Texte intégral
Q - Pierre Moscovici, merci de nous recevoir dans votre bureau du quai d'Orsay où vous suivez les dossiers européens. Depuis lundi, on sait comment le Premier ministre Lionel Jospin envisage l'évolution de l'Europe. Qu'a changé ce discours dans le débat européen?
R - Je crois que c'est un discours important, il est d'ailleurs salué comme tel. Il ne prétend pas être la synthèse finale. Le débat ne fait que commencer. Il durera jusqu'en 2004. Mais je crois que c'est le premier discours qui lie de façon aussi étroite le contenu et le contenant. On a eu plusieurs discours qui étaient une sorte de concours de beauté institutionnel. Quel est le meilleur schéma ? Lionel Jospin essaie d'indiquer quelle est la bonne politique et quelles sont les bonnes institutions pour cette bonne politique. Cela ne sert à rien d'avoir de bonnes institutions sans bonne politique. A l'inverse, on ne peut pas faire de bonne politique, si on n'a pas de bonnes institutions. Je dirais que c'est un projet européen engagé pour l'Europe d'abord. Un projet de gauche, c'est vrai, sur la façon d'envisager les politiques européennes, intégrées, solides, basées sur une action publique, et une position centrale - en tout cas au centre du débat sur les institutions - essayant de tenir compte des différentes contributions qui ont déjà eu lieu avant. Donc fédéraliste oui, mais aussi tenant compte des Etats-Nations.
Q - Vous n'avez pas l'impression qu'à une période déjà pré-électorale, le Premier Ministre ait été gêné ? On dit souvent qu'il faut aller à contre-courant de l'opinion publique pour faire avancer l'Europe ? Jacques Delors disait même que, parfois, il fallait la violer.
R - Je constate en tout cas, dans le discours du Premier ministre, une certaine proximité avec des positions qu'a exprimé Jacques Delors depuis longtemps, que les socialistes partagent, que j'avais moi même fait inscrire dans une convention du parti socialiste dès 1996. La fédération d'Etats-Nations, oui. La Constitution européenne, allons-y. Préparons-la à travers une convention, c'est-à-dire à travers un groupe de personnalités intégrant la société civile avec des propositions assez audacieuses en matière institutionnelle, par exemple faire en sorte que le président de la Commission soit désigné pas les électeurs lors des élections au Parlement européen, changer le mode de scrutin pour le Parlement européen, c'est vital...
Q - Directement élu par les électeurs ou élu ensuite par les députés européens?
R - L'affaire n'est pas terminée mais je crois qu'il faut réfléchir à comment structurer l'espace public européen, l'espace politique. Notre idée, l'idée de Lionel Jospin, c'est de faire en sorte que les grands partis qui concourent au suffrage désignent des têtes de liste européennes, et cette tête de liste, celle qui l'emporterait à la tête d'une coalition, serait désignée comme chef de la Commission qui, de ce fait, deviendrait une institution tout à fait en lien avec le Parlement européen. C'est une forme de parlementarisme à l'européenne. Evidement, ce n'est pas simple car on n'a jamais vu un parti qui avait la majorité tout seul. Donc, il faudra que cela se passe dans des coalitions, mais je crois que c'est sain. Aujourd'hui, au Parlement européen, c'est d'abord les conservateurs qui occupent le pouvoir pendant deux ans et demi avec Mme Fontaine, puis les Libéraux. Ils ont 300 députés à eux deux. Pourquoi ne désigneraient-ils pas ensemble un président pour les 5 ans, mais que ce soit les électeurs qui l'aient choisi ? Qu'ils sachent avant que ce sera Mme Fontaine ou M. Cox.
Q - Justement Mme Fontaine faisait remarquer récemment après le discours qu'il y avait une centaine de partis et qu'il serait très difficile d'avoir quelqu'un de représentatif. Donc, ce n'est pas votre avis, vous pensez que l'on peut trouver quelqu'un entre partis?
R - Elle a raison de soulever le débat en méthode, mais je m'étonne que quelqu'un d'aussi fédéraliste qu'elle, la présidente du Parlement européen, ne souhaite pas que l'élection au Parlement européen prenne un sens pour les citoyens de l'Europe. Et il prendra un sens le jour où ils auront l'impression que leurs voix pèsent. Il y a deux façons pour que leurs voix pèsent. La première c'est qu'ils élisent les députés européens dans de vraies circonscriptions. Aujourd'hui ce sont les partis qui désignent les députés européens en France, disons-le. Quand l'élection est une proportionnelle nationale, en fait ce qui compte c'est l'ordre dans lequel vous êtes sur la liste désignée par votre parti. Et souvent les leaders se présentent et puis ne siègent pas.
Q - Notamment les Français...
