Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, lors du point de presse conjoint avec M. Giulio Terzi, ministre italien des affaires étrangères, sur la crise de la zone euro et les modalités de sortie de crise, le soutien à la croissance et l'interaction des économies américaine et européenne, Rome le 5 juin 2012.

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Circonstance : Voyage en Italie de Laurent Fabius les 4 et 5 juin 2012 : entretien avec Giulio Terzi, à Rome le 5

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Cher Collègue et Ami, merci pour ces mots que vous avez prononcés et pour votre accueil.
Nous avons voulu avec Bernard Cazeneuve, qui est ministre délégué chargé des Affaires européennes auprès de moi, que notre tout premier voyage en Europe soit pour nos amis allemands et pour nos amis italiens. C’est dans ce cadre que nous nous trouvons aujourd’hui à Rome. Nous sommes arrivés hier dans une journée de deuil à laquelle je veux m’associer au nom du peuple français. Le peuple italien a souffert dans sa chair et compte tenu de notre relation extrêmement proche, votre souffrance est notre souffrance.
Notre collègue M. Terzi vient de résumer parfaitement l’objet et le contenu de nos entretiens. Je me contenterai d’ajouter quelques mots. Ce que je vais dire sera dans le respect et l’amitié du peuple italien et de ses dirigeants ; nous le ressentons profondément, nous gouvernement français, et c’est quelque chose que je veux vous porter au début de nos relations.
Hier nous avons eu le privilège de rencontrer le président Napolitano, c’est un homme sage, un homme de grande stature et l’Italie a de la chance de pouvoir compter sur un tel homme d’État, que j’ai d’ailleurs retrouvé avec beaucoup de plaisir puisque nous nous connaissons depuis longtemps.
Aujourd’hui nous rencontrons mon homologue M. Terzi et ensuite nous serons reçus par le président Monti, je pense qu’il y aura à ses côtés le ministre Moavero. En quelques heures, nous aurons pu, grâce à la chaleur de l’accueil de nos partenaires italiens, faire le point sur tous les sujets d’intérêt commun - et nous en avons beaucoup.
Nous avons donc parlé de l’Europe : il y a urgence, il faut que dans les semaines qui viennent un certain nombre de décisions soient prises, la population européenne attend ces décisions, ainsi que le monde entier. Et, dans la préparation de ces décisions, la proximité de vues entre l’Italie et la France est tout à fait décisive.
Autour d’idées simples mais que nous voulons concrétiser : il y a besoin de discipline budgétaire, et en même temps il y a besoin de croissance ; il faut donner à tout cela un caractère concret, d’où les propositions qui ont déjà été faites, qui sont maintenant sur la table et que mon collègue a citées concernant l’augmentation du capital de la BEI, l’utilisation des fonds structurels, la taxe sur les transactions financières et sur - plus difficile mais également nécessaire - la perspective des eurobonds et d’autres éléments.
On a besoin, tous, que l’Europe montre qu’elle sait ajouter à la discipline la dimension de la croissance et là-dessus, aussi bien la réunion qui aura lieu le 22 juin, ici, que le Conseil européen de la fin du mois, les 28 et 29 juin montreront, j’en suis certain, une convergence d’analyses et de propositions entre nos amis italiens et la France.
Nous avons aussi, bien évidemment, abordé les problèmes autour de nous et ils sont nombreux : les problèmes de la Méditerranée, où nous avons des analyses extrêmement voisines et des intérêts qui sont communs, des questions plus lointaines géographiquement mais qui déterminent pour beaucoup notre situation et ses perspectives concrètes : l’Iran, le Sahel - sujet de grande préoccupation - et puis, bien sûr, nous avons échangé nos vues, nos analyses, sur des sujets aussi importants que la Syrie, par exemple.
