Texte intégral
Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,
Je tiens d'abord à remercier chaleureusement le CFCE, le CEPII et la BNP Paribas pour l'organisation de ce colloque Asie 2001. L'intégration régionale en Asie est en effet un thème crucial, tant pour l'avenir du système monétaire et financier international que pour celui du système multilatéral commercial. L'Asie de l'est, ou, plus précisément, l'ASEAN + 3, c'est-à-dire l'ASEAN, la Chine, le Japon et Corée, représente d'ores et déjà près d'un quart du PIB mondial, contre un gros tiers pour l'ALENA et un petit tiers pour l'Union européenne. Sa part du marché mondial est aujourd'hui proche de 25 %, contre 38 % pour l'Union européenne, et 19 % pour l'ALENA.
Vous avez, je crois, évoqué en ce début de matinée les questions relatives à la coopération monétaire et aux risques de change, avec la participation d'éminents spécialistes, notamment M. ITO, Deputy Vice-Minister des affaires internationales, au ministère des finances du Japon. Vos travaux doivent porter également sur l'intégration régionale dans le domaine commercial et ses conséquences multilatérales. Je souhaite à cet égard partager ce matin avec vous quelques pistes de réflexions sur le régionalisme asiatique.
J'étais la semaine dernière en visite officielle au Japon où j'ai eu la possibilité de rencontrer des industriels japonais, mes homologues du gouvernement, ainsi que des universitaires. Je reviens convaincu que le processus d'intégration régionale est en bonne voie, qu'il peut mener à une union économique et monétaire et qu'un retour en arrière apparaît désormais très improbable. Une question reste posée: celle du rythme de cette intégration.
Je ne vous livre aucun secret d'Etat en vous disant que certains officiels m'ont décrit comme très probable, dans un avenir proche, un monde tripolaire partagé entre la zone dollar, la zone euro, la zone yen. D'autres, en revanche, pronostiquaient un processus beaucoup plus lent, entre coups d'arrêts et brusques accélérations.
1. Les premières pierres de cet édifice régional ont déjà été posées.
A la différence de l'Europe ou de l'Amérique, la régionalisation en Asie a d'abord progressé en l'absence de tout cadre formel. Nombre d'experts ont évoqué un "régionalisme spontané", conséquence du développement des réseaux de production des grandes entreprises, notamment dans les secteurs de l'électronique et de l'automobile.
Cette régionalisation de facto n'a fait l'objet d'une construction institutionnelle que dans un deuxième temps. Créée en 1967 dans l'objectif "d'accélérer la croissance économique dans la région et de promouvoir la paix et la stabilité régionale", l'ASEAN ne s'est donné les moyens d'une véritable coopération économique qu'à partir des années 90. En 1992, elle a adopté un processus visant à la mise en place d'une zone de libre échange d'ici 2003, suivi en 1995 d'un programme visant à la création d'une zone de libre circulation des investissements d'ici 2010, puis, en 1997, d'un plan visant à créer une zone économique intégrée d'ici 2020.
Plus significative encore pour la construction de l'intégration régionale de l'Asie a été la mise en place, il y a quatre ans, de l'enceinte informelle de dialogue "ASEAN + 3", dans le format ASEAN, Chine, Japon, et Corée du Sud. C'est le même format que l'East Asian Economic Caucus, proposé par le docteur Mahathir il y a une dizaine d'années, mais qui n'avait finalement jamais vu le jour.
Cette enceinte de dialogue "ASEAN + 3", qui regroupe 13 pays, est devenue très active. Elle se réunit régulièrement au niveau des ministres des finances, et au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, en marge des sommets de l'ASEAN et de l'APEC.
Plusieurs événements ont donné, ces dernières années, une nouvelle impulsion au régionalisme asiatique et ont joué comme des aiguillons. Je pense notamment à trois facteurs : la crise financière asiatique de 1997-1998, l'échec de Seattle, ainsi que le manque d'avancées commerciales au sein de l'APEC, dans un contexte où le modèle de l'Union économique et monétaire européenne joue son rôle et où le régionalisme progresse à petits pas en Amérique latine ou dans la zone des Amériques.
2. La crise asiatique de 1997-1998 est le catalyseur de la coopération monétaire et financière régionale.
La crise a conduit en effet les pays de la zone à adopter une démarche plus active dans les débats sur la réforme de l'architecture du système monétaire et financier international.
