Texte intégral
Mesdames et Messieurs, cher Jérôme Chartier,
Le thème que vous avez choisi de traiter cette année dans les Entretiens de Royaumont est certainement un des plus riches et un des plus profonds qui soient.
Il en appelle à lexpérience sensible où se rassemblent pour chacun dentre nous le souvenir des paysages habités et traversés, lévocation des heures décisives et des grandes figures de notre histoire, lengagement intime de nouer nos destins individuels à celui de la communauté à laquelle nous appartenons.
Chacun a "sa" France en lui, chacun a sa façon d"aimer la France", et chaque époque eut ses propres élans.
Aimer la France, est-ce que cela veut dire la même chose quau temps où les Capétiens sefforçaient de réunir sous légide dun seul Etat un territoire divisé par les pouvoirs féodaux ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quau siècle de Louis XIV, quand lesprit français donnait le tempo de la civilisation européenne ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quen 1792, lorsque les armées citoyennes faisaient front contre la coalition des monarchies voisines ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quen 1796, lorsque Bonaparte entrait dans Milan accueilli en libérateur de la domination autrichienne, comme le décrivait avec ferveur Stendhal au début de "La Chartreuse de Parme"?
Est-ce que cela veut-il dire la même chose que sous la IIIe République, dont les ambitions se tournaient expressément vers la reconquête de lAlsace-Lorraine et la constitution dun vaste empire colonial ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quil y a cinquante ans, lorsque le Général de Gaulle uvrait pour maintenir le rang de la France entre les deux grandes puissances de la Guerre Froide ?
A chaque époque les contours du sentiment national se redessinent. Et nous sentons, au fond, que notre amour de la France a deux aspects dont il faut faire la part avec discernement.
Dun côté, il ne peut avoir de portée véritable que si nous lui donnons une forme et une signification qui conviennent aux défis actuels.
Et de lautre côté, il va vers un être collectif qui se perpétue et se façonne à travers le temps, qui est le socle de notre action et qui est lhéritage que nous devons préserver.
Un être collectif qui est un pays, cest-à-dire des territoires où lempreinte humaine sest ajoutée aux éléments naturels pour tracer sur nos rivages, dans nos montagnes, dans nos campagnes, des tableaux reconnaissables entre tous.
Un être collectif qui est un peuple, enrichi au long des siècles par les apports dhommes et de femmes venus de tous les horizons.
Un être collectif qui est une nation, cest-à-dire une communauté dont le destin est entre les mains de chaque citoyen.
Un être collectif qui est une République, cest-à-dire un système politique fondé sur les idéaux philosophiques de la raison et de la justice, que la France a été lune des premières à vouloir faire advenir dans lhistoire.
Un être collectif qui est enfin un esprit singulier, incarné dans une langue subtile, un esprit marqué par le goût de la création, de la réflexion et par lambition de témoigner à sa manière de la grandeur humaine.
Il y avait, sous la IIIe République, un livre célèbre qui a été lu par des millions décoliers et qui sappelait "Le Tour de la France par deux enfants".
Cétait lhistoire de deux enfants, André et Julien, qui avaient fui la Lorraine après larrivée des Allemands et qui parcouraient les différentes régions françaises à la recherche dun de leurs oncles. A la fin ils sinstallaient dans une ferme de lOrléanais et le dernier chapitre de louvrage sintitulait "Jaime la France".
Et voici ce quon pouvait lire dans ces pages qui ont forgé la conscience nationale pendant quelques décennies : "Dans la joie quil éprouvait de se voir enfin une patrie, une maison, une famille, comme le pauvre enfant lavait si souvent souhaité naguère, il sélança dans la cour de la ferme, frappant ses mains lune contre lautre. Puis songeant à son cher père qui aurait tant voulu le savoir Français, il se mit à répéter à pleine voix jaime la France".
Evidemment, quand on lit ces phrases, on se dit que les temps ont changé. Et certains, en écoutant ce texte, seront confortés dans leur conviction que lidée de nation est archaïque et naïve. Mais je crois quil ne faut pas renier cette vigueur du sentiment national, et quelle doit nous inspirer le courage daffirmer la fierté que nous ressentons à lévocation de la France. Je crois aussi que nous ne pouvons pas nous contenter dune forme de nostalgie. Nous ne pouvons pas faire comme si le siècle écoulé navait pas rendu plus tragique notre rapport à la nation.
