Déclaration de M. François Fillon, Premier ministre, sur l'idée du sentiment national et de la nation à l'ère de la mondialisation, la crise des dettes souveraines et la relance de la construction européenne, à Asnières-sur-Oise le 4 décembre 2011.

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Circonstance : 8ème édition des Entretiens de Royaumont, à l'abbaye de Royaumont à Asnières-sur-Oise (Val d'Oise) du 2 au 4 décembre 2011

Texte intégral

Mesdames et Messieurs, cher Jérôme Chartier,
Le thème que vous avez choisi de traiter cette année dans les Entretiens de Royaumont est certainement un des plus riches et un des plus profonds qui soient.
Il en appelle à l’expérience sensible où se rassemblent – pour chacun d’entre nous – le souvenir des paysages habités et traversés, l’évocation des heures décisives et des grandes figures de notre histoire, l’engagement intime de nouer nos destins individuels à celui de la communauté à laquelle nous appartenons.
Chacun a "sa" France en lui, chacun a sa façon d’"aimer la France", et chaque époque eut ses propres élans.
Aimer la France, est-ce que cela veut dire la même chose qu’au temps où les Capétiens s’efforçaient de réunir sous l’égide d’un seul Etat un territoire divisé par les pouvoirs féodaux ?
Est-ce que cela veut dire la même chose qu’au siècle de Louis XIV, quand l’esprit français donnait le tempo de la civilisation européenne ?
Est-ce que cela veut dire la même chose qu’en 1792, lorsque les armées citoyennes faisaient front contre la coalition des monarchies voisines ?
Est-ce que cela veut dire la même chose qu’en 1796, lorsque Bonaparte entrait dans Milan accueilli en libérateur de la domination autrichienne, comme le décrivait avec ferveur Stendhal au début de "La Chartreuse de Parme"?
Est-ce que cela veut-il dire la même chose que sous la IIIe République, dont les ambitions se tournaient expressément vers la reconquête de l’Alsace-Lorraine et la constitution d’un vaste empire colonial ?
Est-ce que cela veut dire la même chose qu’il y a cinquante ans, lorsque le Général de Gaulle œuvrait pour maintenir le rang de la France entre les deux grandes puissances de la Guerre Froide ?
A chaque époque les contours du sentiment national se redessinent. Et nous sentons, au fond, que notre amour de la France a deux aspects dont il faut faire la part avec discernement.
D’un côté, il ne peut avoir de portée véritable que si nous lui donnons une forme et une signification qui conviennent aux défis actuels.
Et de l’autre côté, il va vers un être collectif qui se perpétue et se façonne à travers le temps, qui est le socle de notre action et qui est l’héritage que nous devons préserver.
Un être collectif qui est un pays, c’est-à-dire des territoires où l’empreinte humaine s’est ajoutée aux éléments naturels pour tracer sur nos rivages, dans nos montagnes, dans nos campagnes, des tableaux reconnaissables entre tous.
Un être collectif qui est un peuple, enrichi au long des siècles par les apports d’hommes et de femmes venus de tous les horizons.
Un être collectif qui est une nation, c’est-à-dire une communauté dont le destin est entre les mains de chaque citoyen.
Un être collectif qui est une République, c’est-à-dire un système politique fondé sur les idéaux philosophiques de la raison et de la justice, que la France a été l’une des premières à vouloir faire advenir dans l’histoire.
Un être collectif qui est enfin un esprit singulier, incarné dans une langue subtile, un esprit marqué par le goût de la création, de la réflexion et par l’ambition de témoigner à sa manière de la grandeur humaine.
Il y avait, sous la IIIe République, un livre célèbre qui a été lu par des millions d’écoliers et qui s’appelait "Le Tour de la France par deux enfants".
C’était l’histoire de deux enfants, André et Julien, qui avaient fui la Lorraine après l’arrivée des Allemands et qui parcouraient les différentes régions françaises à la recherche d’un de leurs oncles. A la fin ils s’installaient dans une ferme de l’Orléanais et le dernier chapitre de l’ouvrage s’intitulait "J’aime la France".