Avant la crise asiatique, la coopération monétaire et financière fonctionnait mal. Il existait bien, depuis 1997, un accord d'échanges de devises et de concours temporaires entre les banques centrales des cinq Etats fondateurs de l'ASEAN (l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande), destiné à résoudre les difficultés temporaires des balances des paiements. Mais, compte tenu de la faiblesse des ressources financières susceptibles d'être mobilisées, cet accord n'a jamais été utilisé, même au plus fort de la crise financière asiatique.
Elément plus significatif de la coopération, les Etats membres de l'ASEAN ont mis en place en 1998 un embryon de mécanisme de surveillance au niveau régional: l'"ASEAN Monitoring Process", dont l'objectif était de prévenir de nouvelles crises financières en développant notamment des indicateurs d'alerte quantitatif et qualitatif.
La mise en place de ce mécanisme a surtout donné l'occasion aux ministres des finances de l'ASEAN d'échanger des informations et de discuter des situations économiques. Fait majeur, le principe de surveillance par les pairs est maintenant admis et mis en pratique, et enfin, le dialogue a été élargi au format ASEAN + 3.
Récemment, en mai 2000, l'initiative de Chiang Mai, approuvée par les chefs d'Etat et de gouvernement en marge du sommet de l'ASEAN en novembre dernier, élargit à l'ensemble des Etats membres de l'ASEAN + 3, l'accord d'échanges de devises conclu en 1997, et dispose de ressources financières significatives. L'initiative de Chiang Mai constitue une étape importante dans le renforcement de la coopération financière régionale. Elle la rend à la fois significative sur le plan financier et crédible sur le plan politique en associant les trois grandes puissances de la région. Elle devrait avoir un véritable effet dissuasif sur les spéculateurs et améliorer la défense des devises asiatiques.
3. L'échec de Seattle a été un autre aiguillon à l'intégration économique et commerciale
La croissance économique des pays d'Asie de l'Est est très fortement dépendante de l'expansion de leurs exportations. Mes collègues japonais m'ont encore rappelé combien il était vital pour les pays d'Asie d'obtenir un accès plus large aux marchés étrangers.
L'échec de Seattle pousse donc les pays asiatiques à renforcer leur coopération économique et commerciale. Comme j'ai pu le constater lors de mes récents entretiens, le Japon, mais aussi la Corée semblent maintenant acquis au principe du régionalisme et à la signature d'accords bilatéraux.
A l'initiative de la Chine, les chefs d'Etats des treize pays de la zone ont, en novembre dernier, décidé d'examiner la faisabilité économique et sociale d'une "zone de libre échange et de libre investissement" pour l'Asie de l'Est, qui associerait probablement Hong-Kong. Un groupe de travail, créé à cet effet, devrait rendre ses conclusions à l'occasion du septième sommet de l'ASEAN.
Certes, ce projet, d'ores et déjà présenté par la presse comme le " pacte de l'Asie de l'Est ", nécessitera de nombreux efforts de la part de l'ensemble des pays de la région. L'ambition même du programme l'inscrit dans un horizon de long terme de dix à vingt ans. Le Japon insiste sur la nécessité de renforcer d'abord les liens entre l'ASEAN et chacun de ses trois partenaires. La Chine serait, quant à elle, favorable à la constitution, dans un premier temps, d'une zone de libre échange avec l'ASEAN.
Comment doit-on lire l'émergence de la zone ASEAN+3 ? S'agit-il d'une réponse aux difficultés de l'ASEAN ? Je dirais plutôt que les progrès réalisés par l'ASEAN pour consolider son intégration économique régionale joueront un rôle décisif pour l'avenir de la zone ASEAN +3.
L'ASEAN doit être capable d'intégrer des économies aux niveaux de développement très différents depuis l'adhésion du Vietnam en 1995, de la Birmanie et du Laos en 1997 et enfin du Cambodge en 1999. Parmi ses dix membres, l'ASEAN compte désormais trois pays -le Laos, la Birmanie et le Cambodge- qui entrent dans la catégorie des " pays les moins avancés ".