Je suis à votre disposition pour répondre à toutes les questions que vous souhaiterez mais, je veux conclure, ce petit propos introductif en disant ce que notre ami M. Terzi vient de rappeler ce qui est parfois oublié : l’Italie est notre deuxième partenaire économique au monde, c’est dire à quel point les relations entre l’Italie et la France sont pour nous essentielles. Il n’y a aucun point qui fasse difficulté. S’il a pu par le passé y avoir telle ou telle zone d’ombre, désormais ces zones d’ombre sont dissipées et nous avons tous les éléments pour faire de notre travail en commun un travail absolument exemplaire, sur le plan des résultats concrets et, ce qui ne gâche rien, sur le plan de l’amitié. Ce qui signifie, Cher Ami, que nous aurons beaucoup d’occasions de travailler ensemble.
Nous allons d’ailleurs poursuivre cette conversation, il me semble dès demain, en Turquie. Bref, nous vivons ensemble ! Et je m’en réjouis, comme Bernard Cazeneuve ; je veux saluer aussi notre ambassadeur qui, bien qu’étant là depuis peu de temps, connaît maintenant toute chose et fait un travail, avec son équipe, extrêmement utile. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.
Q - (À propos de la crise bancaire en Espagne et des modalités possibles de sortie de crise dans la zone euro).
R - Je peux donner quelques éléments de réponse en partant de la situation concrète de l’Espagne puisque vous avez pris cet exemple. L’autre jour nous avions le plaisir, à Paris, de recevoir à l’Élysée M. Rajoy. Le président de la République l’avait invité à déjeuner, j’étais moi-même présent et nous avons pu discuter très librement. Quelle est la situation ?
L’Espagne, on le sait, a une situation économique très difficile et a dû faire face à un déficit budgétaire considérable. Il y a des problèmes divers, et tout cela a amené le nouveau gouvernement à adopter un plan économique extrêmement dur - sans qu’il soit besoin d’en donner tous les détails : allongement de l’âge de la retraite, diminution des salaires, diminution des pensions. Un plan très dur, qui a eu comme conséquence que des centaines de milliers et même des millions d’Espagnols ont protesté. Donc, c’est un plan très difficile économiquement et socialement.
On aurait pu attendre, suite à ce plan qui était même fait pour cela, que la réaction des marchés, voyant son ampleur et la volonté du nouveau gouvernement espagnol de réduire les déficits et les dettes, produirait une réduction des taux d’intérêt. Si l’Espagne fait un pas pour prendre des décisions extrêmement difficiles, on aurait pu attendre que les marchés disent : «bon, écoutez, voilà, ça va avoir des conséquences positives sur le plan des comptes et donc les taux d’intérêt vont baisser».
Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Pour des raisons qui leur appartiennent, les marchés ont manifesté une certaine méfiance vis-à-vis des émissions espagnoles, ce qui fait que le fameux spread ne s’est pas réduit comme souhaité. Et nos amis espagnols, s’ils veulent emprunter, sont obligés d’avoir recours à des émissions qui se montent à 5, 6, 7 % et un peu plus. À cela s’ajoutent des problèmes liés au système bancaire espagnol et à l’engagement - d’une banque en particulier - dans l’immobilier, alors que vous savez que l’immobilier a de grands problèmes en Espagne. On est donc en face d’une difficulté considérable.
Un pays, en l’occurrence un grand pays comme l’Espagne, adopte des mesures extrêmement dures socialement, économiquement. On pourrait attendre de ces mesures qu’elles permettent de diminuer la pression sur les taux d’intérêt ; cela ne se produit pas. Et c’est là où, si l’on ne veut pas aller vers une asphyxie, qu’il faut que le système européen dans sa globalité trouve des solutions. Et au-delà du problème spécifique de l’Espagne, c’est là où la question de l’union bancaire est posée. Il faut qu’on trouve des mécanismes, lorsque des pays font l’effort nécessaire, pour qu’ils ne se trouvent pas dans une situation d’asphyxie.
Alors, des textes existent, des fonds existent et il faut maintenant trouver la méthode pratique pour que puissent être apportés les fonds nécessaires pour que le système bancaire continue à bien fonctionner, sans que le déficit budgétaire, en l’occurrence celui de l’Espagne, soit alourdi. Sinon, on ne peut arriver à rien. Si on dit «oui, vous allez pouvoir sauver vos banques, mais pour sauver vos banques il faut que vous augmentiez votre déficit» et que cette augmentation du déficit aboutisse à son tour à augmenter les taux d’intérêt, là, comme on dit familièrement en français, «c’est le serpent qui se mord la queue». Il est donc nécessaire que toute l’ingéniosité de nos diplomates et du système bancaire, national et européen, permette à la liquidité d’arriver et qu’on trouve des solutions. C’est cela qu’on veut mettre en place, en particulier à travers le mécanisme d’union bancaire auquel nous sommes favorables.