Et voici ce qu’on pouvait lire dans ces pages qui ont forgé la conscience nationale pendant quelques décennies : "Dans la joie qu’il éprouvait de se voir enfin une patrie, une maison, une famille, comme le pauvre enfant l’avait si souvent souhaité naguère, il s’élança dans la cour de la ferme, frappant ses mains l’une contre l’autre. Puis songeant à son cher père qui aurait tant voulu le savoir Français, il se mit à répéter à pleine voix j’aime la France".
Evidemment, quand on lit ces phrases, on se dit que les temps ont changé. Et certains, en écoutant ce texte, seront confortés dans leur conviction que l’idée de nation est archaïque et naïve. Mais je crois qu’il ne faut pas renier cette vigueur du sentiment national, et qu’elle doit nous inspirer le courage d’affirmer la fierté que nous ressentons à l’évocation de la France. Je crois aussi que nous ne pouvons pas nous contenter d’une forme de nostalgie. Nous ne pouvons pas faire comme si le siècle écoulé n’avait pas rendu plus tragique notre rapport à la nation.
Nous ne devons pas oublier que c’est au nom de l’amour de la France que certains ont suivi la voie du courage, mais aussi que d’autres se sont fourvoyés dans des chemins qui conduisaient au désastre. Ce ne sont pas seulement les philosophes ou les penseurs qui ont bousculé l’idée de nation. C’est d’abord l’Histoire elle-même !
Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, cette idée de nation a été frappée par le désastre des deux guerres mondiales, par l’émergence du projet européen, dont nous ne devons jamais oublier qu’il a été édifié justement pour faire barrage au retour des poussées nationalistes ; par la mondialisation, que certains ont interprétée comme un changement d’échelle qui rendrait au fond caduques des ambitions politiques inscrites dans des frontières données.
Ces réalités qui sont celles de notre époque sont indéniables. Mais, comme Jérôme Chartier – et sans doute beaucoup d’entre vous – je n’en tire pas la conséquence que l’ère des nations est révolue. J’en tire la conséquence que l’idée de nation doit être passée au crible de l’histoire et de l’actualité pour être réinventée, parce que je crois que c’est encore au niveau national que la liberté des peuples trouve son visage et sa force. Et c’est encore au niveau national que l’action politique au sens authentique peut et doit s’accomplir.
Notre nation demeure pour nous une protection et un tremplin. Aimer la France, c’est agir pour lui donner les moyens de déployer toutes ses ressources et d’exercer toutes les forces qui sont en elle. Rien n’est plus faux et rien n’est plus injuste que de voir toujours notre pays sous ses aspects les plus sombres et les plus critiquables. Je veux dire que ce goût de l’autodénigrement n’a pour moi rien à voir avec la lucidité. C’est juste un mauvais travers.
Nous avons un immense potentiel, mais nous avons aussi de véritables handicaps. Je crois que le premier de nos handicaps, c’est de voir dans la mondialisation un mal étouffant, au lieu d’y voir un espace de conquête. C’est de considérer la mondialisation comme une sorte d’injustice, alors qu’il ne s’agit que d’un rééquilibrage naturel du partage de la richesse entre les continents.
Depuis 2007, toute notre politique est tendue vers l’objectif d’une France regroupant ses forces pour assumer la bataille de la mondialisation : la réforme des universités ; le triplement du crédit impôt recherche ; l’assouplissement des 35 heures ; la création du Fonds Stratégique d’Investissement ; ou encore le lancement – malgré les difficultés budgétaires que nous connaissons – d’un plan de 35 milliards d’euros pour les investissements du futur.
Le second handicap c’est la dette. Depuis plus de trente ans, nous vivons à crédit par confort, par habitude, mais surtout par peur d’affronter la vérité. La vérité sur le basculement de l’économie mondiale et sur la fin de la suprématie occidentale ; la vérité sur le tarissement de ses richesses ; la vérité sur l’écart inéluctable entre ce que nous produisons et ce que nous dépensons.