A cet égard, l'" initiative pour l'intégration de l'ASEAN " lancée en novembre dernier au sommet informel de Singapour afin d'aider le développement des pays les plus pauvres de l'ASEAN doit être saluée. Les pays les plus développés de l'ASEAN s'y engagent à stimuler la croissance des pays les plus pauvres en leur apportant un soutien en matière de formation, d'éducation, de culture et de développement des compétences. La Chine, le Japon et la Corée du Sud ont affirmé leur soutien à cette initiative en s'engageant à construire un réseau urbain des technologies de l'information
Le second défi pour l'ASEAN consiste à mettre en uvre le calendrier interne de libéralisation convenu au sommet de Hanoï en 1998. Le programme décidé à Hanoï a été confirmé à Chiang Maï, puis à Singapour en novembre dernier. C'était, je crois, tout à fait essentiel. Le 31 décembre 2002 demeure bien la date à laquelle l'essentiel des échanges internes devra être libéralisé. Le maintien de ce cap constitue un signal extrêmement encourageant pour les acteurs économiques.
J'ajouterai enfin que les accords commerciaux bilatéraux conclus récemment ou en gestation entre les pays de la région constituent autant de "petits bonds en avant" vers une intégration plus complète. Le Japon, notamment, se montre très actif: des négociations pour un accord new âge sont engagées avec Singapour, d'autres sont envisagées avec la Corée du Sud et le Mexique.
4. Je voudrais insister pour finir sur le fait que la coopération régionale ne doit pas être considérée comme un substitut, mais bien comme un complément du système multilatéral, que ce soit sur le plan monétaire et financier ou commercial.
Sur le plan financier notamment, il est fondamental que les outils de coopération monétaire régionale soient cohérents avec les facilités multilatérales, notamment celles du FMI, car ils sont susceptibles d'être mis en uvre simultanément par les pays confrontés à des problèmes de change. C'est bien le cas de l'accord de coopération monétaire conclu par les pays de l'ASEAN +3.
L'exercice d'une surveillance par les institutions financières internationales, notamment par le FMI, n'est nullement incompatible avec le renforcement de la surveillance régionale. Au contraire, la surveillance au niveau régional et la surveillance au niveau mondial sont tout à fait complémentaires.
Les accords régionaux peuvent permettre de mieux " ancrer " les engagements de réforme et de libéralisation, et de contribuer à pérenniser le développement économique des pays concernés.
Par ailleurs, en ouvrant l'accès à de plus vastes marchés, les accords d'intégration économique régionale favorisent la venue des investissements directs étrangers.
En outre, de nombreux types d'obstacles aux échanges ne trouvent pas encore de réponse dans les accords commerciaux multilatéraux. Les marchés publics, par exemple, n'ont donné lieu qu'à des accords plurilatéraux, et ne sont donc que très partiellement couverts à l'OMC. De même, les règles sur la concurrence sont à peine " effleurées " par les accords de Marrakech. L'accomplissement des réformes internes dans ces domaines constitue un enjeu essentiel pour le développement des économies. En traitant de ces sujets, les accords régionaux dits de la " nouvelle génération ", peuvent utilement servir d'aiguillon aux négociations multilatérales.
Les pays d'Asie orientale partagent donc avec l'Union européenne la volonté de contribuer au renforcement du système commercial multilatéral.
Dans la déclaration de Chiang Maï, les ministres de l'ASEAN ont soutenu " le lancement, au plus tôt, d'un nouveau cycle de négociations commerciales et sont convenus de la nécessité d'un ordre du jour large et équilibré reflétant les intérêts de tous les membres de l'OMC, en particulier des pays en développement ".
Je reste persuadé que seule la dynamique multilatérale peut permettre de répondre à la tentation du repli protectionniste qui resurgit dans les périodes de ralentissement de la croissance. En outre, en l'absence de régulation multilatérale, de nouvelles formes de protectionnisme - sanitaire ou environnemental - pourraient se développer.
Les défis de la mondialisation sont nombreux, qu'il s'agisse de l'environnement, de la sécurité des aliments, de la santé. Ils appellent des réponses concertées et cohérentes de la part de l'ensemble des Etats dans le cadre du système commercial multilatéral.
La Chine, qui constituera le première puissance économique mondiale à l'horizon 2010-2015, est en train d'intégrer le système commercial multilatéral. A terme, l'adhésion de la Chine à l'OMC se traduira par une importante ouverture tarifaire vis à vis de l'ensemble des membres de l'OMC. Cette libéralisation sera particulièrement significative pour les secteurs manufacturiers actuellement protégés par des droits de douane très élevés.
