Entretien conjoint de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangère, et de M. Joschka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, au mensuel "Le Monde des débats" de juin 2001, sur l'avenir de la construction européenne, le débat sur les institutions dans le cadre de l'élargissement de l'Union et sur les approches différentes de la France et de l'Allemagne.

Prononcé le 1er juin 2001

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Média : Le Monde des débats

Texte intégral

Q - L'Allemagne bouillonne d'idées sur l'avenir de l'Europe comme si elle voulait montrer sa capacité à être le moteur de l'Europe mais la France, elle, se voit régulièrement reprocher son silence ou ses hésitations. Qu'en pensez-vous ?
R - M. Fischer - Je ne pense pas que la France ait été silencieuse ; au contraire, j'ai l'impression que le débat est devenu de plus en plus vif et animé chez vous. C'est le résultat des décisions prises au Sommet de Nice en décembre 2000, visant à entamer un long débat politique sur l'architecture institutionnelle de l'Europe avec une date limite et une obligation de conclusions en 2004 - n'oublions pas que le mérite en revient à la présidence française. En Allemagne, il y a consensus sur un certain nombre de principes, c'est-à-dire sur le fait qu'on doit aller vers une plus grande intégration de l'UE, qu'il doit y avoir un processus qui nous amènera vers une Constitution Il y a un certain nombre d'éléments dans ce sens dans le texte du SPD récemment présenté et bien sûr il va falloir continuer à en discuter. Ce que je trouve très surprenant, ce sont les réactions européennes. Tout cela prouve bien que le temps est vraiment venu, le moment bien choisi pour entamer ce processus.
M. Védrine - J'apprécie que vous, Joschka Fischer, ayez observé qu'il n'y avait pas eu de silence de la part de la France. Notre contribution au débat a été réelle et sera de plus en plus vigoureuse. Si les propositions officielles du gouvernement, l'an passé, ont été marquées par la retenue, c'était parce que l'exercice de nos responsabilités de présidence de l'UE était prioritaire, et pour ne pas handicaper la Conférence intergouvernementale, dont on savait la difficulté. On voit bien que les diverses interventions antérieures n'ont pas épuisé l'attente à propos de celle de Lionel Jospin qui devait, pour cette raison, marquer le débat. Les positions allemandes traduisent l'impressionnant consensus allemand. Le discours de Joschka Fischer, l'an dernier, et les propositions récentes de Gerhard Schröder présentent deux options : plus d'intégration européenne sur certains points (symboliques ?), beaucoup moins sur d'autres, (parce que jugés trop onéreux, ou au nom du principe de subsidiarité). A partir de là le débat - trois ans - va avancer, et évoluer, en Allemagne comme ailleurs.
Q - En somme la position française semble consister en priorité à régler un certain nombre de problèmes techniques. Les Allemands mettent en avant l'avenir des institutions en paraissant éviter le règlement de ces problèmes. Les deux approches semblent dès le départ antagonistes.
R - M. Védrine - Elles ne le seront pas à l'arrivée ! Je dirais les choses autrement. Une des différences initiales porte sur l'avenir du triangle institutionnel communautaire (Parlement, Commission, Conseil). Faut-il, comme le préconisent des parlementaires européens, ou le SPD, renforcer massivement les pouvoirs du Parlement et de la Commission en laissant le Conseil inchangé, donc mécaniquement affaibli, voire le transformer en une simple Chambre des Etats, à côté du Parlement, dépourvue de pouvoir exécutif ? Peut-on ignorer ou laisser de côté le Conseil européen ? Nous ne le pensons pas. Pour nous il faut renforcer l'efficacité du triangle dans son ensemble et donc chacun de ses trois piliers tout en préservant son équilibre. Lionel Jospin a fait des propositions fortes dans ce sens. C'est, à ce premier stade du débat, une différence.
