Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur la protection des droits des victimes, leur accès et leur participation aux procès jugés par la Cour pénale internationale, Paris le 27 avril 1999.

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Circonstance : Colloque international "Accès des victimes à la Cour pénale internationale" à Paris le 27 avril 1999

Texte intégral

Madame la Ministre,
Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, ministre de la Justice a exprimé avec force la conviction de la France que la lutte contre limpunité des auteurs de violation des Droits de lHomme repose très particulièrement sur le droit des victimes, à savoir le droit à la mémoire, le droit à la justice, à la protection, à réparation, réhabilitation, et lindemnisation.
Elle vous a dit solennellement notre volonté de mener jusquau bout un combat pour que les victimes trouvent leur place dans cet ordre judiciaire international qui, à Rome, il y a près dun an, a commencé de prendre véritablement forme. Elle vous a dit le souci de la France, le souci du gouvernement, notre souci de faire progresser cette idée du droit. Elle vous a dit aussi, et je partage le même sentiment, lémotion de tous les Français face au sort des victimes, et on peut penser aux exactions actuellement commises au Kosovo, sur lesquelles nous nous employons à faciliter le recueil déléments de preuves.
La diplomatie française est mobilisée dans la poursuite de ces objectifs. La France a signé la Convention de Rome dès le 18 juillet. Elle est engagée aujourdhui dans un processus de modification de sa Constitution, qui devra nous permettre de ratifier ce texte. Le gouvernement français a lintention de pouvoir soumettre le projet aux parlementaires pour ratification avant la fin de lannée, et de rejoindre ainsi, notamment, deux pays précurseurs, le Sénégal ainsi que Trinidad et Tobago.
En organisant ce séminaire, le gouvernement a souhaité contribuer à accélérer la rédaction du règlement de procédure et de preuves sur des dispositions pour lesquelles la France avait déjà beaucoup agi pendant les négociations à Rome. Nous avons réuni à Paris plus de 50 experts représentants des Etats, des Organisations non gouvernementales et intergouvernementales pour rédiger des propositions de dispositions sur les droits des victimes à insérer dans le futur règlement de procédure et de preuve de la Cour. Derrière ce travail apparemment technique, les enjeux pour le rôle de la future Cour son considérables. Vous en êtes tous convaincus puisque vous êtes ici. Nous savons tous que la souffrance et la mort qui ne se disent pas, laissent des traces que la mémoire individuelle et collective retravaille, sans possibilité de lélaborer de manière constructive en vue dun avenir plus serein. Les médecins le constatent, les psychologues le confirment et les politiques ensuite après eux.
1) Le premier enjeu par conséquent, cest à nouveau - la France a eu sur ce sujet une attitude je crois cohérente et transparente depuis le début des négociations, - la recherche, à travers linstrument judiciaire, dune contribution à la promotion de la paix et de la réconciliation dans les pays meurtris et déchirés par les conflits internes les tragédies internes et les atrocités qui en découlent.
Dans cet esprit, nous avons par exemple soutenu des dispositions visant à assurer un certaine dialogue entre laction de la future Cour pénale internationale et laction - parfois imparfaite mais indispensable - des structures chargées du maintien de la paix et de la sécurité internationale.
Lintérêt porté à la participation des victimes relève de la même logique. Examinons à cet égard un instant laction des Tribunaux existants.
Je voudrais dire ici que jai un grand respect pour loeuvre accomplie par les Tribunaux pénaux internationaux pour lex-Yougoslavie et le Rwanda depuis leur création par le Conseil de sécurité. Certains critiquent leur lenteur, leur lourdeur. Ce nest pas la conception de la France. Le Premier ministre, M. Jospin, la réaffirmé solennellement lors de sa visite à La Haye le 4 novembre dernier. Les Tribunaux ne jugeront jamais tous les criminels et ce nest pas leur vocation. Ce serait idéal naturellement mais on ne peut pas attendre systématiquement cela de ces tribunaux. Mais à travers une stratégie pénale efficace, lisible, consistant à poursuivre et juger les dirigeants civils et militaires, leurs conseillers, et les exécutants responsables datrocités, ils mèneront à bien leur mission.