Cette perspective constitue déjà pour la Chine un puissant stimulant du processus de réformes et entraînera des modifications importantes de ses structures et de son système juridique. Mais surtout, en entrant à l'OMC, la Chine accepte ses principes et ses règles fondamentales: la réciprocité commerciale et le respect de la loi internationale.
Symétriquement, l'entrée de la Chine à l'OMC renforcera la crédibilité et la légitimité de l'organisation et donnera un contenu concret à sa vocation d'universalité.
La multiplication des accords régionaux est fréquemment citée : cent trente accords régionaux en vigueur sont dénombrés, dont la moitié n'a été notifiée à l'OMC que depuis 1990. Il convient cependant de relever, en parallèle, l'augmentation très notable du nombre des membres du système commercial multilatéral, quatre vingt dix en 1990, cent trente-huit aujourd'hui. Ces chiffres nous rappellent que régionalisme et multilatéralisme progressent de concert.
L'Asie orientale illustre parfaitement ce double phénomène. Elle approfondit son intégration régionale sans se détourner du système commercial multilatéral, comme en témoignent, au-delà du dossier chinois, les candidatures à l'OMC du Vietnam, du Laos et du Cambodge.
Messieurs les ambassadeurs, Mesdames et Messieurs,
La construction d'un bloc asiatique laisse en suspens de nombreuses questions géopolitiques. Quel sera l'équilibre des forces au sein de ce bloc, notamment entre les deux acteurs majeurs que sont le Japon et la Chine ?
La Chine sera t-elle tentée d'instaurer des relations de vassalité avec les pays voisins? A l'inverse, le Japon ne cherchera t-il pas à accroître son influence économique dans les pays de l'Asie du sud-est ?
Il ne faut pas méconnaître ces facteurs, mais pas davantage oublier la logique de l'intégration régionale qui aboutit à dépasser les rivalités strictement politiques. Avec d'infinies précautions, on peut considérer que le couple Chine-Japon sera à terme un élément aussi dynamique que le couple franco-allemand, certes aujourd'hui plus affermi et plus homogène. De façon moins provocatrice, il faut simplement rappeler que l'intégration économique est un jeu gagnant - gagnant à la différence d'un jeu de pure puissance à somme nulle.
Cette comparaison esquissée avec la construction européenne m'amène à ma conclusion qui sera double .
D'abord sur le rythme des phénomènes que nous essayons d'anticiper. Entre la CECA et l'euro s'est écoulé environ un demi-siècle. Il est bien clair que nos débats d'aujourd'hui sur l'intégration asiatique ont une dimension fortement prospective.
Néanmoins, l'existence d'un modèle européen, la rapidité des communications, la réalité des échanges et des investissements croisés peuvent militer pour un scénario sans doute plus rapide que celui qu'a connu l'Europe, même si les différences de système politique ou les différences culturelles, qui ne sont pas à négliger, peuvent jouer également leurs rôles.
Ma seconde observation porte sur la difficulté à projeter sur l'Asie du 21ème siècle les réussites de l'Europe depuis l'après-guerre.
L'Europe s'est construite dans un monde plus cloisonné économiquement que celui que nous connaissons aujourd'hui et qui était marqué par la guerre froide. Au début des années cinquante, la mondialisation évoquait plutôt le risque d'une troisième guerre mondiale que le mouvement accéléré des capitaux, des personnes, des idées et des modes de vie.
C'est pourquoi je suis persuadé que l'Asie progressera vers davantage d'intégration mais je crois moins qu'on puisse parler, comme certains auteurs, de la constitution d'un troisième bloc ou d'une troisième zone, avec les Amériques et l'Europe. Outre que beaucoup de nations, ce que nous ne pouvons souhaiter, ne se reconnaîtraient dans cette "tripolarisation ", il va de soi que les Etats américains ne reviendront pas à la doctrine Monroe et que l'Europe ne va pas se refermer sur un quelconque développement endogène, même étendu aux zones limitrophes.
L'intégration de l'Asie va donc se construire dans un monde nouveau, un monde dans lequel individus et nations, sans renier leurs attachements et leurs voisinages, réaliseront en même temps leur aspiration à l'universel, qu'elle se manifeste dans la vie matérielle ou dans la culture.
Je crois qu'il y a là une nouvelle dimension, finalement exaltante, et un nouveau défi que devront relever nos amis asiatiques. Une chose est sûre: ce qu'ils feront n'obéira à aucun modèle préexistant et sera donc leur uvre originale.