R - Oui, je parle des Français. Je parle de la réforme de scrutin. Certains pays ont un bon mode de scrutin, nous, nous en avons un mauvais. Ce qui fait qu'au Parlement européen ne figurent pas toujours les personnalités - et là c'est européen - les plus fortes. Moi, je suis persuadé qu'être parlementaire européen demain sera l'une des fonctions les plus importantes de l'Union européenne. Je pense qu'il faut aller vers une politisation au bon sens du terme du système si l'on veut que ce Parlement devienne un jour légitime, qu'il soit une forme de représentation d'un peuple européen en gestation. Donc, je m'étonne de la position de Mme Fontaine. Je comprends qu'elle soulève un obstacle, il existe, je ne peux pas le nier, au contraire. Mais le fait que l'obstacle existe ne condamne pas l'idée. Au contraire, il incite à la creuser.
Q - Puisqu'on parlait de Mme Fontaine, autre remarque : elle trouve que cela manque de clarté si l'on va, sur le plan institutionnel, vers plus de communautaire, de l'intergouvernemental, ce qui change évidement le mode de scrutin. Vous trouvez qu'il y a des choses à éclaircir de ce coté là aussi?
R - Mme Fontaine a eu une réaction plutôt positive par rapport au discours de Lionel Jospin. Mme Fontaine a ses propres options. Elle est fédéraliste, elle est membre d'un parti très fédéraliste, et elle est Présidente du Parlement européen. Et comme telle, il y a un aspect un peu plaidoyer pro domo. Les institutions plaident souvent pour leur propre pouvoir, je l'ai remarqué. Je pense que Lionel Jospin a choisi un équilibre et que cet équilibre est plus proche de celui qu'ont souhaité les pères fondateurs. Les pères fondateurs ont eu une intuition qui pour moi est absolument géniale : c'est de comprendre qu'en Europe, il fallait porter les compétences au niveau supra-national, qu'il fallait créer des institutions fédérales. La Commission est une institution fédérale, la Cour de justice est une institution fédérale. D'autres institutions sont nées depuis, je pense à la Banque centrale européenne, l'euro, ...
Q - Et d'autres naîtront ....
R - Absolument. D'où l'idée de pousser le fédéralisme à travers le Parlement européen. Mais les pères fondateurs savaient qu'il ne pouvait pas y avoir d'Europe sans respect des nations. Les Etats-Unis d'Europe viendront un jour. Mais ils ne seront pas à l'image des Etats-Unis d'Amérique. Ne serait-ce que parce que nous tenons à nos identités nationales. Je vais vous donner un argument supplémentaire. Pensez que nous sommes en train de mener ce débat pour l'Europe élargie, c'est-à-dire que demain, il y aura des Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Slovènes, des Estoniens, etc. Des pays qui ont vécu pendant 50 ans dans l'Europe dite soviétique. Ils ont retrouvé depuis 10 ans la démocratie et aussi la fierté nationale. Va-t-on tout de suite leur dire "tout cela ça n'existe plus, vous êtes fondus, vous devenez le Wisconsin ou le Tennessee ou l'Arkansas" ? Non. Et donc il faut vraiment une fédération d'Etats-nations qui respecte les deux termes : le fédéralisme et la Nation. Je suis pour cet équilibre du triangle institutionnel en essayant de renforcer chacun de ses angles.
Q - Pierre Moscovici, vous commencez un tout petit peu à donner un sens à cette notion de fédération d'Etats-nations. Sans doute est-ce en marchant, dans votre esprit et dans celui de Lionel Jospin, qu'elle va prendre un peu plus corps ? Peut-on déjà essayer de comprendre comment cela peut fonctionner? On sait comment marche une fédération, vous citiez l'exemple des Etats-Unis, on sait comment fonctionne un Etat national ; une fédération d'Etats-nations, n'est-ce pas un peu la chèvre et le choux sur le plan quotidien du fonctionnement ?
R - Non, ce n'est pas la chèvre et le choux. Jean-Pierre Chevènement a dit que c'était un oxymore, c'est-à-dire un concept qui réunissait deux concepts antagonistes. Il n'a pas totalement tort d'ailleurs, du point de vue littéral, ou philosophique. Mais en même temps, cette fédération d'Etats-nations est la réalité du modèle original de l'Europe. Encore une fois, c'est le triangle institutionnel. Ce sont trois institutions tout à fait différentes. Et je note que des personnalités aussi différentes et insoupçonnables que Jacques Delors, que Joschka Fischer, que Romano Prodi dans son discours à Sciences-Po mardi, ont réaffirmé le fait que cette Europe avait besoin de ce trépied et que si on la déséquilibrait - comme le propose le SPD allemand qui propose de faire du Conseil, c'est-à-dire les ministres, une simple deuxième chambre législative - on ne tenait pas compte d'une réalité. Donc, je crois qu'il faut élever chacun des éléments : la Commission plus légitime à travers l'élection du Parlement européen, un Parlement européen plus représentatif, un Parlement qu'on peut aussi dissoudre. Mais quand Lionel Jospin propose la dissolution du Parlement européen, j'ai lu cela aussi sous la plume de Mme Fontaine je crois, ce n'est pas un affaiblissement du Parlement européen, c'est au contraire la consécration de la démocratie parlementaire. Si le Parlement peut censurer la Commission, si le président de la Commission est issu du Parlement européen, alors il est aussi logique qu'il y ait un droit de dissolution, cela existe dans toutes nos grandes démocraties.