Pour la France, lefficacité des tribunaux ne se mesure pas tant à laune du nombre dinculpés ou de personnes condamnées, quà ce que nous disent les procès et les jugements pour lavenir de ces pays déchirés. Quelle place aura, dans lhistoire des pays de lex-Yougoslavie, le Tribunal permanent ? Quelle contribution apporte le Tribunal permanent sur le Rwanda à lavenir non seulement du Rwanda, mais des pays de cette région encore si meurtris ? Très peu et beaucoup à la fois. Très peu lorsque se succèdent au cours de procès très longs, inévitablement très longs, des listes de témoins interrogés à charge ou à décharge et quaucune histoire, quaucune réponse ne se dessine encore. Très peu lorsque des victimes martyrisées sont publiquement soumises à des interrogatoires répétés nécessairement traumatisants. Beaucoup, en revanche, lorsque les juges sefforcent de reconstruire, à travers leur jugement, une histoire, une mémoire, et à travers cela lespoir dun avenir radicalement différent. Tous ceux qui ont lu, cest votre cas ici forcément, le jugement Akayesu rendu par le Tribunal pénal international pour le Rwanda comprennent mon propos. Il ne sagit pas pour moi de commenter une décision de justice, mais de relever la portée du travail fait par des juges, dans ce cas particulier, au-delà de laction répressive, pour donner la parole aux victimes et donner ainsi aux plaies la possibilité de se refermer un jour, et aux hommes et aux femmes de ce pays la faculté de vivre à nouveau ensemble. M. Laity Kama, président du Tribunal pénal international pour le Rwanda, a dit parfois quil avait subi les remontrances de ses collègues lorsquil laissait les victimes sexprimer trop longuement et trop librement. Les droits de la défense en pâtiraient. Je vous laisse le soin de trancher cette question. Derrière la réponse que vous apporterez se trouvent non seulement pour les victimes et les familles la faculté de réapprendre à vivre et de faire leur deuil, mais la promesse pour tous les peuples déchirés et meurtris dune conciliation possible, dune paix envisageable.
Elle permettra en outre, et cest lun des enjeux importants de laccès des victimes à la Cour, de resserrer le lien entre lactivité de la future Cour pénale qui siégera à La Haye et les pays où les atrocités auront eu lieu, et aux yeux de la population desquels La Haye pourra paraître parfois bien lointain.
En vous réunissant ici, la France a donc pour objectif lefficacité de laction de la future Cour. Nous croyons que vos réflexions sur les droits des victimes, leur participation à la procédure, les réparations auxquelles elles peuvent prétendre, peuvent contribuer à asseoir des règlements durables dans des pays où se sont produits génocides, crimes contre lhumanité, ou encore crimes de guerre. Jai la conviction que la justice pénale internationale peut concilier lindépendance et lautonomie du procureur et des juges, et la pleine participation des victimes à ses procédures. Jai la conviction aussi que la participation des victimes, la mise en oeuvre de leur droit de protection, de leur droit à réparation, sont porteurs defficacité de la future cour ; ils sont un élément important de la lutte contre limpunité des auteurs de violation des Droits de lHomme et à ce titre des facteurs de promotion de la paix et de la sécurité internationale.
Ce sont des sujets compliqués. Le débat entre juristes et experts sur tous ces points nest pas clos, et il vous revient de définir ensemble ce que vous considérez être le bon point déquilibre, avec pour seul objectif que la Cour accomplisse le mieux possible sa mission.
En tout état de cause, vos recommandations, en tant quexperts internationaux, seront transmises par la France comme document officiel à la prochaine session de la Commission préparatoire pour la Cour pénale internationale.
2) Le deuxième enjeu consiste, pour la France, à promouvoir, une synthèse entre la tradition juridique, dite civiliste ou romano-germanique, qui reflète notre culture, notre pensée, et les autres grandes traditions juridiques.