Nous ne devons pas oublier que cest au nom de lamour de la France que certains ont suivi la voie du courage, mais aussi que dautres se sont fourvoyés dans des chemins qui conduisaient au désastre. Ce ne sont pas seulement les philosophes ou les penseurs qui ont bousculé lidée de nation. Cest dabord lHistoire elle-même !
Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, cette idée de nation a été frappée par le désastre des deux guerres mondiales, par lémergence du projet européen, dont nous ne devons jamais oublier quil a été édifié justement pour faire barrage au retour des poussées nationalistes ; par la mondialisation, que certains ont interprétée comme un changement déchelle qui rendrait au fond caduques des ambitions politiques inscrites dans des frontières données.
Ces réalités qui sont celles de notre époque sont indéniables. Mais, comme Jérôme Chartier et sans doute beaucoup dentre vous je nen tire pas la conséquence que lère des nations est révolue. Jen tire la conséquence que lidée de nation doit être passée au crible de lhistoire et de lactualité pour être réinventée, parce que je crois que cest encore au niveau national que la liberté des peuples trouve son visage et sa force. Et cest encore au niveau national que laction politique au sens authentique peut et doit saccomplir.
Notre nation demeure pour nous une protection et un tremplin. Aimer la France, cest agir pour lui donner les moyens de déployer toutes ses ressources et dexercer toutes les forces qui sont en elle. Rien nest plus faux et rien nest plus injuste que de voir toujours notre pays sous ses aspects les plus sombres et les plus critiquables. Je veux dire que ce goût de lautodénigrement na pour moi rien à voir avec la lucidité. Cest juste un mauvais travers.
Nous avons un immense potentiel, mais nous avons aussi de véritables handicaps. Je crois que le premier de nos handicaps, cest de voir dans la mondialisation un mal étouffant, au lieu dy voir un espace de conquête. Cest de considérer la mondialisation comme une sorte dinjustice, alors quil ne sagit que dun rééquilibrage naturel du partage de la richesse entre les continents.
Depuis 2007, toute notre politique est tendue vers lobjectif dune France regroupant ses forces pour assumer la bataille de la mondialisation : la réforme des universités ; le triplement du crédit impôt recherche ; lassouplissement des 35 heures ; la création du Fonds Stratégique dInvestissement ; ou encore le lancement malgré les difficultés budgétaires que nous connaissons dun plan de 35 milliards deuros pour les investissements du futur.
Le second handicap cest la dette. Depuis plus de trente ans, nous vivons à crédit par confort, par habitude, mais surtout par peur daffronter la vérité. La vérité sur le basculement de léconomie mondiale et sur la fin de la suprématie occidentale ; la vérité sur le tarissement de ses richesses ; la vérité sur lécart inéluctable entre ce que nous produisons et ce que nous dépensons.
La crise des dettes souveraines, cest beaucoup plus quun problème technique, qui pourrait être résolu par un renforcement de la direction de la zone euro, par des ajustements du rôle de la Commission européenne ou de la Banque centrale européenne.
Cest en réalité un véritable problème de civilisation, cest un problème politique, cest un problème de souveraineté nationale que nous ne résoudrons quà condition que nous ayons le courage de parler sans démagogie, en agissant dans la durée, en assumant quelques sacrifices, en agissant collectivement avec lEurope sans jamais céder à la tentation mortifère du repli.
Dans cette entreprise de redressement national, où les dépenses doivent être très rigoureusement tenues, je voudrais convaincre les Français que tout ne peut pas venir du sommet. Chacun dentre nous doit se demander comment il peut apporter à la nation autant quelle lui apporte. Nous avons besoin plus que jamais du civisme, de la responsabilité, de lengagement des Français. Eduquer ses enfants, leur apprendre le respect des règles, lutter chacun à sa place contre la violence quotidienne, se montrer responsable face à lenvolée des dépenses de santé, renoncer à invoquer à chaque instant le désengagement de lEtat au lieu dassumer ses propres responsabilités, cest aussi cela à mes yeux aimer la France.
Il faut une prise de conscience collective concernant lusage de nos droits et nos devoirs. Ça nest pas en délaissant nos devoirs et ça nest pas en oubliant qui nous sommes que nous tiendrons notre rang dans la mondialisation. Et ça nest pas en oubliant qui nous sommes que nous donnerons à lEurope les forces qui lui sont nécessaires pour se relancer, et qui ne peuvent être que celles de chacune des nations qui la composent.