M. Fischer - Pourtant malgré cette différence d'approche qui est réelle, nous avons fait beaucoup de progrès dans la discussion. Les progrès proviennent essentiellement d'une plus grande clarification de la situation. D'abord en ce qui concerne la fixation de la date d'aboutissement du débat sur l'avenir de l'Europe (2004). Et puis nous avons maintenant, de façon très claire, trois options pour la Constitution européenne. La première option serait une confédération d'Etats, peut-être renforcée par d'autres Etats. La deuxième option serait un Etat fédéral, une option qui jouit d'une grande faveur en Allemagne, mais qui ne correspondra jamais à la position française et d'ailleurs probablement pas non plus à la position d'autres pays. Troisième option, la fédération d'Etats-nations. Je pense que les traditions constitutionnelles de l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre pourraient tout à fait se rapprocher de ce troisième modèle, ceci pour ne citer que les trois pays les plus grands. Dans l'UE d'aujourd'hui nous avons déjà d'un côté la majorité des Etats et de l'autre côté la majorité des citoyens. Dans ce contexte, évidemment, il faut tenir compte d'un certain nombre d'autres facteurs, comme par exemple la contradiction entre les grands et les petits pays membres, entre d'un côté les tendances à l'intégration et à la subsidiarité, les différences entre les pays riches et les pays pauvres. Donc nous aurons d'un côté l'intégration, la fédération, le niveau européen et de l'autre côté, le fait que les Etats-nations continueront à exister et ceci est valable pour les deux niveaux, l'exécutif comme le législatif. En ce qui me concerne je ne me prononce pas en faveur du renforcement ou de l'affaiblissement du triangle institutionnel sur un point ou sur un autre. Pour ma part, je suis en faveur d'une évolution équilibrée et ceci est à mon avis en faveur de tous les pays membres. Toutefois, nous avons besoin d'une clarification entre les fonctions exécutives et législatives, afin qu'il n'y aient plus d'interférences.
M. Védrine - C'est clairement sur la troisième option que nous travaillerons. Cette notion d'équilibre est importante. Je pense moi aussi que la clarification des questions est importante : comment les pouvoirs sont-ils répartis entre l'Europe et les Etats ? Comment le pouvoir est-il exercé au niveau européen ? Par nos interventions publiques et nos réflexions, nous cernons déjà mieux ces questions. Ce débat s'amplifie dans toute l'Europe - pas uniquement entre Français et Allemands - et sera tranché en 2004 par une nouvelle Conférence intergouvernementale et finalement par un conseil européen, à quinze ou plus. 2004 est un formidable levier ! Certains concepts, comme celui de "fédération d'Etats-nations", recueillent maintenant une majorité de suffrages, si ce n'est l'unanimité car il y a des pays qui y restent hostiles. L'idée que l'aboutissement de ce débat et de ces négociations puisse être une Constitution, clarificatrice des objectifs et de l'organisation de l'Europe, progresse aussi.
En même temps, on s'aperçoit que ces mots-clés ne vont pas à eux seuls fournir les solutions, qu'il faudra apporter des réponses précises sur la répartition des compétences entre le niveau européen et celui des Etats membres, sur la nature et le fonctionnement du pouvoir au niveau européen. C'est là qu'on retrouve la question de savoir s'il faut préserver ou non l'équilibre institutionnel du triangle communautaire.
Ce processus de décantation des problèmes et de recherche des solutions, qui ira de 2001 à 2004, sera d'autant plus fécond que les opinions s'en saisiront.
Q - En fait, on a le sentiment que la France défend un réalisme national tandis que l'Allemagne est dans l'idéal, voire l'utopie, du "postnational".
R - M. Fischer - L'essence des relations franco-allemandes ne réside pas dans le fait que ces deux grands pays voisins sont semblables. Nous avons les mêmes racines mais nous sommes très différents. Pour résumer ma façon de voir les choses à grands traits : tout ce que la France a réussi au XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle, nous avons échoué à le faire. La tradition post-nationale en Allemagne n'a pas été choisie librement. Si les Allemands avaient eu la même histoire que la France, ils auraient probablement eu le même "réalisme national". Les histoires sont différentes, les mentalités sont différentes et c'est exactement là que réside le principe de la construction européenne. Si nous étions tous pareils, nous pourrions faire l'économie du débat et tout serait réglé. Ce que nous avons réussi à faire entre la France et l'Allemagne, ce n'est pas du tout d'être pareil, d'être d'accord sur absolument tout, et de nier nos différences. Au contraire c'est d'avoir reconnu nos différences et réussi à nous rapprocher pour aller dans la même direction. C'est le sens de la construction européenne et de la relation franco-allemande.
