeux économiques et industriels du droit de la propriété intellectuelle. Messieurs Lucas et Sirinelli sauront nous aider à formuler des adaptations durables de ce droit. Je remercie aussi Maîtres Bénasseraf et Martin, spécialistes de ce droit. Je suis certaine aussi que Jean-Marie Borzeix, apportera son précieux concours en partageant sa grande expérience de l'édition et des médias.
2 - La liberté d'accès aux uvres pour tous les publics devra être le second guide des réflexions du CSPLA.
Vous savez tous que le numérique assure une reproductibilité quasi parfaite. Cela modifie en profondeur la production et la distribution des biens culturels qui se fondait sur la production maîtrisée de copies génératrices de droits. Cela facilite aussi le piratage qui mine le renouvellement de la création et de la production. C'est pourquoi, je souhaite que le CSPLA se saisisse des questions juridiques liées à la contrefaçon destructrice d'une création durable. Je remercie la députée Brigitte Douay, Présidente du Comité National Anti Contrefaçon, de rejoindre ce Conseil pour l'éclairer sur ce sujet et l'engager à travailler sur l'efficacité des procédures de lutte contre la contrefaçon. Le Ministère de la Justice s'y emploie utilement. De mon côté, avec le Secrétariat d'État à l'Industrie et le Ministère de la Recherche, j'ai engagé le Réseau d'Innovation dans l'Audiovisuel et le Multimédia (RIAM) sur des programmes en faveur des outils modernes de gestion des droits.
Le CSPLA devra se pencher sur les enjeux et limites des systèmes de protection technique des uvres. Il pourra compter sur la grande expérience de M. Leonardo Chiariglione qui a eu la charge de diriger le SDMI (Secure Digital Music Initiative) et qui est l'un des inventeurs des formats MPEG. Face à des logiques de piratage, je suppose qu'il est indispensable de protéger techniquement les uvres en les " encapsulant " ou en les " encryptant ". Mais, je souhaite que le CSPLA examine avec attention les risques que ces perspectives font courir aux libertés. Si l'intérêt des fabricants de ces systèmes est très fort, il faut savoir que ces derniers ne sont pas sans danger : surveillance, filtrage, et à terme, fermeture des réseaux et réduction de la circulation des uvres. Je sais que les producteurs et les distributeurs ont besoin de protéger leurs investissements. Mais les citoyens, comme les auteurs et les artistes, dès lors qu'ils sont rémunérés, souhaitent que les uvres circulent et soient accessibles. C'est un sujet assez nouveau qui doit faire l'objet de propositions équilibrées entre intérêts économiques, droits des producteurs et libertés. Elles ne peuvent être fonction de seules prouesses techniques mais de choix démocratiques respectueux des droits.
Monsieur le Président, avant de vous laisser travailler, je formule un vu. Je souhaite que le droit de la propriété intellectuelle bénéficie d'une transparence accrue à la fois dans son élaboration, son application, sa gestion et ses évolutions. Je crois que l'ouverture des débats, le recours à des personnalités qualifiées, l'accueil d'un grand nombre d'acteurs mais aussi d'autres experts seront indispensables. C'est dans cet esprit que j'ai demandé que le service de communication en ligne du Ministère enrichisse les rubriques consacrées à la propriété intellectuelle afin d'offrir aux citoyens les moyens d'en connaître les principes, les enjeux et les modalités d'emploi.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de ce Conseil, je vous remercie tous très chaleureusement d'avoir avoir accepté de participer à ce travail que je sais passionnant. Je tiens à remercier Monsieur le Conseiller d'État Jean-Ludovic Silicani qui connaît tout aussi bien les enjeux de la communication et de la culture que les arcanes du droit, y compris numérique puisqu'il est au Conseil d'Etat rapporteur du projet de loi sur la société de l'information que vient de finir le gouvernement. Je remercie aussi Monsieur Maurice Viennois, Conseiller doyen honoraire de la Cour de Cassation, notamment chargé des questions de propriété littéraire et artistique et membre de la Commission Nationale Informatique et Libertés. La double compétence dont témoignent ces hautes fonctions seront j'en suis certaine très utiles au Conseil supérieur de la Propriété Littéraire et artistique.
En attendant beaucoup vos avis et vos recommandations, je vous souhaite un excellent travail.

(source http://www.culture.gouv.fr, le 14 mai 2001)