Nous devons avoir pleinement conscience du rôle fondateur et directeur de la France en Europe. Ce rôle, il faut que nous lexercions avec intensité et avec sagesse. Avec intensité parce que nous avons des objectifs propres que nous voulons promouvoir au sein de lUnion européenne. Mais avec sagesse parce que notre responsabilité est de rassembler et davancer avec lAllemagne, ce qui suppose de part et dautre des compromis raisonnables.
Quest-ce que nous voulons ?
Faire advenir une Europe politique, c'est-à-dire une Europe dont les ambitions sappuient sur la volonté des chefs dEtat et de gouvernement. Parce que ce sont eux qui ont la légitimité démocratique la plus forte.
Le partage de notre souveraineté au niveau européen est possible, il est même nécessaire sur le plan économique et budgétaire. Parce que nous avons choisi de nous doter dune monnaie commune.
Cest tout le débat actuel sur lévolution des institutions européennes, débat impulsé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Mais ce partage de souveraineté nest acceptable que si la légitimité des décideurs politiques est respectée et si leur autorité constitue bien le moteur de lEurope.
Je milite depuis longtemps pour un patriotisme éclairé, un patriotisme élevé au niveau européen. Je le fais pour la France qui doit projeter ses idéaux au delà de ses frontières. Mais je le fais aussi pour lEurope qui ne doit pas être une communauté désincarnée.
Notre patriotisme doit nourrir une nouvelle âme européenne et il doit réveiller la vieille et prestigieuse civilisation européenne, que les temps actuels ont tendance à abaisser au rythme du jugement des agences de notation.
Nous ne pouvons pas aimer la France contre lEurope ! Nous ne pouvons pas laimer en défendant des solutions de repli, des solutions disolement, qui entraîneraient fatalement son déclin, comme le font les extrémistes inspirés par une idée fausse et dangereuse de la souveraineté nationale.
On entend ces jours-ci des responsables politiques qui se mettent à parler de Bismarck ou de Munich à propos de nos amis allemands, au moment où nous devons, avec eux, défendre lhéritage de la construction européenne en rétablissant sur des bases saines le fonctionnement de nos économies.
Il est irresponsable, il est même indécent de jouer sur des formes du sentiment national qui appartiennent au passé et que nous ne voulons pas voir ressurgir. Il est dangereux dinstrumentaliser le patriotisme pour caricaturer et pour blesser nos partenaires, alors quil convient au contraire de fédérer nos forces nationales respectives pour relancer lEurope.
Cest lhonneur du président de la République que de sinterdire toute attitude qui pourrait créer un fossé entre la France et lAllemagne, qui pourrait libérer des forces enfouies aux tréfonds de notre Histoire et enclencher la mécanique infernale de la division. Cest son honneur de vouloir à tout prix protéger le pacte noué entre le Général de Gaulle et Konrad Adenauer, Georges Pompidou et Willy Brandt, Valéry Giscard dEstaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand, Jacques Chirac et Helmut Kohl et Gerhart Schroeder
.
Nicolas Sarkozy na pas de leçons de patriotisme à recevoir de la part de ceux qui croient défendre lintérêt national en caricaturant nos alliés allemands.
Je veux dire solennellement quil est grand temps que François Hollande trouve la fermeté de mettre un terme aux dérapages de ses amis, parce quun candidat à lélection présidentielle ne peut pas être lotage complaisant dune dérive stupide aux relents germanophobes.
Mesdames et Messieurs, aimer la France, ça nest pas rebâtir je ne sais quelle ligne Maginot. Cest avoir conscience des idéaux universels quelle incarne. Cest préserver le fil qui, depuis la Révolution, désigne la France comme un emblème de la liberté. Et à cet égard, je suis fier de laction qui a été la nôtre en Côte d'Ivoire et en Libye.
Aimer la France, cest être fidèle à cette ouverture sur le monde, à cette générosité, qui sont partie intégrante de sa grandeur. La France attire des talents, elle crée des espérances, elle éveille des passions. On se souvient de lhistoire de Romain Gary et de sa mère qui lui avait transmis, dans la lointaine Lituanie, son amour absolu de la France.
Doù vient que notre pays ait pu susciter autant de rêves, aux quatre coins du monde ? Doù, sinon de la manière dont il a exprimé à travers son destin et ses valeurs les espoirs de tous les peuples ?