Q - Comment aboutir, dès lors, à des complémentarités ? Il fut un temps où la relance de l'Europe aurait fait l'objet d'une proposition commune entre la France et l'Allemagne
R - M. Fischer - Une proposition commune, ce n'est pas très difficile à faire, mais il faudrait quand même que cela ait une valeur allant au-delà du rituel. Il ne s'agit pas de rassurer la presse. Il faut avant tout avoir une véritable discussion pour rapprocher les positions des deux pays sur les points essentiels. Si cette réflexion est menée dans toute sa franchise, je pense qu'à un moment il y aura une initiative franco-allemande qui fera progresser l'Europe. La question en fait n'est pas de savoir si aujourd'hui nous sommes d'accord sur tel ou tel point mais si nous allons réussir avant 2004 à rapprocher suffisamment nos positions pour atteindre un compromis européen.
M. Védrine - Nous avons, à l'époque moderne, une grande expérience de la transformation de la différence franco-allemande en complémentarité féconde. Ce que nous avons fait doit nous donner confiance pour la suite. Nous sommes au début d'un débat que nous avons voulu vraiment démocratique. Il ne faut pas figer les choses. Moi je ne vois aucune incompatibilité entre les positions françaises et allemandes. Aucune. D'abord, parce que quelle que soit la tradition post-nationale dont parle Joschka, l'Allemagne sait défendre ses propres intérêts, et c'est bien normal. Ensuite ce que propose la France de son côté ce n'est pas purement et simplement la projection du "réalisme national" dont vous parliez il y a un moment, sinon on ne serait pas en train de parler du triangle communautaire, qui n'a rien à voir avec l'Etat-nation ou l'organisation internationale classique ! Donc il ne faut pas schématiser les positions, d'autant qu'au bout du compte il y aura une dialectique des idées. C'est cela le débat. Une synthèse s'opérera.
Q - Si nous vous comprenons bien, et contrairement à ce que disent certains observateurs, la France est prête à continuer à déléguer à l'Europe des domaines supplémentaires de souveraineté nationale. Mais à la lecture des textes et des propositions allemandes, certains sont tentés de se dire qu'en voulant trop d'Europe on va peut-être mettre les acquis en péril.
R - M. Fischer - Si ce que vous dites est exact, essayons de pousser l'argument jusqu'au bout. Admettons qu'on laisse les choses telles qu'elles sont, contentons-nous de quelques petites réformes et ajustements à droite et à gauche... Dès lors, que se passe-t-il avec l'adhésion prochaine de nouveaux pays-membres ? Comment cela est-il censé fonctionner ? Le débat sur l'avenir de l'Europe n'est pas motivé par la fantaisie de quelques idéalistes mais par la question suivante : comment une Union à 27 ou à 30 pays peut-elle fonctionner, comment peut-elle défendre les intérêts de tous les pays membres ? Si on laisse les choses en l'état, l'UE ne pourra pas fonctionner et nous connaîtrons probablement une grave crise.
M. Védrine - Vos questions montrent que les positions ne sont pas aussi tranchées. Voyez comment les choses ont mûri sur l'élargissement. Au départ, dans les années 90, l'idée que cela imposerait une réforme préalable de l'UE n'avait pas pénétré tous les esprits. Nous n'étions que 3 pays en 1997 à estimer que cette réforme était indispensable. Aujourd'hui, la politique d'élargissement définie par les Quinze est claire et unanime ; dans la discussion sur les institutions, nous avançons dans la compréhension des enjeux et les grandes options apparaissent. J'ai déjà souligné la question de l'exécutif. Laissons le débat démocratique prendre toute son ampleur sans appréhension, au contraire, et ne le concluons pas prématurément !