Q - Un droit de dissolution qui serait au Conseil d'ailleurs, pas au président de la Commission ....
R - Oui, mais sur proposition de la Commission ou des Etats membres. Et c'est vrai que l'exécutif de toute façon sera bicéphal, conseil et commission. Et puis, il faut tout de même - on n'en a pas parlé jusqu'à maintenant - réformer le Conseil, qui fonctionne mal. D'où la proposition qu'a faite Lionel Jospin de créer dans chaque gouvernement des ministres des Affaires européennes qui auraient un double rôle : un rôle de coordination de l'action communautaire dans leurs gouvernements, et un rôle de travail avec les autres institutions, le Parlement européen, la Commission. Un Conseil permanent en quelque sorte, à cheval sur une capitale, sur Paris et sur Bruxelles. C'est, je crois, déterminant, et pour moi, c'est une réforme à laquelle je tiens beaucoup parce que les 4 ans que j'ai passés dans ces fonctions m'ont vraiment montré que c'était vital.
Q - Pierre Moscovici, en commentant le discours de Lionel Jospin et donc, la vision des socialistes - et vous en êtes bien sûr - de l'avenir de l'Europe, j'ai cru comprendre quand même que ce qui était dit là était une première étape sur le moyen, voir un long terme, de dix ans. Mais ce n'est pas la vision future d'une Europe telle qu'elle pourrait être à 25 dans 20 ans ?
R - Vous avez sans doute raison. Mais, je crois qu'elle est difficile à inventer aujourd'hui tant que nous sommes confrontés à des inconnus.
Q - On en est à une étape ?
R - Oui, mais il y a déjà quelque chose devant nous qui est gigantesque et qui crée une forme d'opacité, d'où va émerger quelque chose que, je crois, nous ne pouvons pas prévoir : c'est l'élargissement. Nous voyons bien ce qu'est l'Europe à 15. Nous anticipons ce qu'elle sera à 27. Mais nous ne savons pas exactement ce qu'elle donnera. Il faut tenir compte de deux choses : comment la mayonnaise va-t-elle prendre, celle de l'élargissement ? Et comment aussi vont bouger les peuples ? Cela ne sert à rien de dessiner un schéma dont les peuples ne voudraient pas. Je souhaite les Etats-Unis d'Europe, je suis un fédéraliste.
Q - Vous pensez le voir avant votre décès?
R - J'espère.
Q - Je vous souhaite bien sur de mourir très tard....
R - Vous avez cité 20, 25 ans, 30 ans ; j'ai 43 ans, cela paraît raisonnable, compte tenu de l'espérance de vie aujourd'hui, et je vous souhaite aussi de le voir. Oui, je crois que nous la verrons, et pour cela, il faut que cette Europe se constitue, que naisse un peuple européen qui n'est pas encore là, que les identités nationales s'estompent, mais volontairement, pas par la force. Et que les institutions européennes trouvent plus de démocratie. Cette élection sera la principale pour les Européens, le jour où les plus importants ténors politiques européens siègeront au Parlement européen parce que c'est là que sera le pouvoir, pour parler clair. Ce jour-là, on pourra peut être progresser vers les Etats-Unis d'Europe.
Q - Donc, il faut y aller progressivement, mais il est prématuré de trouver le remède miracle contre la dilution.... Est-ce qu'il est trop tôt pour parler d'avant-garde, de noyau dur ?
R - Personnellement, je ne suis pas pour qu'on parle d'avant-garde. J'ai entendu d'autres en parler, y compris des membres du gouvernement. Nous avons ce débat d'ailleurs très amicalement. Laurent Fabius a écrit un article fort intéressant dans "Le Monde" cette semaine. J'en ai déjà parlé avec lui. Je pense que l'avant-garde elle viendra bien sûr mais qu'il n'est pas juste de la prédéterminer.
Q - N'est-elle pas outil utile ?
R - Non, je vais vous expliquer pourquoi. Nous avons des pays candidats à l'élargissement. Encore une fois, ils viennent d'où on sait, c'est-à-dire du communisme. Ils sont dans une sorte de no man's land, quelque part entre le communisme et nous. Ce qui est très important, c'est que ces pays puissent être en première division. On ne peut pas dire "vous allez adhérer à l'Union européenne, mais désolé, le noyau dur c'est pour les seigneurs, c'est pour les autres". Et qui va-t-on exclure ? Et comment le fait-on ce noyau dur ? On dit par exemple c'est l'euro. Mais l'euro c'est trop large ou c'est trop peu. C'est trop large parce qu'il y a déjà des pays eurosceptiques, plus europsceptiques. Et puis, c'est trop étroit parce que la Grande-Bretagne, sera-t-elle dans l'euro ? J'espère qu'elle sera dans l'euro, je le crois avec un deuxième mandat de Tony Blair. Peut-on faire l'Europe de la défense sans elle ? Donc, l'avant-garde, dégageons-la progressivement, pragmatiquement, à travers des coopérations renforcées qui se recoupent, et elle viendra. Je souhaite que ce soit les pays les plus volontaires, que ce soit les pays actuels ou les pays candidats de demain. Mais franchement, faire quelque chose de fermé aujourd'hui, ce serait faire une deuxième Europe au coeur de l'Europe, ce ne serait pas bâtir l'Europe élargie.