Doù, sinon de la force de son rayonnement culturel ? Les espoirs et les passions que fait naître la France némanent pas dune entité désincarnée. A ceux quil accueille, notre pays ne doit pas rougir de demander le respect de ses lois, de ses traditions parce que ce sont elles précisément qui définissent cette société à laquelle ils ont décidé dassocier leur vie.
Non, notre pays na pas à rougir dêtre lui-même. Non il ne doit pas hésiter à être exigeant à légard de ceux quil accueille. Et dans le même temps, il ne doit pas, il ne doit jamais les désigner comme les boucs émissaires de ses propres problèmes. Parce que cela, cest de la lâcheté, de la lâcheté vis-à-vis de nos propres défis qui ne dépendent que de nous.
Le débat sur le droit de vote des étrangers aux élections locales est une fois encore relancé, et je veux dire que je regrette le retour récurrent de ce sujet avant chaque élection depuis 1981. Je me suis pour ma part toujours opposé à ceux qui veulent remettre en cause le lien qui associe dans notre histoire le droit de vote à la nationalité, cest-à-dire à la citoyenneté française et désormais européenne.
Ma conviction est que ce principe doit demeurer parce que le droit de vote à géométrie variable peut conduire à émietter et à communautariser notre pays. Or, comme lécrivait Renan, nous sommes une communauté de destin fondée sur la volonté dadhérer à la vie de la Nation. Cest notre héritage républicain, et cest lhonneur de notre pays de faire accéder à la nationalité ceux qui ont fait le choix de participer au destin de la France. Brader le droit de vote, cest à mes yeux affaiblir la citoyenneté et, du même coup, cest affaiblir la belle et généreuse idée dadhésion à la famille nationale.
Voilà, Mesdames et Messieurs, les réflexions que je voulais associer aux débats que vous avez menés au cours de ces Entretiens de Royaumont. Vous laurez compris, jattache une grande importance à ce thème que vous avez choisi, parce quil nous renvoie aux sources de tout engagement politique et, finalement, de toute vie citoyenne.
Source http://www.gouvernement.fr, le 5 décembre 2011
Le thème que vous avez choisi de traiter cette année dans les Entretiens de Royaumont est certainement un des plus riches et un des plus profonds qui soient.
Il en appelle à lexpérience sensible où se rassemblent pour chacun dentre nous le souvenir des paysages habités et traversés, lévocation des heures décisives et des grandes figures de notre histoire, lengagement intime de nouer nos destins individuels à celui de la communauté à laquelle nous appartenons.
Chacun a "sa" France en lui, chacun a sa façon d"aimer la France", et chaque époque eut ses propres élans.
Aimer la France, est-ce que cela veut dire la même chose quau temps où les Capétiens sefforçaient de réunir sous légide dun seul Etat un territoire divisé par les pouvoirs féodaux ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quau siècle de Louis XIV, quand lesprit français donnait le tempo de la civilisation européenne ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quen 1792, lorsque les armées citoyennes faisaient front contre la coalition des monarchies voisines ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quen 1796, lorsque Bonaparte entrait dans Milan accueilli en libérateur de la domination autrichienne, comme le décrivait avec ferveur Stendhal au début de "La Chartreuse de Parme"?
Est-ce que cela veut-il dire la même chose que sous la IIIe République, dont les ambitions se tournaient expressément vers la reconquête de lAlsace-Lorraine et la constitution dun vaste empire colonial ?
Est-ce que cela veut dire la même chose quil y a cinquante ans, lorsque le Général de Gaulle uvrait pour maintenir le rang de la France entre les deux grandes puissances de la Guerre Froide ?
A chaque époque les contours du sentiment national se redessinent. Et nous sentons, au fond, que notre amour de la France a deux aspects dont il faut faire la part avec discernement.
Dun côté, il ne peut avoir de portée véritable que si nous lui donnons une forme et une signification qui conviennent aux défis actuels.
Et de lautre côté, il va vers un être collectif qui se perpétue et se façonne à travers le temps, qui est le socle de notre action et qui est lhéritage que nous devons préserver.
Un être collectif qui est un pays, cest-à-dire des territoires où lempreinte humaine sest ajoutée aux éléments naturels pour tracer sur nos rivages, dans nos montagnes, dans nos campagnes, des tableaux reconnaissables entre tous.