Q - On parle de gouvernance économique, d’union bancaire, mais est-ce que vous partagez l’idée selon laquelle seul un approfondissement politique de l’Europe permettra de surmonter la crise, surmonter la crise de l’euro ? Et dans ces conditions, est-ce que la France et l’Italie envisagent une réforme institutionnelle de l’Europe, pour justement un transfert de souveraineté, et donc éventuellement une Europe fédérale ?
R - Pour la réunion du Conseil européen qui va avoir lieu le 28 et le 29, et à partir des conversations que j’ai pu avoir avec nos amis espagnols, nos amis italiens, nos amis allemands, nos amis britanniques, nos amis belges, et beaucoup d’autres encore, je pense qu’il y a les trois éléments d’un triangle qu’il faut rassembler.
Le premier élément, c’est la partie relative à la discipline budgétaire. On comprend bien que lorsque des déficits trop importants sont constatés, il faut que des mesures de discipline budgétaire soient prises et je pense que, là-dessus, l’ensemble des gouvernements sont d’accord.
Le deuxième élément, c’est la dimension de croissance, que nous abordions tout à l’heure. La croissance est absolument indispensable aussi à la discipline budgétaire - et réciproquement : c’est un processus dialectique. Si vous n’avez aucune discipline budgétaire, la croissance à terme est menacée. Si vous vous concentrez uniquement sur la discipline budgétaire, comme l’ont fait quelques pays, et qu’il n’y a pas de croissance, vous n’arrivez pas à obtenir les résultats budgétaires. Et on voit plusieurs pays, nous les avons tous présents à l’esprit, qui ont fait de grands efforts et qui n’arrivent pas à améliorer leur situation budgétaire parce que la croissance n’est pas au rendez-vous.
Et le troisième élément, c’est là où je réponds à votre question, c’est la dimension de solidarité. L’Union européenne est fondée sur des mécanismes de solidarité entre les différents pays, les pays du Nord, les pays du Sud, les pays qui vont un peu mieux, les pays qui vont un peu moins bien, les pays qui sont en avance sur un certain nombre de points, les pays qui sont en retard ; elle est consubstantielle à cette notion de solidarité. D’ailleurs aucun des pays ne peut durablement avoir une situation prospère si le reste de l’Europe est en difficulté. C’est là où votre interrogation prend tout son sens : la solidarité doit reposer sur des mécanismes, y compris des mécanismes politiques.
On ne va pas, entre aujourd’hui et la fin juin, trouver des novations institutionnelles majeures, mais il est évident que si l’on veut à la fois discipline budgétaire, croissance et solidarité, cela signifie, pour employer des termes simples, un mécanisme d’intégration plus fort. Et toute la discussion qui a lieu, qui n’est pas terminée d’ailleurs, sur les eurobonds aussi, tient compte de cet élément.
À partir du moment où on envisage de mutualiser les dettes, il y a des étapes à suivre et il est normal qu’on ait un regard sur les conditions dans lesquelles ces dettes sont souscrites. Il ne s’agit pas entre aujourd’hui 5 juin et le Conseil européen d’avoir renversé la table, mais il y a un processus qui se met en œuvre. Simplement, ce processus est assez complexe, parce que qui dit intégration dit partage de souveraineté. Cependant on ne peut pas envisager de partage de souveraineté si en même temps les parlements nationaux et le Parlement européen n’y sont pas associés. Il faut donc y aller étape par étape, mais la direction est tout de même celle-là. Il ne faut pas prendre prétexte du fait qu’il n’y a pas encore suffisamment d’intégration pour bloquer. Mais, si on veut avancer, il faut accepter l’idée qu’il y ait quand même une intégration plus grande à terme.