Q - Vous avez parlé de l'euro. Y a-t-il suffisamment de volonté politique avec nos partenaires pour aborder l'euro, parce que l'un ne va pas sans l'autre ?
R - Oui, l'euro est notre monnaie, c'est déjà le cas. L'euro nous apporte beaucoup, à la fois en terme de stabilité et en terme de croissance. Il a considérablement réduit, et même annulé, l'instabilité des changes en Europe et permet d'avoir les mêmes taux d'intérêt partout. Nous, en France par exemple, nous avions avant des taux d'intérêt toujours de deux à trois points supérieurs à ceux de l'Allemagne, ce qui n'est plus le cas, et c'est formidablement bénéficiaire. Maintenant ce qu'il faut c'est réussir le passage à l'euro concret. C'est le challenge de cette fin d'année, je ne suis pas inquiet.
Q - Mais cela doit s'accompagner d'une volonté politique dans les autres domaines aussi ? Existe-t-elle ?
R - Tout à fait. Il y a deux défis. Le défi pratique : il faut que les PME retroussent leurs manches, il faut que le gouvernement informe les citoyens. Mais nous serons dans les temps, il n'y aura pas de bug de l'euro. Et en même temps, il y a aussi l'effet psychologique et pour cela, il faut continuer à expliquer pourquoi on le fait, à quoi cela sert, en quoi cela dote l'Europe d'une puissance et bien sûr, pour avoir un euro qui fonctionne, il faudra avoir ce gouvernement économique que Lionel Jospin propose.
Q - Un gouvernement peut être uniquement économique au niveau européen ?
R - Non, mais là, je parle de l'euro. Il faut avoir le gouvernement de l'euro, il faut avoir une voix unique de représentation extérieure de la zone euro, deux propositions qu'a faites Lionel Jospin. Et puis, à tout cela il faudra, vous avez raison, donner un toit politique. Et ce toit politique c'est la fédération d'Etats-nations. En tout cas, c'est notre vision.
Q - Lorsqu'on écoute le discours de Lionel Jospin, et lorsqu'on vous entend, on se rend bien compte que, sur les valeurs, cette Europe que vous invitez de vos voeux, se pose aussi un peu comme un contre-modèle par rapport aux Etats-Unis. Cela veut-il dire que finalement, la définition de cette Europe sur le plan social, sur le plan des valeurs, sur le plan économique, est d'abord un contre-modèle ?
R - Elle n'est pas un contre-modèle, mais elle est son propre modèle. Nous avons des valeurs qui ne sont pas exactement les valeurs américaines. Je vais prendre un exemple qui est tout à fait parlant. Dans la Charte des droits fondamentaux, il est expliqué qu'aucun pays européen ne peut adopter la peine de mort. Cela nous sépare des Américains et là-dessus, il y a quelque chose qui est radicalement inconciliable. Et à chaque fois, on est choqués par ce qui se produit dans ce pays, par l'usage qui en est fait. Je ne veux pas entamer la polémique, mais je vous donne cet exemple pour qu'on saisisse cette différence. L'Europe est aussi un modèle social, et c'est très différent des Américains. L'Europe est un espace de civilisation, et je souhaite que la Charte des droits fondamentaux soit dans la Constitution européenne. Ce n'est pas contre les Américains, mais il ne peut pas y avoir qu'une seule puissance dans le monde. Je souhaite que nous bâtissions une Europe puissante qui soit aussi organisatrice de la mondialisation, qui soit le premier partenaire des Américains, mais sur un pied d'égalité, donc qu'elle sache se faire respecter. Dans 50 ans, puisque vous en parliez, il y aura des Etats-Unis d'Amérique et il y aura des Etats-Unis d'Europe avec un modèle original, ce ne sera pas le même. Ni politiquement ni sur le fond. Cela ne veut pas dire une hostilité. Je crois que l'anti-américanisme est une stupidité, les Américains sont nos amis, ils sont nos partenaires, nous avons une voix originale à défendre dans le monde, qui n'est pas la voix du libéralisme, qui est celle d'une mondialisation maîtrisée, organisée, avec une puissance publique extrêmement active, un sens donné au politique. Voilà l'Europe que j'aime, l'Europe que je veux.