Q - A quoi devra donc ressembler l'exécutif européen ?
R - M. Fischer - Gardons en tête que l'exécutif reflétera l'option d'une fédération d'Etats-nations, avec d'un côté l'intégration et de l'autre les Etats-nations. Pour l'instant je ne peux pas aller plus loin dans mes explications, je suis en train d'y réfléchir. Il va falloir tenir compte des deux principes parce qu'on ne peut pas faire disparaître un côté ou l'autre, il faudra une évolution équilibrée. Evidemment, l'exécutif devra avoir une capacité d'agir. Son rôle sera partagé entre le Conseil et la Commission. Je pense qu'avec une telle approche il n'y aura pas de contradiction franco-allemande.
M. Védrine - Ce que Joschka vient de dire est important et justifie mon optimisme sur la dialectique créatrice du débat. La France est prête à travailler sur la base de ce qu'il vient de dire. Cela démontre qu'il n'y a pas d'incompatibilité d'approche entre les deux pays. Quant à l'intégration des politiques, il y plusieurs degrés possibles. On peut concevoir des politiques complètement intégrées, gérées par la Commission ou une agence communautaire, et où il n'y aurait plus du tout de compétence nationale. On n'en est là nulle part, ni pour la politique agricole commune, ni pour la politique commerciale puisqu'il y a toujours des ministres nationaux compétents. A l'avenir, d'autres politiques verront le jour, soit communes et rassemblant tous les Etats membres, soit avec un plus petit groupe au départ, grâce à ces "coopérations renforcées" pour la facilitation desquelles nous nous sommes tant battus avant Nice. Mais même là où il n'y aura pas encore de politique commune, il ne pourra pas être question d'en rester à la simple juxtaposition de politiques nationales, d'ores et déjà presque impossible. Même dans les domaines les moins intégrés, il faudra donc au minimum, d'abord par une approche intergouvernementale modernisée, aller plus loin dans la coordination, puis l'harmonisation. Même quand ce sont les gouvernements qui, au sein de l'Union, se rapprochent pour gérer les dossiers ensemble, cela n'a plus rien à voir avec ce que faisaient les gouvernements souverains et indépendants dans le "concert des Nations" d'autrefois. L'originalité de l'Europe se manifeste en tous points.
Q - Pour renforcer l'efficacité et la légitimité de l'Europe, on bute toujours sur les mêmes questions qui opposent la France et l'Allemagne, à savoir : où applique-t-on encore le droit de veto et où passe-t-on au vote à la majorité ? Comment sortira-t-on un jour de cette alternative sans faire le grand saut vers le fédéralisme ?
R - M. Védrine - A Nice il n'y a pas eu d'opposition franco-allemande sur l'extension de la majorité qualifiée. Sur un certain nombre de sujets, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, ou d'autres, au total douze pays sur quinze, ont demandé à garder l'unanimité dans un domaine à leurs yeux crucial. Au total, on a quand même progressé vers plus de majorité qualifiée, même si on pouvait souhaiter aller plus loin. Quant au fédéralisme, c'est un peu une querelle de mots. Certains aujourd'hui défendent un pouvoir européen fédéral mais avec des compétences réduites ou limitées. Est-ce cela que veulent les fédéralistes ?
M. Fischer - Je crois qu'il faut être très prudent dans la terminologie. Nous ne parlons pas du fédéralisme. L'Etat fédéral européen, j'aimerais bien le voir naître mais je ne le vois pas dans les faits aujourd'hui et nous parlons ici du faisable, pas du souhaitable. D'ailleurs peut être qu'en fait, ce n'est pas non plus ce que les Allemand souhaitent. Si cela devenait vraiment sérieux, je pense que beaucoup d'Allemands se poseraient également des questions sur une Europe fédérale. Sincèrement, si vraiment il fallait franchir le pas, je pense que nous aurions exactement les mêmes problèmes.