Le gouvernement français fait un effort pour promouvoir cette tradition romano-germanique, parce que nous pensons que certains aspects de cette culture juridique sont mieux adaptés à la scène internationale, et quune synthèse entre les différents systèmes de droit est nécessaire, au nom de la diversité culturelle. Cest un principe général de notre politique, de notre politique étrangère et ce qui est vrai dans le domaine de la diplomatie, dans le domaine de léconomie, dans le domaine de la culture, dans le domaine de la langue est vrai aussi dans le domaine du droit. Pour nous cest un principe fondamental de lorganisation du monde de demain. Cette approche juridique en fait partie, cest cohérent avec le reste, et à lintérieur de cette approche juridique, laccès des victimes à la Cour pénale internationale en est un exemple particulièrement démonstratif, je crois.
La France a également pensé que le concept de personne morale pouvait être utilement intégré au Statut de la Cour, parce que lexpérience internationale démontre que derrière les inculpés, il y a très souvent des sociétés - à travers lesquelles agissent, par exemple, en Bosnie, des inculpés serbes -, des organes de presse parfois - je pense à Radio Mille Colline -, quil fallait toucher. Les négociations ont avancé sur ce point sans aboutir en raison de trop grandes divergences entre les différentes approches juridiques. Ce travail doit se poursuivre encore.
Enfin, lorsque la France propose la participation des victimes, cest parce quelle pense que la pratique des pays de droit civil en ce domaine peut servir lefficacité de la Cour, et donc la crédibilité et la légitimité futur de la Cour qui doit être de plus en plus forte. Siégeant à La Haye, la Cour pourra paraître loin des victimes. La justice peut-elle être rendue ainsi de manière désincarnée. Je sais que ce nest pas la cas, mais cela pourrait être perçu ainsi et il ne serait pas souhaitable que ce soit le cas. La participation des victimes sera donc encore plus importante au plan international quau plan interne.
Votre réunion à Paris sinscrit donc dans le cadre des efforts que mène mon pays pour assurer la mise en place rapide et efficace de la Cour. Elle sinscrit aussi plus largement dans le cadre dune réflexion densemble du gouvernement français sur les solutions juridiques les mieux adaptées, dans le contexte actuel de mondialisation, à la coopération internationale.
Certains excès récents de la dérégulation et de la déréglementation ont montré quune réflexion plus en profondeur sur les droits et leur protection était nécessaire, sur la base dune approche intégrant lensemble des traditions juridiques et des valeurs collectives dont elles sont porteuses.
Le droit écrit fait une plus grande place au rôle de lautorité centrale. Il est parfois plus adapté à certaines situations, par exemple pour accompagner une transition vers la démocratie et une économie de marché ouverte, qui, si elle se dirige trop rapidement vers un désengagement de lEtat de tous les secteurs, sans ménager les étapes nécessaires, laissera les grands acteurs du marché seuls décider des grands arbitrages de la vie collective, sans possibilité de contrôler que les droits des individus nen souffrent pas ; certains Etats, épuisés par des conflits internes, des tragédies abominable doivent également dabord se restructurer, se reconstruire, alors que nous les voyons au contraire imploser, et séloigner de tout processus possible détablissement progressif dun Etat de droit. Je voudrais dire en paraphrasant le Premier ministre français Lionel Jospin que dans « Etat de droit », il y a aussi « Etat ».
Madame la Ministre,
Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
Les principes relatifs aux droits des victimes sont inscrits au coeur du Statut de Rome. Mais nous savons tous que ces principes sont interprétés différemment par les uns et par les autres, et la diversité des experts présents à Paris pour cette réunion permettra den rendre compte avec justesse. Il va donc y avoir de vrais débats dans cette enceinte dans les jours qui viennent sur la véritable place des victimes, létendue de la protection qui peut leur être accordée.
Je suis sûr que vos travaux seront très utiles, je vous y encourage et pour conclure vous souhaite une excellente réunion.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 avril 1999)