Q - L'Europe-puissance que vous appelez de vos voeux, avec d'autres, c'est une Europe qui a une politique extérieure, crédible, forte. Elle se construit petit à petit. Tout le monde dit qu'il faut renforcer la politique extérieure de sécurité - la fameuse PESC -. Exemple concret : le Proche-Orient. Depuis quelques jours, se multiplient les visites à Bruxelles, les appels des uns et des autres : "l'Europe doit faire quelque chose". Et puis on a un petit peu l'impression de prêcher dans le désert. L'Europe a-t-elle des atouts que n'ont pas les Etats-Unis au Proche-Orient ?
R - Soyons honnêtes, au Proche-Orient, non. Nous sommes des bailleurs de fonds extrêmement importants, nous sommes des partenaires écoutés, nous sommes plus présents que nous ne l'avons été. C'est vrai qu'avec la multiplication des séjours comme vous dites à Bruxelles, la visite de M. Arafat à Paris, celle de M. Sharon, nous jouons un rôle actif, un rôle utile. Mais en même temps, dans cette région du monde, les Etats-Unis ont une place tout à fait particulière. Et je me réjouis qu'ils soient plus actifs, mais il faut que nous arrivions à joindre nos efforts, Américains et Européens. Là, c'est tout à fait le type de sujet sur lequel opposer les Etats-Unis d'Amérique et l'Europe est idiot. On a besoin d'une coopération entre les Européens et les Américains, pour aider à rapprocher les partis parce que nous sommes face à une tragédie, une tragédie absolue, dans cet espace du monde tellement important et tellement symbolique.
Q - Pour conclure, n'y a-t-il pas de risque que l'on dise encore dans les années qui viennent de l'Europe ce que l'on disait il y quinze ans de l'Allemagne : "géant économique et nain politique" ?
R - C'est un risque. Mais en même temps, je pense que le débat qui s'ouvre et qui durera jusqu'en 2004 et qui va aussi s'inviter dans les provinces françaises, partout, en France métropolitaine et outre-mer, ce débat illustre une prise de conscience. Maintenant, il est temps de bâtir l'Europe politique. Je souhaite que nous ne rations pas ce rendez-vous. A Nice, nous avons fait un traité "correct" ; le contrat est rempli, l'élargissement est possible. Mais nous avons aussi mesuré les limites de notre effort. Je souhaite que, d'ici à 2004, nous jetions les fondements d'une Constitution européenne de l'Europe politique dont nous avons besoin. Et vous avez raison, ce sera encore plus nécessaire d'avoir cette cohésion politique quand nous aurons l'élargissement. En effet, si nous ne bâtissons pas maintenant l'Europe politique, l'alternative, c'est la dilution, c'est l'Europe à l'anglaise, c'est le grand marché, c'est ce dont nous ne voulons pas et ce que Lionel Jospin a voulu aussi combattre en proposant des structures fortes pour une Europe forte.
Q - Donc pour l'instant l'Europe s'interroge mais elle n'est pas en crise ?
R - Elle est en crise permanente et en réponse permanente, comme toujours.
(source http://www.doc.diplomatie.gouv.fr, le 11 juin 2001)
R - Je crois que c'est un discours important, il est d'ailleurs salué comme tel. Il ne prétend pas être la synthèse finale. Le débat ne fait que commencer. Il durera jusqu'en 2004. Mais je crois que c'est le premier discours qui lie de façon aussi étroite le contenu et le contenant. On a eu plusieurs discours qui étaient une sorte de concours de beauté institutionnel. Quel est le meilleur schéma ? Lionel Jospin essaie d'indiquer quelle est la bonne politique et quelles sont les bonnes institutions pour cette bonne politique. Cela ne sert à rien d'avoir de bonnes institutions sans bonne politique. A l'inverse, on ne peut pas faire de bonne politique, si on n'a pas de bonnes institutions. Je dirais que c'est un projet européen engagé pour l'Europe d'abord. Un projet de gauche, c'est vrai, sur la façon d'envisager les politiques européennes, intégrées, solides, basées sur une action publique, et une position centrale - en tout cas au centre du débat sur les institutions - essayant de tenir compte des différentes contributions qui ont déjà eu lieu avant. Donc fédéraliste oui, mais aussi tenant compte des Etats-Nations.
Q - Vous n'avez pas l'impression qu'à une période déjà pré-électorale, le Premier Ministre ait été gêné ? On dit souvent qu'il faut aller à contre-courant de l'opinion publique pour faire avancer l'Europe ? Jacques Delors disait même que, parfois, il fallait la violer.
R - Je constate en tout cas, dans le discours du Premier ministre, une certaine proximité avec des positions qu'a exprimé Jacques Delors depuis longtemps, que les socialistes partagent, que j'avais moi même fait inscrire dans une convention du parti socialiste dès 1996. La fédération d'Etats-Nations, oui. La Constitution européenne, allons-y. Préparons-la à travers une convention, c'est-à-dire à travers un groupe de personnalités intégrant la société civile avec des propositions assez audacieuses en matière institutionnelle, par exemple faire en sorte que le président de la Commission soit désigné pas les électeurs lors des élections au Parlement européen, changer le mode de scrutin pour le Parlement européen, c'est vital...
Q - Directement élu par les électeurs ou élu ensuite par les députés européens?