Q - Quant à l'élargissement et aux doutes ou inquiétudes qu'il suscite : avons-nous les moyens de l'organiser de manière satisfaisante ?
R - M. Fischer - Je pense qu'il s'agit là d'une des véritables missions historiques auxquelles les Européens sont confrontés, une mission difficile mais je pense qu'il était plus difficile de se rapprocher après la Deuxième Guerre mondiale. De fait, nous sommes confrontés à une nouvelle époque de reconstruction après la fin de la guerre froide. Il faut donc que nous ayons la force d'une "génération de pionniers" pour y parvenir.
M. Védrine - Sur l'élargissement, après des années un peu démagogiques et confuses, les Quinze ont depuis le Conseil européen d'Helsinki (décembre 1999) une politique claire à l'égard des douze candidats actuels. Cette politique n'aurait pas pu être adoptée si la France et l'Allemagne n'avaient pas été totalement d'accord. Maintenant il nous reste à réussir l'élargissement en réglant par la négociation les problèmes concrets chapitre par chapitre et, au terme du processus, pays par pays.
M. Fischer - Il y a eu pendant des années effectivement une concurrence entre le président français et l'ancien chancelier allemand sur toutes ces questions. A Helsinki, nous avons lancé le processus ensemble, concrètement.
Q - Monsieur Védrine, est-ce que vous partagez l'idée de Joschka Fischer selon laquelle il faut un "acte fondateur" ou "refondateur" pour relancer l'Europe ?
R - Védrine - L'acte refondateur, pour moi ce sera l'accord de 2004. Mais le mot "refonder " me pose un problème. Ne parlez pas de l'Europe comme d'une Europe "en panne". Vu de l'extérieur de l'Europe, cette dépréciation est incompréhensible ! Les politiques communes fonctionnent, nous allons ratifier Nice, mettre l'euro en circulation, faire la défense européenne et puis, à Nice, indépendamment des réformes institutionnelles, on a pris dix ou douze décisions majeures. Quand même, l'Europe avance !
Q - Est-ce qu'au bout du compte, intégration ou pas, on pourra considérer que l'Europe peut devenir autre chose que l'appendice d'un "empire" dominé par les Etats-Unis ? Est-ce que l'"Europe-puissance" verra le jour ?
R - Védrine - Nous autres Français, souhaitons que l'Europe soit forte pour défendre dans le monde de demain, par l'exemple et par l'influence, un certain type d'organisation des sociétés, un certain type d'équilibre entre la liberté, la richesse, la créativité, le droit des individus, l'organisation collective Nous souhaitons que l'Europe puisse exercer, par des outils à perfectionner, l'influence la plus grande possible dans le monde, incarner et défendre une certaine conception des relations internationales. En bref, notre ambition, c'est une Europe exemplaire. Je suis sûr que Joschka Fischer n'est pas mal à l'aise avec ces idées là.
M. Fischer - Non, au contraire, je suis même très à l'aise. Je suis tout à fait d'accord. Nous ne discutons pas du tout aujourd'hui de l'Europe dans un contexte de stagnation. Au contraire il s'agit d'un contexte de mutations quasiment révolutionnaires ! L'introduction de l'euro changera partout à la fois la vie quotidienne et la conception qu'on se fait de l'Europe. Il y a là le sentiment d'appartenir à quelque chose ensemble. L'élargissement va créer une nouvelle Europe avec tous les problèmes qui en découlent mais également avec toutes les chances, toutes les possibilités qui vont s'ouvrir. Je suis d'accord avec ce que Michel Albert disait il y a quelques années dans son livre intitulé "Capitalisme contre le capitalisme" : si nous, en tant qu'Européens, nous voulons vraiment poursuivre notre chemin au 21ème siècle, il faut nous rapprocher ; il n'y aura pas une nation toute seule qui pourra s'imposer, qui aura assez de poids. Il faut que l'Europe soit présente sur la scène internationale.