(source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 18 avril 2001)
Mesdames, Messieurs,
Je tiens d'abord à remercier chaleureusement le CFCE, le CEPII et la BNP Paribas pour l'organisation de ce colloque Asie 2001. L'intégration régionale en Asie est en effet un thème crucial, tant pour l'avenir du système monétaire et financier international que pour celui du système multilatéral commercial. L'Asie de l'est, ou, plus précisément, l'ASEAN + 3, c'est-à-dire l'ASEAN, la Chine, le Japon et Corée, représente d'ores et déjà près d'un quart du PIB mondial, contre un gros tiers pour l'ALENA et un petit tiers pour l'Union européenne. Sa part du marché mondial est aujourd'hui proche de 25 %, contre 38 % pour l'Union européenne, et 19 % pour l'ALENA.
Vous avez, je crois, évoqué en ce début de matinée les questions relatives à la coopération monétaire et aux risques de change, avec la participation d'éminents spécialistes, notamment M. ITO, Deputy Vice-Minister des affaires internationales, au ministère des finances du Japon. Vos travaux doivent porter également sur l'intégration régionale dans le domaine commercial et ses conséquences multilatérales. Je souhaite à cet égard partager ce matin avec vous quelques pistes de réflexions sur le régionalisme asiatique.
J'étais la semaine dernière en visite officielle au Japon où j'ai eu la possibilité de rencontrer des industriels japonais, mes homologues du gouvernement, ainsi que des universitaires. Je reviens convaincu que le processus d'intégration régionale est en bonne voie, qu'il peut mener à une union économique et monétaire et qu'un retour en arrière apparaît désormais très improbable. Une question reste posée: celle du rythme de cette intégration.
Je ne vous livre aucun secret d'Etat en vous disant que certains officiels m'ont décrit comme très probable, dans un avenir proche, un monde tripolaire partagé entre la zone dollar, la zone euro, la zone yen. D'autres, en revanche, pronostiquaient un processus beaucoup plus lent, entre coups d'arrêts et brusques accélérations.
1. Les premières pierres de cet édifice régional ont déjà été posées.
A la différence de l'Europe ou de l'Amérique, la régionalisation en Asie a d'abord progressé en l'absence de tout cadre formel. Nombre d'experts ont évoqué un "régionalisme spontané", conséquence du développement des réseaux de production des grandes entreprises, notamment dans les secteurs de l'électronique et de l'automobile.
Cette régionalisation de facto n'a fait l'objet d'une construction institutionnelle que dans un deuxième temps. Créée en 1967 dans l'objectif "d'accélérer la croissance économique dans la région et de promouvoir la paix et la stabilité régionale", l'ASEAN ne s'est donné les moyens d'une véritable coopération économique qu'à partir des années 90. En 1992, elle a adopté un processus visant à la mise en place d'une zone de libre échange d'ici 2003, suivi en 1995 d'un programme visant à la création d'une zone de libre circulation des investissements d'ici 2010, puis, en 1997, d'un plan visant à créer une zone économique intégrée d'ici 2020.
Plus significative encore pour la construction de l'intégration régionale de l'Asie a été la mise en place, il y a quatre ans, de l'enceinte informelle de dialogue "ASEAN + 3", dans le format ASEAN, Chine, Japon, et Corée du Sud. C'est le même format que l'East Asian Economic Caucus, proposé par le docteur Mahathir il y a une dizaine d'années, mais qui n'avait finalement jamais vu le jour.
Cette enceinte de dialogue "ASEAN + 3", qui regroupe 13 pays, est devenue très active. Elle se réunit régulièrement au niveau des ministres des finances, et au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, en marge des sommets de l'ASEAN et de l'APEC.
Plusieurs événements ont donné, ces dernières années, une nouvelle impulsion au régionalisme asiatique et ont joué comme des aiguillons. Je pense notamment à trois facteurs : la crise financière asiatique de 1997-1998, l'échec de Seattle, ainsi que le manque d'avancées commerciales au sein de l'APEC, dans un contexte où le modèle de l'Union économique et monétaire européenne joue son rôle et où le régionalisme progresse à petits pas en Amérique latine ou dans la zone des Amériques.
2. La crise asiatique de 1997-1998 est le catalyseur de la coopération monétaire et financière régionale.
La crise a conduit en effet les pays de la zone à adopter une démarche plus active dans les débats sur la réforme de l'architecture du système monétaire et financier international.