R - L'affaire n'est pas terminée mais je crois qu'il faut réfléchir à comment structurer l'espace public européen, l'espace politique. Notre idée, l'idée de Lionel Jospin, c'est de faire en sorte que les grands partis qui concourent au suffrage désignent des têtes de liste européennes, et cette tête de liste, celle qui l'emporterait à la tête d'une coalition, serait désignée comme chef de la Commission qui, de ce fait, deviendrait une institution tout à fait en lien avec le Parlement européen. C'est une forme de parlementarisme à l'européenne. Evidement, ce n'est pas simple car on n'a jamais vu un parti qui avait la majorité tout seul. Donc, il faudra que cela se passe dans des coalitions, mais je crois que c'est sain. Aujourd'hui, au Parlement européen, c'est d'abord les conservateurs qui occupent le pouvoir pendant deux ans et demi avec Mme Fontaine, puis les Libéraux. Ils ont 300 députés à eux deux. Pourquoi ne désigneraient-ils pas ensemble un président pour les 5 ans, mais que ce soit les électeurs qui l'aient choisi ? Qu'ils sachent avant que ce sera Mme Fontaine ou M. Cox.
Q - Justement Mme Fontaine faisait remarquer récemment après le discours qu'il y avait une centaine de partis et qu'il serait très difficile d'avoir quelqu'un de représentatif. Donc, ce n'est pas votre avis, vous pensez que l'on peut trouver quelqu'un entre partis?
R - Elle a raison de soulever le débat en méthode, mais je m'étonne que quelqu'un d'aussi fédéraliste qu'elle, la présidente du Parlement européen, ne souhaite pas que l'élection au Parlement européen prenne un sens pour les citoyens de l'Europe. Et il prendra un sens le jour où ils auront l'impression que leurs voix pèsent. Il y a deux façons pour que leurs voix pèsent. La première c'est qu'ils élisent les députés européens dans de vraies circonscriptions. Aujourd'hui ce sont les partis qui désignent les députés européens en France, disons-le. Quand l'élection est une proportionnelle nationale, en fait ce qui compte c'est l'ordre dans lequel vous êtes sur la liste désignée par votre parti. Et souvent les leaders se présentent et puis ne siègent pas.
Q - Notamment les Français...
R - Oui, je parle des Français. Je parle de la réforme de scrutin. Certains pays ont un bon mode de scrutin, nous, nous en avons un mauvais. Ce qui fait qu'au Parlement européen ne figurent pas toujours les personnalités - et là c'est européen - les plus fortes. Moi, je suis persuadé qu'être parlementaire européen demain sera l'une des fonctions les plus importantes de l'Union européenne. Je pense qu'il faut aller vers une politisation au bon sens du terme du système si l'on veut que ce Parlement devienne un jour légitime, qu'il soit une forme de représentation d'un peuple européen en gestation. Donc, je m'étonne de la position de Mme Fontaine. Je comprends qu'elle soulève un obstacle, il existe, je ne peux pas le nier, au contraire. Mais le fait que l'obstacle existe ne condamne pas l'idée. Au contraire, il incite à la creuser.
Q - Puisqu'on parlait de Mme Fontaine, autre remarque : elle trouve que cela manque de clarté si l'on va, sur le plan institutionnel, vers plus de communautaire, de l'intergouvernemental, ce qui change évidement le mode de scrutin. Vous trouvez qu'il y a des choses à éclaircir de ce coté là aussi?
R - Mme Fontaine a eu une réaction plutôt positive par rapport au discours de Lionel Jospin. Mme Fontaine a ses propres options. Elle est fédéraliste, elle est membre d'un parti très fédéraliste, et elle est Présidente du Parlement européen. Et comme telle, il y a un aspect un peu plaidoyer pro domo. Les institutions plaident souvent pour leur propre pouvoir, je l'ai remarqué. Je pense que Lionel Jospin a choisi un équilibre et que cet équilibre est plus proche de celui qu'ont souhaité les pères fondateurs. Les pères fondateurs ont eu une intuition qui pour moi est absolument géniale : c'est de comprendre qu'en Europe, il fallait porter les compétences au niveau supra-national, qu'il fallait créer des institutions fédérales. La Commission est une institution fédérale, la Cour de justice est une institution fédérale. D'autres institutions sont nées depuis, je pense à la Banque centrale européenne, l'euro, ...
Q - Et d'autres naîtront ....