Q - Dans son dernier livre Helmut Schmidt commence un chapitre en disant d'une manière assez brutale en substance ceci : "il faut désormais que l'Allemagne réoriente vers la France toute une attitude qu'elle avait en faveur des Etats-Unis".
R - M. Fischer - Helmut Schmidt peut se permettre de le dire, moi je suis obligé d'y réfléchir. Je pense qu'il ne faudrait pas faire de comparaison pour ce qui est de nos relations avec les Etats-Unis ; nous ne voulons pas nous intégrer avec les Etats-Unis. Notre relation avec la France est caractérisée par une autre forme d'intimité, si j'ose dire.
M. Védrine - Joschka Fischer ne manque pas d'affinités avec la France. Je peux en témoigner. Dans l'histoire des relations franco-allemandes, il y a toujours eu des moments plus faciles que d'autres. Mais il faut bien voir que quand nous abordons des problèmes nouveaux, c'est parce que les anciens ont été résolus, c'est parce qu'on a réussi. Par exemple, le long travail de réconciliation a été tellement efficace qu'à un moment donné celle-ci est apparue comme évidente, allant de soi, dépassée. Comme la construction européenne, la relation franco-allemande est en construction permanente et en devenir. Les épreuves nouvelles que nous rencontrons sont la rançon des succès passés, préfigurant ceux de demain. Ces problèmes nouveaux, compliqués, que personne n'a jamais eu à résoudre auparavant, nos "tensions créatrices" nous aideront à les résoudre.
Q - Il ne peut donc y avoir ni échec ni succès
R - M. Fischer - Les peuples et les nations sont conservateurs, les sondages d'ailleurs le montrent. Les élites politiques bougent toujours un petit peu plus, mais ne sont pas prêtes à provoquer d'elles-mêmes des changements révolutionnaires. Cependant mon optimisme vient du fait qu'il y a une dynamique européenne propre, avec l'euro, l'élargissement, les pressions venues de l'extérieur et qui entraînent un rôle accru de l'Europe sur la scène internationale.
Q - Jacques Delors pense qu'on ne pourra jamais s'en tirer sans la constitution d'un "noyau dur", par exemple les six pays fondateurs de la Communauté, seuls capables de prendre les risques d'impopularité pour sauver ce qu'il y a d'essentiel en Europe.
R - M. Fischer - On verra en 2004. Effectivement, ou bien 2004 sera un succès, et on aura franchi ensemble le pas essentiel qu'il s'agit de franchir, ou alors il y aura l'"avant-garde" et les autres.
R - Védrine - Jusqu'ici aucun de ceux qui ont défendu la thèse d'une "avant-garde" n'a pu démontrer qu'elle pourrait être créée à froid, sans faire éclater une crise gravissime - la fin de l'Union ? - avec tous ceux qui n'en seraient pas membres. Donc jusqu'à présent, les risques de cette démarche, même si je comprends qu'elle séduise, paraissaient plus grands que les avantages d'une cohésion retrouvée dans un petit noyau. Deuxièmement je pense qu'il ne faut pas désespérer de l'Europe élargie ! On ne peut pas à la fois dire que c'est une immense tâche historique que de créer pour la première fois l'unité librement consentie du continent européen, et dans la foulée dire que c'est une catastrophe, et qu'il faut se replier sur un réduit organisé à l'avance. On ne peut pas soutenir les deux choses en même temps !
En revanche, comme vient de le dire Joschka Fischer, si l'acte refondateur de 2004 devait être manqué, alors là, quelques pays particulièrement ambitieux et décidés, dont certainement l'Allemagne et la France, mais d'autres aussi, devraient se reposer cette question, et réexaminer, dans un contexte de crise que je ne souhaite pas, les deux façons d'aller vers cette avant-garde. Soit la constituer d'emblée, soit développer une série de coopérations renforcées, à géométries variables, et constater que l'avant-garde s'en dégage d'elle-même. Mais nous n'en sommes pas là : réussissons d'abord l'élargissement, le débat sur l'avenir, et le rendez-vous de 2004.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 juin 2001)