Je pense que le moment n’est pas exactement venu de poser en termes massifs les questions institutionnelles ; je ne sais pas ce qu’il en est exactement en Italie, mais en France, je sais que pendant longtemps on a tellement parlé des questions institutionnelles que beaucoup de gens se disent «oui, mais écoutez, d’abord des projets concrets et puis les institutions, on verra après comment ça fonctionne». Mais il est évident qu’il y a un rapport entre les avancées qu’on doit faire en matière de croissance, en matière de solidarité, et puis le cadre général institutionnel qui sera posé. Voilà quelques éléments pour répondre à votre question, tout à fait pertinente.
Q - (À propos des déclarations de M. Obama relatives à l’économie européenne qui empêcherait l’économie américaine de se développer).
R - Cela n’aurait pas grand sens et ce n’est certainement pas l’idée du président Obama, que nous avons eu l’occasion de rencontrer il y a quelques jours aux États-Unis, de se renvoyer la responsabilité les uns aux autres.
Nous pourrions dire, si c’était le cas, aux États-Unis «où a commencé la crise financière ?», elle n’a pas commencé en Europe, d’après les indications que nous avons. Lehman Brothers n’est pas exactement une banque italienne, ni une banque française. Donc, ce n’est pas ainsi que le président Obama ni nous-mêmes posons le problème.
Il faut que chacun, chaque continent, chaque grand pays, chaque union, fasse le maximum. Pour quoi ? Pour à la fois avoir ses affaires budgétaires en ordre et en même temps pour soutenir au maximum la croissance. D’ailleurs, dans les conversations que nous avons eues avec le président Obama aux États-Unis, et en particulier dans les discussions sur le G8, et c’était la même chose avec le président français, les deux thèmes étaient présents.
Il faut que chacun de nos continents, si on peut dire, fasse un effort en matière budgétaire mais il faut aussi que chacun fasse un effort en matière de croissance. C’est vrai aux États-Unis, où un certain nombre d’impulsions ont pu être données, à la fois par le gouvernement central avec l’aide de la Federal Reserve, et ce doit être la même chose en Europe.
Les États-Unis jouent un rôle important dans la croissance mondiale, l’Europe aussi puisque nous sommes la première zone commerciale du monde. Je crois donc que c’est ainsi qu’il faut concevoir l’action à mener et non pas en se renvoyant la responsabilité parce que nous sommes tous attelés à la même charrette.
Ce qui m’a frappé dans les discussions récentes avec nos partenaires américains, comme ce qui est en train de nous frapper dans ce qui existe en Europe, c’est le caractère absolument central des actions en matière de croissance. Mais là où je rejoins particulièrement mon collègue et ami, c’est qu’il ne faut pas que ces actions en matière de croissance soient une espèce de discussion théorique sur ce qui va se passer dans trois ans, dans cinq ans ou dix ans.
Les populations attendent la croissance et je disais hier au président Napolitano que la question de la croissance en Europe est autant une question démocratique qu’une question économique. Je suis économiste de formation, mais en même temps je suis un responsable politique. Je vois bien que si nous n’arrivons pas à faire repartir la croissance dans nos pays, et donc à diminuer le chômage et à donner du pouvoir d’achat, toute une série de problèmes avec nos démocraties se présente, avec la montée de partis extrémistes notamment.
C’est donc d’abord une question économique, mais c’est aussi une question démocratique. On a besoin d’une Europe qui fonctionne bien, qui soit capable de faire repartir la machine économique si nous voulons que nos démocraties croient, continuent de croire fortement en l’Europe.
Q - (À propos de la téléconférence des ministres des Finances du G7 et sur la Syrie).
R - Je suis obligé de répondre rapidement puisque je vais être reçu par le président Monti dans quelques minutes.
Sur le G7, ce sont nos collègues ministres des Finances qui vont traiter cela, je n’ai pas d’indications particulières.
Concernant la Syrie, nos analyses sont très convergentes et nous aurons l’occasion d’en parler à la fois en Turquie - demain, je crois - et nous recevrons à Paris début juillet le groupe des amis de la Syrie où toutes ces questions seront abordées.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 juin 2012