Avant la crise asiatique, la coopération monétaire et financière fonctionnait mal. Il existait bien, depuis 1997, un accord d'échanges de devises et de concours temporaires entre les banques centrales des cinq Etats fondateurs de l'ASEAN (l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande), destiné à résoudre les difficultés temporaires des balances des paiements. Mais, compte tenu de la faiblesse des ressources financières susceptibles d'être mobilisées, cet accord n'a jamais été utilisé, même au plus fort de la crise financière asiatique.
Elément plus significatif de la coopération, les Etats membres de l'ASEAN ont mis en place en 1998 un embryon de mécanisme de surveillance au niveau régional: l'"ASEAN Monitoring Process", dont l'objectif était de prévenir de nouvelles crises financières en développant notamment des indicateurs d'alerte quantitatif et qualitatif.
La mise en place de ce mécanisme a surtout donné l'occasion aux ministres des finances de l'ASEAN d'échanger des informations et de discuter des situations économiques. Fait majeur, le principe de surveillance par les pairs est maintenant admis et mis en pratique, et enfin, le dialogue a été élargi au format ASEAN + 3.
Récemment, en mai 2000, l'initiative de Chiang Mai, approuvée par les chefs d'Etat et de gouvernement en marge du sommet de l'ASEAN en novembre dernier, élargit à l'ensemble des Etats membres de l'ASEAN + 3, l'accord d'échanges de devises conclu en 1997, et dispose de ressources financières significatives. L'initiative de Chiang Mai constitue une étape importante dans le renforcement de la coopération financière régionale. Elle la rend à la fois significative sur le plan financier et crédible sur le plan politique en associant les trois grandes puissances de la région. Elle devrait avoir un véritable effet dissuasif sur les spéculateurs et améliorer la défense des devises asiatiques.
3. L'échec de Seattle a été un autre aiguillon à l'intégration économique et commerciale
La croissance économique des pays d'Asie de l'Est est très fortement dépendante de l'expansion de leurs exportations. Mes collègues japonais m'ont encore rappelé combien il était vital pour les pays d'Asie d'obtenir un accès plus large aux marchés étrangers.
L'échec de Seattle pousse donc les pays asiatiques à renforcer leur coopération économique et commerciale. Comme j'ai pu le constater lors de mes récents entretiens, le Japon, mais aussi la Corée semblent maintenant acquis au principe du régionalisme et à la signature d'accords bilatéraux.
A l'initiative de la Chine, les chefs d'Etats des treize pays de la zone ont, en novembre dernier, décidé d'examiner la faisabilité économique et sociale d'une "zone de libre échange et de libre investissement" pour l'Asie de l'Est, qui associerait probablement Hong-Kong. Un groupe de travail, créé à cet effet, devrait rendre ses conclusions à l'occasion du septième sommet de l'ASEAN.
Certes, ce projet, d'ores et déjà présenté par la presse comme le " pacte de l'Asie de l'Est ", nécessitera de nombreux efforts de la part de l'ensemble des pays de la région. L'ambition même du programme l'inscrit dans un horizon de long terme de dix à vingt ans. Le Japon insiste sur la nécessité de renforcer d'abord les liens entre l'ASEAN et chacun de ses trois partenaires. La Chine serait, quant à elle, favorable à la constitution, dans un premier temps, d'une zone de libre échange avec l'ASEAN.
Comment doit-on lire l'émergence de la zone ASEAN+3 ? S'agit-il d'une réponse aux difficultés de l'ASEAN ? Je dirais plutôt que les progrès réalisés par l'ASEAN pour consolider son intégration économique régionale joueront un rôle décisif pour l'avenir de la zone ASEAN +3.
L'ASEAN doit être capable d'intégrer des économies aux niveaux de développement très différents depuis l'adhésion du Vietnam en 1995, de la Birmanie et du Laos en 1997 et enfin du Cambodge en 1999. Parmi ses dix membres, l'ASEAN compte désormais trois pays -le Laos, la Birmanie et le Cambodge- qui entrent dans la catégorie des " pays les moins avancés ".