Un être collectif qui est un peuple, enrichi au long des siècles par les apports dhommes et de femmes venus de tous les horizons.
Un être collectif qui est une nation, cest-à-dire une communauté dont le destin est entre les mains de chaque citoyen.
Un être collectif qui est une République, cest-à-dire un système politique fondé sur les idéaux philosophiques de la raison et de la justice, que la France a été lune des premières à vouloir faire advenir dans lhistoire.
Un être collectif qui est enfin un esprit singulier, incarné dans une langue subtile, un esprit marqué par le goût de la création, de la réflexion et par lambition de témoigner à sa manière de la grandeur humaine.
Il y avait, sous la IIIe République, un livre célèbre qui a été lu par des millions décoliers et qui sappelait "Le Tour de la France par deux enfants".
Cétait lhistoire de deux enfants, André et Julien, qui avaient fui la Lorraine après larrivée des Allemands et qui parcouraient les différentes régions françaises à la recherche dun de leurs oncles. A la fin ils sinstallaient dans une ferme de lOrléanais et le dernier chapitre de louvrage sintitulait "Jaime la France".
Et voici ce quon pouvait lire dans ces pages qui ont forgé la conscience nationale pendant quelques décennies : "Dans la joie quil éprouvait de se voir enfin une patrie, une maison, une famille, comme le pauvre enfant lavait si souvent souhaité naguère, il sélança dans la cour de la ferme, frappant ses mains lune contre lautre. Puis songeant à son cher père qui aurait tant voulu le savoir Français, il se mit à répéter à pleine voix jaime la France".
Evidemment, quand on lit ces phrases, on se dit que les temps ont changé. Et certains, en écoutant ce texte, seront confortés dans leur conviction que lidée de nation est archaïque et naïve. Mais je crois quil ne faut pas renier cette vigueur du sentiment national, et quelle doit nous inspirer le courage daffirmer la fierté que nous ressentons à lévocation de la France. Je crois aussi que nous ne pouvons pas nous contenter dune forme de nostalgie. Nous ne pouvons pas faire comme si le siècle écoulé navait pas rendu plus tragique notre rapport à la nation.
Nous ne devons pas oublier que cest au nom de lamour de la France que certains ont suivi la voie du courage, mais aussi que dautres se sont fourvoyés dans des chemins qui conduisaient au désastre. Ce ne sont pas seulement les philosophes ou les penseurs qui ont bousculé lidée de nation. Cest dabord lHistoire elle-même !
Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, cette idée de nation a été frappée par le désastre des deux guerres mondiales, par lémergence du projet européen, dont nous ne devons jamais oublier quil a été édifié justement pour faire barrage au retour des poussées nationalistes ; par la mondialisation, que certains ont interprétée comme un changement déchelle qui rendrait au fond caduques des ambitions politiques inscrites dans des frontières données.
Ces réalités qui sont celles de notre époque sont indéniables. Mais, comme Jérôme Chartier et sans doute beaucoup dentre vous je nen tire pas la conséquence que lère des nations est révolue. Jen tire la conséquence que lidée de nation doit être passée au crible de lhistoire et de lactualité pour être réinventée, parce que je crois que cest encore au niveau national que la liberté des peuples trouve son visage et sa force. Et cest encore au niveau national que laction politique au sens authentique peut et doit saccomplir.
Notre nation demeure pour nous une protection et un tremplin. Aimer la France, cest agir pour lui donner les moyens de déployer toutes ses ressources et dexercer toutes les forces qui sont en elle. Rien nest plus faux et rien nest plus injuste que de voir toujours notre pays sous ses aspects les plus sombres et les plus critiquables. Je veux dire que ce goût de lautodénigrement na pour moi rien à voir avec la lucidité. Cest juste un mauvais travers.
Nous avons un immense potentiel, mais nous avons aussi de véritables handicaps. Je crois que le premier de nos handicaps, cest de voir dans la mondialisation un mal étouffant, au lieu dy voir un espace de conquête. Cest de considérer la mondialisation comme une sorte dinjustice, alors quil ne sagit que dun rééquilibrage naturel du partage de la richesse entre les continents.