R - Absolument. D'où l'idée de pousser le fédéralisme à travers le Parlement européen. Mais les pères fondateurs savaient qu'il ne pouvait pas y avoir d'Europe sans respect des nations. Les Etats-Unis d'Europe viendront un jour. Mais ils ne seront pas à l'image des Etats-Unis d'Amérique. Ne serait-ce que parce que nous tenons à nos identités nationales. Je vais vous donner un argument supplémentaire. Pensez que nous sommes en train de mener ce débat pour l'Europe élargie, c'est-à-dire que demain, il y aura des Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Slovènes, des Estoniens, etc. Des pays qui ont vécu pendant 50 ans dans l'Europe dite soviétique. Ils ont retrouvé depuis 10 ans la démocratie et aussi la fierté nationale. Va-t-on tout de suite leur dire "tout cela ça n'existe plus, vous êtes fondus, vous devenez le Wisconsin ou le Tennessee ou l'Arkansas" ? Non. Et donc il faut vraiment une fédération d'Etats-nations qui respecte les deux termes : le fédéralisme et la Nation. Je suis pour cet équilibre du triangle institutionnel en essayant de renforcer chacun de ses angles.
Q - Pierre Moscovici, vous commencez un tout petit peu à donner un sens à cette notion de fédération d'Etats-nations. Sans doute est-ce en marchant, dans votre esprit et dans celui de Lionel Jospin, qu'elle va prendre un peu plus corps ? Peut-on déjà essayer de comprendre comment cela peut fonctionner? On sait comment marche une fédération, vous citiez l'exemple des Etats-Unis, on sait comment fonctionne un Etat national ; une fédération d'Etats-nations, n'est-ce pas un peu la chèvre et le choux sur le plan quotidien du fonctionnement ?
R - Non, ce n'est pas la chèvre et le choux. Jean-Pierre Chevènement a dit que c'était un oxymore, c'est-à-dire un concept qui réunissait deux concepts antagonistes. Il n'a pas totalement tort d'ailleurs, du point de vue littéral, ou philosophique. Mais en même temps, cette fédération d'Etats-nations est la réalité du modèle original de l'Europe. Encore une fois, c'est le triangle institutionnel. Ce sont trois institutions tout à fait différentes. Et je note que des personnalités aussi différentes et insoupçonnables que Jacques Delors, que Joschka Fischer, que Romano Prodi dans son discours à Sciences-Po mardi, ont réaffirmé le fait que cette Europe avait besoin de ce trépied et que si on la déséquilibrait - comme le propose le SPD allemand qui propose de faire du Conseil, c'est-à-dire les ministres, une simple deuxième chambre législative - on ne tenait pas compte d'une réalité. Donc, je crois qu'il faut élever chacun des éléments : la Commission plus légitime à travers l'élection du Parlement européen, un Parlement européen plus représentatif, un Parlement qu'on peut aussi dissoudre. Mais quand Lionel Jospin propose la dissolution du Parlement européen, j'ai lu cela aussi sous la plume de Mme Fontaine je crois, ce n'est pas un affaiblissement du Parlement européen, c'est au contraire la consécration de la démocratie parlementaire. Si le Parlement peut censurer la Commission, si le président de la Commission est issu du Parlement européen, alors il est aussi logique qu'il y ait un droit de dissolution, cela existe dans toutes nos grandes démocraties.
Q - Un droit de dissolution qui serait au Conseil d'ailleurs, pas au président de la Commission ....
R - Oui, mais sur proposition de la Commission ou des Etats membres. Et c'est vrai que l'exécutif de toute façon sera bicéphal, conseil et commission. Et puis, il faut tout de même - on n'en a pas parlé jusqu'à maintenant - réformer le Conseil, qui fonctionne mal. D'où la proposition qu'a faite Lionel Jospin de créer dans chaque gouvernement des ministres des Affaires européennes qui auraient un double rôle : un rôle de coordination de l'action communautaire dans leurs gouvernements, et un rôle de travail avec les autres institutions, le Parlement européen, la Commission. Un Conseil permanent en quelque sorte, à cheval sur une capitale, sur Paris et sur Bruxelles. C'est, je crois, déterminant, et pour moi, c'est une réforme à laquelle je tiens beaucoup parce que les 4 ans que j'ai passés dans ces fonctions m'ont vraiment montré que c'était vital.
Q - Pierre Moscovici, en commentant le discours de Lionel Jospin et donc, la vision des socialistes - et vous en êtes bien sûr - de l'avenir de l'Europe, j'ai cru comprendre quand même que ce qui était dit là était une première étape sur le moyen, voir un long terme, de dix ans. Mais ce n'est pas la vision future d'une Europe telle qu'elle pourrait être à 25 dans 20 ans ?
R - Vous avez sans doute raison. Mais, je crois qu'elle est difficile à inventer aujourd'hui tant que nous sommes confrontés à des inconnus.
Q - On en est à une étape ?
R - Oui, mais il y a déjà quelque chose devant nous qui est gigantesque et qui crée une forme d'opacité, d'où va émerger quelque chose que, je crois, nous ne pouvons pas prévoir : c'est l'élargissement. Nous voyons bien ce qu'est l'Europe à 15. Nous anticipons ce qu'elle sera à 27. Mais nous ne savons pas exactement ce qu'elle donnera. Il faut tenir compte de deux choses : comment la mayonnaise va-t-elle prendre, celle de l'élargissement ? Et comment aussi vont bouger les peuples ? Cela ne sert à rien de dessiner un schéma dont les peuples ne voudraient pas. Je souhaite les Etats-Unis d'Europe, je suis un fédéraliste.