A cet égard, l'" initiative pour l'intégration de l'ASEAN " lancée en novembre dernier au sommet informel de Singapour afin d'aider le développement des pays les plus pauvres de l'ASEAN doit être saluée. Les pays les plus développés de l'ASEAN s'y engagent à stimuler la croissance des pays les plus pauvres en leur apportant un soutien en matière de formation, d'éducation, de culture et de développement des compétences. La Chine, le Japon et la Corée du Sud ont affirmé leur soutien à cette initiative en s'engageant à construire un réseau urbain des technologies de l'information
Le second défi pour l'ASEAN consiste à mettre en uvre le calendrier interne de libéralisation convenu au sommet de Hanoï en 1998. Le programme décidé à Hanoï a été confirmé à Chiang Maï, puis à Singapour en novembre dernier. C'était, je crois, tout à fait essentiel. Le 31 décembre 2002 demeure bien la date à laquelle l'essentiel des échanges internes devra être libéralisé. Le maintien de ce cap constitue un signal extrêmement encourageant pour les acteurs économiques.
J'ajouterai enfin que les accords commerciaux bilatéraux conclus récemment ou en gestation entre les pays de la région constituent autant de "petits bonds en avant" vers une intégration plus complète. Le Japon, notamment, se montre très actif: des négociations pour un accord new âge sont engagées avec Singapour, d'autres sont envisagées avec la Corée du Sud et le Mexique.
4. Je voudrais insister pour finir sur le fait que la coopération régionale ne doit pas être considérée comme un substitut, mais bien comme un complément du système multilatéral, que ce soit sur le plan monétaire et financier ou commercial.
Sur le plan financier notamment, il est fondamental que les outils de coopération monétaire régionale soient cohérents avec les facilités multilatérales, notamment celles du FMI, car ils sont susceptibles d'être mis en uvre simultanément par les pays confrontés à des problèmes de change. C'est bien le cas de l'accord de coopération monétaire conclu par les pays de l'ASEAN +3.
L'exercice d'une surveillance par les institutions financières internationales, notamment par le FMI, n'est nullement incompatible avec le renforcement de la surveillance régionale. Au contraire, la surveillance au niveau régional et la surveillance au niveau mondial sont tout à fait complémentaires.
Les accords régionaux peuvent permettre de mieux " ancrer " les engagements de réforme et de libéralisation, et de contribuer à pérenniser le développement économique des pays concernés.
Par ailleurs, en ouvrant l'accès à de plus vastes marchés, les accords d'intégration économique régionale favorisent la venue des investissements directs étrangers.
En outre, de nombreux types d'obstacles aux échanges ne trouvent pas encore de réponse dans les accords commerciaux multilatéraux. Les marchés publics, par exemple, n'ont donné lieu qu'à des accords plurilatéraux, et ne sont donc que très partiellement couverts à l'OMC. De même, les règles sur la concurrence sont à peine " effleurées " par les accords de Marrakech. L'accomplissement des réformes internes dans ces domaines constitue un enjeu essentiel pour le développement des économies. En traitant de ces sujets, les accords régionaux dits de la " nouvelle génération ", peuvent utilement servir d'aiguillon aux négociations multilatérales.
Les pays d'Asie orientale partagent donc avec l'Union européenne la volonté de contribuer au renforcement du système commercial multilatéral.
Dans la déclaration de Chiang Maï, les ministres de l'ASEAN ont soutenu " le lancement, au plus tôt, d'un nouveau cycle de négociations commerciales et sont convenus de la nécessité d'un ordre du jour large et équilibré reflétant les intérêts de tous les membres de l'OMC, en particulier des pays en développement ".
Je reste persuadé que seule la dynamique multilatérale peut permettre de répondre à la tentation du repli protectionniste qui resurgit dans les périodes de ralentissement de la croissance. En outre, en l'absence de régulation multilatérale, de nouvelles formes de protectionnisme - sanitaire ou environnemental - pourraient se développer.
Les défis de la mondialisation sont nombreux, qu'il s'agisse de l'environnement, de la sécurité des aliments, de la santé. Ils appellent des réponses concertées et cohérentes de la part de l'ensemble des Etats dans le cadre du système commercial multilatéral.
La Chine, qui constituera le première puissance économique mondiale à l'horizon 2010-2015, est en train d'intégrer le système commercial multilatéral. A terme, l'adhésion de la Chine à l'OMC se traduira par une importante ouverture tarifaire vis à vis de l'ensemble des membres de l'OMC. Cette libéralisation sera particulièrement significative pour les secteurs manufacturiers actuellement protégés par des droits de douane très élevés.