Depuis 2007, toute notre politique est tendue vers lobjectif dune France regroupant ses forces pour assumer la bataille de la mondialisation : la réforme des universités ; le triplement du crédit impôt recherche ; lassouplissement des 35 heures ; la création du Fonds Stratégique dInvestissement ; ou encore le lancement malgré les difficultés budgétaires que nous connaissons dun plan de 35 milliards deuros pour les investissements du futur.
Le second handicap cest la dette. Depuis plus de trente ans, nous vivons à crédit par confort, par habitude, mais surtout par peur daffronter la vérité. La vérité sur le basculement de léconomie mondiale et sur la fin de la suprématie occidentale ; la vérité sur le tarissement de ses richesses ; la vérité sur lécart inéluctable entre ce que nous produisons et ce que nous dépensons.
La crise des dettes souveraines, cest beaucoup plus quun problème technique, qui pourrait être résolu par un renforcement de la direction de la zone euro, par des ajustements du rôle de la Commission européenne ou de la Banque centrale européenne.
Cest en réalité un véritable problème de civilisation, cest un problème politique, cest un problème de souveraineté nationale que nous ne résoudrons quà condition que nous ayons le courage de parler sans démagogie, en agissant dans la durée, en assumant quelques sacrifices, en agissant collectivement avec lEurope sans jamais céder à la tentation mortifère du repli.
Dans cette entreprise de redressement national, où les dépenses doivent être très rigoureusement tenues, je voudrais convaincre les Français que tout ne peut pas venir du sommet. Chacun dentre nous doit se demander comment il peut apporter à la nation autant quelle lui apporte. Nous avons besoin plus que jamais du civisme, de la responsabilité, de lengagement des Français. Eduquer ses enfants, leur apprendre le respect des règles, lutter chacun à sa place contre la violence quotidienne, se montrer responsable face à lenvolée des dépenses de santé, renoncer à invoquer à chaque instant le désengagement de lEtat au lieu dassumer ses propres responsabilités, cest aussi cela à mes yeux aimer la France.
Il faut une prise de conscience collective concernant lusage de nos droits et nos devoirs. Ça nest pas en délaissant nos devoirs et ça nest pas en oubliant qui nous sommes que nous tiendrons notre rang dans la mondialisation. Et ça nest pas en oubliant qui nous sommes que nous donnerons à lEurope les forces qui lui sont nécessaires pour se relancer, et qui ne peuvent être que celles de chacune des nations qui la composent.
Nous devons avoir pleinement conscience du rôle fondateur et directeur de la France en Europe. Ce rôle, il faut que nous lexercions avec intensité et avec sagesse. Avec intensité parce que nous avons des objectifs propres que nous voulons promouvoir au sein de lUnion européenne. Mais avec sagesse parce que notre responsabilité est de rassembler et davancer avec lAllemagne, ce qui suppose de part et dautre des compromis raisonnables.
Quest-ce que nous voulons ?
Faire advenir une Europe politique, c'est-à-dire une Europe dont les ambitions sappuient sur la volonté des chefs dEtat et de gouvernement. Parce que ce sont eux qui ont la légitimité démocratique la plus forte.
Le partage de notre souveraineté au niveau européen est possible, il est même nécessaire sur le plan économique et budgétaire. Parce que nous avons choisi de nous doter dune monnaie commune.
Cest tout le débat actuel sur lévolution des institutions européennes, débat impulsé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Mais ce partage de souveraineté nest acceptable que si la légitimité des décideurs politiques est respectée et si leur autorité constitue bien le moteur de lEurope.
Je milite depuis longtemps pour un patriotisme éclairé, un patriotisme élevé au niveau européen. Je le fais pour la France qui doit projeter ses idéaux au delà de ses frontières. Mais je le fais aussi pour lEurope qui ne doit pas être une communauté désincarnée.
Notre patriotisme doit nourrir une nouvelle âme européenne et il doit réveiller la vieille et prestigieuse civilisation européenne, que les temps actuels ont tendance à abaisser au rythme du jugement des agences de notation.
Nous ne pouvons pas aimer la France contre lEurope ! Nous ne pouvons pas laimer en défendant des solutions de repli, des solutions disolement, qui entraîneraient fatalement son déclin, comme le font les extrémistes inspirés par une idée fausse et dangereuse de la souveraineté nationale.
On entend ces jours-ci des responsables politiques qui se mettent à parler de Bismarck ou de Munich à propos de nos amis allemands, au moment où nous devons, avec eux, défendre lhéritage de la construction européenne en rétablissant sur des bases saines le fonctionnement de nos économies.