La crise des dettes souveraines, c’est beaucoup plus qu’un problème technique, qui pourrait être résolu par un renforcement de la direction de la zone euro, par des ajustements du rôle de la Commission européenne ou de la Banque centrale européenne.
C’est en réalité un véritable problème de civilisation, c’est un problème politique, c’est un problème de souveraineté nationale que nous ne résoudrons qu’à condition que nous ayons le courage de parler sans démagogie, en agissant dans la durée, en assumant quelques sacrifices, en agissant collectivement avec l’Europe sans jamais céder à la tentation mortifère du repli.
Dans cette entreprise de redressement national, où les dépenses doivent être très rigoureusement tenues, je voudrais convaincre les Français que tout ne peut pas venir du sommet. Chacun d’entre nous doit se demander comment il peut apporter à la nation autant qu’elle lui apporte. Nous avons besoin plus que jamais du civisme, de la responsabilité, de l’engagement des Français. Eduquer ses enfants, leur apprendre le respect des règles, lutter chacun à sa place contre la violence quotidienne, se montrer responsable face à l’envolée des dépenses de santé, renoncer à invoquer à chaque instant le désengagement de l’Etat au lieu d’assumer ses propres responsabilités, c’est aussi cela à mes yeux aimer la France.
Il faut une prise de conscience collective concernant l’usage de nos droits et nos devoirs. Ça n’est pas en délaissant nos devoirs et ça n’est pas en oubliant qui nous sommes que nous tiendrons notre rang dans la mondialisation. Et ça n’est pas en oubliant qui nous sommes que nous donnerons à l’Europe les forces qui lui sont nécessaires pour se relancer, et qui ne peuvent être que celles de chacune des nations qui la composent.
Nous devons avoir pleinement conscience du rôle fondateur et directeur de la France en Europe. Ce rôle, il faut que nous l’exercions avec intensité et avec sagesse. Avec intensité parce que nous avons des objectifs propres que nous voulons promouvoir au sein de l’Union européenne. Mais avec sagesse parce que notre responsabilité est de rassembler et d’avancer avec l’Allemagne, ce qui suppose – de part et d’autre – des compromis raisonnables.
Qu’est-ce que nous voulons ?
Faire advenir une Europe politique, c'est-à-dire une Europe dont les ambitions s’appuient sur la volonté des chefs d’Etat et de gouvernement. Parce que ce sont eux qui ont la légitimité démocratique la plus forte.
Le partage de notre souveraineté au niveau européen est possible, il est même nécessaire sur le plan économique et budgétaire. Parce que nous avons choisi de nous doter d’une monnaie commune.
C’est tout le débat actuel sur l’évolution des institutions européennes, débat impulsé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Mais ce partage de souveraineté n’est acceptable que si la légitimité des décideurs politiques est respectée et si leur autorité constitue bien le moteur de l’Europe.
Je milite depuis longtemps pour un patriotisme éclairé, un patriotisme élevé au niveau européen. Je le fais pour la France qui doit projeter ses idéaux au delà de ses frontières. Mais je le fais aussi pour l’Europe qui ne doit pas être une communauté désincarnée.
Notre patriotisme doit nourrir une nouvelle âme européenne et il doit réveiller la vieille et prestigieuse civilisation européenne, que les temps actuels ont tendance à abaisser au rythme du jugement des agences de notation.
Nous ne pouvons pas aimer la France contre l’Europe ! Nous ne pouvons pas l’aimer en défendant des solutions de repli, des solutions d’isolement, qui entraîneraient fatalement son déclin, comme le font les extrémistes inspirés par une idée fausse et dangereuse de la souveraineté nationale.
On entend ces jours-ci des responsables politiques qui se mettent à parler de Bismarck ou de Munich à propos de nos amis allemands, au moment où nous devons, avec eux, défendre l’héritage de la construction européenne en rétablissant sur des bases saines le fonctionnement de nos économies.
Il est irresponsable, il est même indécent de jouer sur des formes du sentiment national qui appartiennent au passé et que nous ne voulons pas voir ressurgir. Il est dangereux d’instrumentaliser le patriotisme pour caricaturer et pour blesser nos partenaires, alors qu’il convient au contraire de fédérer nos forces nationales respectives pour relancer l’Europe.