Cette perspective constitue déjà pour la Chine un puissant stimulant du processus de réformes et entraînera des modifications importantes de ses structures et de son système juridique. Mais surtout, en entrant à l'OMC, la Chine accepte ses principes et ses règles fondamentales: la réciprocité commerciale et le respect de la loi internationale.
Symétriquement, l'entrée de la Chine à l'OMC renforcera la crédibilité et la légitimité de l'organisation et donnera un contenu concret à sa vocation d'universalité.
La multiplication des accords régionaux est fréquemment citée : cent trente accords régionaux en vigueur sont dénombrés, dont la moitié n'a été notifiée à l'OMC que depuis 1990. Il convient cependant de relever, en parallèle, l'augmentation très notable du nombre des membres du système commercial multilatéral, quatre vingt dix en 1990, cent trente-huit aujourd'hui. Ces chiffres nous rappellent que régionalisme et multilatéralisme progressent de concert.
L'Asie orientale illustre parfaitement ce double phénomène. Elle approfondit son intégration régionale sans se détourner du système commercial multilatéral, comme en témoignent, au-delà du dossier chinois, les candidatures à l'OMC du Vietnam, du Laos et du Cambodge.
Messieurs les ambassadeurs, Mesdames et Messieurs,
La construction d'un bloc asiatique laisse en suspens de nombreuses questions géopolitiques. Quel sera l'équilibre des forces au sein de ce bloc, notamment entre les deux acteurs majeurs que sont le Japon et la Chine ?
La Chine sera t-elle tentée d'instaurer des relations de vassalité avec les pays voisins? A l'inverse, le Japon ne cherchera t-il pas à accroître son influence économique dans les pays de l'Asie du sud-est ?
Il ne faut pas méconnaître ces facteurs, mais pas davantage oublier la logique de l'intégration régionale qui aboutit à dépasser les rivalités strictement politiques. Avec d'infinies précautions, on peut considérer que le couple Chine-Japon sera à terme un élément aussi dynamique que le couple franco-allemand, certes aujourd'hui plus affermi et plus homogène. De façon moins provocatrice, il faut simplement rappeler que l'intégration économique est un jeu gagnant - gagnant à la différence d'un jeu de pure puissance à somme nulle.
Cette comparaison esquissée avec la construction européenne m'amène à ma conclusion qui sera double .
D'abord sur le rythme des phénomènes que nous essayons d'anticiper. Entre la CECA et l'euro s'est écoulé environ un demi-siècle. Il est bien clair que nos débats d'aujourd'hui sur l'intégration asiatique ont une dimension fortement prospective.
Néanmoins, l'existence d'un modèle européen, la rapidité des communications, la réalité des échanges et des investissements croisés peuvent militer pour un scénario sans doute plus rapide que celui qu'a connu l'Europe, même si les différences de système politique ou les différences culturelles, qui ne sont pas à négliger, peuvent jouer également leurs rôles.
Ma seconde observation porte sur la difficulté à projeter sur l'Asie du 21ème siècle les réussites de l'Europe depuis l'après-guerre.
L'Europe s'est construite dans un monde plus cloisonné économiquement que celui que nous connaissons aujourd'hui et qui était marqué par la guerre froide. Au début des années cinquante, la mondialisation évoquait plutôt le risque d'une troisième guerre mondiale que le mouvement accéléré des capitaux, des personnes, des idées et des modes de vie.
C'est pourquoi je suis persuadé que l'Asie progressera vers davantage d'intégration mais je crois moins qu'on puisse parler, comme certains auteurs, de la constitution d'un troisième bloc ou d'une troisième zone, avec les Amériques et l'Europe. Outre que beaucoup de nations, ce que nous ne pouvons souhaiter, ne se reconnaîtraient dans cette "tripolarisation ", il va de soi que les Etats américains ne reviendront pas à la doctrine Monroe et que l'Europe ne va pas se refermer sur un quelconque développement endogène, même étendu aux zones limitrophes.
L'intégration de l'Asie va donc se construire dans un monde nouveau, un monde dans lequel individus et nations, sans renier leurs attachements et leurs voisinages, réaliseront en même temps leur aspiration à l'universel, qu'elle se manifeste dans la vie matérielle ou dans la culture.
Je crois qu'il y a là une nouvelle dimension, finalement exaltante, et un nouveau défi que devront relever nos amis asiatiques. Une chose est sûre: ce qu'ils feront n'obéira à aucun modèle préexistant et sera donc leur uvre originale.
(source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 18 avril 2001)