Il est irresponsable, il est même indécent de jouer sur des formes du sentiment national qui appartiennent au passé et que nous ne voulons pas voir ressurgir. Il est dangereux dinstrumentaliser le patriotisme pour caricaturer et pour blesser nos partenaires, alors quil convient au contraire de fédérer nos forces nationales respectives pour relancer lEurope.
Cest lhonneur du président de la République que de sinterdire toute attitude qui pourrait créer un fossé entre la France et lAllemagne, qui pourrait libérer des forces enfouies aux tréfonds de notre Histoire et enclencher la mécanique infernale de la division. Cest son honneur de vouloir à tout prix protéger le pacte noué entre le Général de Gaulle et Konrad Adenauer, Georges Pompidou et Willy Brandt, Valéry Giscard dEstaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand, Jacques Chirac et Helmut Kohl et Gerhart Schroeder
.
Nicolas Sarkozy na pas de leçons de patriotisme à recevoir de la part de ceux qui croient défendre lintérêt national en caricaturant nos alliés allemands.
Je veux dire solennellement quil est grand temps que François Hollande trouve la fermeté de mettre un terme aux dérapages de ses amis, parce quun candidat à lélection présidentielle ne peut pas être lotage complaisant dune dérive stupide aux relents germanophobes.
Mesdames et Messieurs, aimer la France, ça nest pas rebâtir je ne sais quelle ligne Maginot. Cest avoir conscience des idéaux universels quelle incarne. Cest préserver le fil qui, depuis la Révolution, désigne la France comme un emblème de la liberté. Et à cet égard, je suis fier de laction qui a été la nôtre en Côte d'Ivoire et en Libye.
Aimer la France, cest être fidèle à cette ouverture sur le monde, à cette générosité, qui sont partie intégrante de sa grandeur. La France attire des talents, elle crée des espérances, elle éveille des passions. On se souvient de lhistoire de Romain Gary et de sa mère qui lui avait transmis, dans la lointaine Lituanie, son amour absolu de la France.
Doù vient que notre pays ait pu susciter autant de rêves, aux quatre coins du monde ? Doù, sinon de la manière dont il a exprimé à travers son destin et ses valeurs les espoirs de tous les peuples ?
Doù, sinon de la force de son rayonnement culturel ? Les espoirs et les passions que fait naître la France némanent pas dune entité désincarnée. A ceux quil accueille, notre pays ne doit pas rougir de demander le respect de ses lois, de ses traditions parce que ce sont elles précisément qui définissent cette société à laquelle ils ont décidé dassocier leur vie.
Non, notre pays na pas à rougir dêtre lui-même. Non il ne doit pas hésiter à être exigeant à légard de ceux quil accueille. Et dans le même temps, il ne doit pas, il ne doit jamais les désigner comme les boucs émissaires de ses propres problèmes. Parce que cela, cest de la lâcheté, de la lâcheté vis-à-vis de nos propres défis qui ne dépendent que de nous.
Le débat sur le droit de vote des étrangers aux élections locales est une fois encore relancé, et je veux dire que je regrette le retour récurrent de ce sujet avant chaque élection depuis 1981. Je me suis pour ma part toujours opposé à ceux qui veulent remettre en cause le lien qui associe dans notre histoire le droit de vote à la nationalité, cest-à-dire à la citoyenneté française et désormais européenne.
Ma conviction est que ce principe doit demeurer parce que le droit de vote à géométrie variable peut conduire à émietter et à communautariser notre pays. Or, comme lécrivait Renan, nous sommes une communauté de destin fondée sur la volonté dadhérer à la vie de la Nation. Cest notre héritage républicain, et cest lhonneur de notre pays de faire accéder à la nationalité ceux qui ont fait le choix de participer au destin de la France. Brader le droit de vote, cest à mes yeux affaiblir la citoyenneté et, du même coup, cest affaiblir la belle et généreuse idée dadhésion à la famille nationale.
Voilà, Mesdames et Messieurs, les réflexions que je voulais associer aux débats que vous avez menés au cours de ces Entretiens de Royaumont. Vous laurez compris, jattache une grande importance à ce thème que vous avez choisi, parce quil nous renvoie aux sources de tout engagement politique et, finalement, de toute vie citoyenne.
Source http://www.gouvernement.fr, le 5 décembre 2011