C’est l’honneur du président de la République que de s’interdire toute attitude qui pourrait créer un fossé entre la France et l’Allemagne, qui pourrait libérer des forces enfouies aux tréfonds de notre Histoire et enclencher la mécanique infernale de la division. C’est son honneur de vouloir à tout prix protéger le pacte noué entre le Général de Gaulle et Konrad Adenauer, Georges Pompidou et Willy Brandt, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand, Jacques Chirac et Helmut Kohl et Gerhart Schroeder
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Nicolas Sarkozy n’a pas de leçons de patriotisme à recevoir de la part de ceux qui croient défendre l’intérêt national en caricaturant nos alliés allemands.
Je veux dire solennellement qu’il est grand temps que François Hollande trouve la fermeté de mettre un terme aux dérapages de ses amis, parce qu’un candidat à l’élection présidentielle ne peut pas être l’otage complaisant d’une dérive stupide aux relents germanophobes.
Mesdames et Messieurs, aimer la France, ça n’est pas rebâtir je ne sais quelle ligne Maginot. C’est avoir conscience des idéaux universels qu’elle incarne. C’est préserver le fil qui, depuis la Révolution, désigne la France comme un emblème de la liberté. Et à cet égard, je suis fier de l’action qui a été la nôtre en Côte d'Ivoire et en Libye.
Aimer la France, c’est être fidèle à cette ouverture sur le monde, à cette générosité, qui sont partie intégrante de sa grandeur. La France attire des talents, elle crée des espérances, elle éveille des passions. On se souvient de l’histoire de Romain Gary et de sa mère qui lui avait transmis, dans la lointaine Lituanie, son amour absolu de la France.
D’où vient que notre pays ait pu susciter autant de rêves, aux quatre coins du monde ? D’où, sinon de la manière dont il a exprimé à travers son destin et ses valeurs les espoirs de tous les peuples ?
D’où, sinon de la force de son rayonnement culturel ? Les espoirs et les passions que fait naître la France n’émanent pas d’une entité désincarnée. A ceux qu’il accueille, notre pays ne doit pas rougir de demander le respect de ses lois, de ses traditions parce que ce sont elles précisément qui définissent cette société à laquelle ils ont décidé d’associer leur vie.
Non, notre pays n’a pas à rougir d’être lui-même. Non il ne doit pas hésiter à être exigeant à l’égard de ceux qu’il accueille. Et dans le même temps, il ne doit pas, il ne doit jamais les désigner comme les boucs émissaires de ses propres problèmes. Parce que cela, c’est de la lâcheté, de la lâcheté vis-à-vis de nos propres défis qui ne dépendent que de nous.
Le débat sur le droit de vote des étrangers aux élections locales est une fois encore relancé, et je veux dire que je regrette le retour récurrent de ce sujet avant chaque élection depuis 1981. Je me suis pour ma part toujours opposé à ceux qui veulent remettre en cause le lien qui associe dans notre histoire le droit de vote à la nationalité, c’est-à-dire à la citoyenneté française et désormais européenne.
Ma conviction est que ce principe doit demeurer parce que le droit de vote à géométrie variable peut conduire à émietter et à communautariser notre pays. Or, comme l’écrivait Renan, nous sommes une communauté de destin fondée sur la volonté d’adhérer à la vie de la Nation. C’est notre héritage républicain, et c’est l’honneur de notre pays de faire accéder à la nationalité ceux qui ont fait le choix de participer au destin de la France. Brader le droit de vote, c’est à mes yeux affaiblir la citoyenneté et, du même coup, c’est affaiblir la belle et généreuse idée d’adhésion à la famille nationale.
Voilà, Mesdames et Messieurs, les réflexions que je voulais associer aux débats que vous avez menés au cours de ces Entretiens de Royaumont. Vous l’aurez compris, j’attache une grande importance à ce thème que vous avez choisi, parce qu’il nous renvoie aux sources de tout engagement politique et, finalement, de toute vie citoyenne.
Source http://www.gouvernement.fr, le 5 décembre 2011