Q - Vous pensez le voir avant votre décès?
R - J'espère.
Q - Je vous souhaite bien sur de mourir très tard....
R - Vous avez cité 20, 25 ans, 30 ans ; j'ai 43 ans, cela paraît raisonnable, compte tenu de l'espérance de vie aujourd'hui, et je vous souhaite aussi de le voir. Oui, je crois que nous la verrons, et pour cela, il faut que cette Europe se constitue, que naisse un peuple européen qui n'est pas encore là, que les identités nationales s'estompent, mais volontairement, pas par la force. Et que les institutions européennes trouvent plus de démocratie. Cette élection sera la principale pour les Européens, le jour où les plus importants ténors politiques européens siègeront au Parlement européen parce que c'est là que sera le pouvoir, pour parler clair. Ce jour-là, on pourra peut être progresser vers les Etats-Unis d'Europe.
Q - Donc, il faut y aller progressivement, mais il est prématuré de trouver le remède miracle contre la dilution.... Est-ce qu'il est trop tôt pour parler d'avant-garde, de noyau dur ?
R - Personnellement, je ne suis pas pour qu'on parle d'avant-garde. J'ai entendu d'autres en parler, y compris des membres du gouvernement. Nous avons ce débat d'ailleurs très amicalement. Laurent Fabius a écrit un article fort intéressant dans "Le Monde" cette semaine. J'en ai déjà parlé avec lui. Je pense que l'avant-garde elle viendra bien sûr mais qu'il n'est pas juste de la prédéterminer.
Q - N'est-elle pas outil utile ?
R - Non, je vais vous expliquer pourquoi. Nous avons des pays candidats à l'élargissement. Encore une fois, ils viennent d'où on sait, c'est-à-dire du communisme. Ils sont dans une sorte de no man's land, quelque part entre le communisme et nous. Ce qui est très important, c'est que ces pays puissent être en première division. On ne peut pas dire "vous allez adhérer à l'Union européenne, mais désolé, le noyau dur c'est pour les seigneurs, c'est pour les autres". Et qui va-t-on exclure ? Et comment le fait-on ce noyau dur ? On dit par exemple c'est l'euro. Mais l'euro c'est trop large ou c'est trop peu. C'est trop large parce qu'il y a déjà des pays eurosceptiques, plus europsceptiques. Et puis, c'est trop étroit parce que la Grande-Bretagne, sera-t-elle dans l'euro ? J'espère qu'elle sera dans l'euro, je le crois avec un deuxième mandat de Tony Blair. Peut-on faire l'Europe de la défense sans elle ? Donc, l'avant-garde, dégageons-la progressivement, pragmatiquement, à travers des coopérations renforcées qui se recoupent, et elle viendra. Je souhaite que ce soit les pays les plus volontaires, que ce soit les pays actuels ou les pays candidats de demain. Mais franchement, faire quelque chose de fermé aujourd'hui, ce serait faire une deuxième Europe au coeur de l'Europe, ce ne serait pas bâtir l'Europe élargie.
Q - Vous avez parlé de l'euro. Y a-t-il suffisamment de volonté politique avec nos partenaires pour aborder l'euro, parce que l'un ne va pas sans l'autre ?
R - Oui, l'euro est notre monnaie, c'est déjà le cas. L'euro nous apporte beaucoup, à la fois en terme de stabilité et en terme de croissance. Il a considérablement réduit, et même annulé, l'instabilité des changes en Europe et permet d'avoir les mêmes taux d'intérêt partout. Nous, en France par exemple, nous avions avant des taux d'intérêt toujours de deux à trois points supérieurs à ceux de l'Allemagne, ce qui n'est plus le cas, et c'est formidablement bénéficiaire. Maintenant ce qu'il faut c'est réussir le passage à l'euro concret. C'est le challenge de cette fin d'année, je ne suis pas inquiet.
Q - Mais cela doit s'accompagner d'une volonté politique dans les autres domaines aussi ? Existe-t-elle ?
R - Tout à fait. Il y a deux défis. Le défi pratique : il faut que les PME retroussent leurs manches, il faut que le gouvernement informe les citoyens. Mais nous serons dans les temps, il n'y aura pas de bug de l'euro. Et en même temps, il y a aussi l'effet psychologique et pour cela, il faut continuer à expliquer pourquoi on le fait, à quoi cela sert, en quoi cela dote l'Europe d'une puissance et bien sûr, pour avoir un euro qui fonctionne, il faudra avoir ce gouvernement économique que Lionel Jospin propose.
Q - Un gouvernement peut être uniquement économique au niveau européen ?
R - Non, mais là, je parle de l'euro. Il faut avoir le gouvernement de l'euro, il faut avoir une voix unique de représentation extérieure de la zone euro, deux propositions qu'a faites Lionel Jospin. Et puis, à tout cela il faudra, vous avez raison, donner un toit politique. Et ce toit politique c'est la fédération d'Etats-nations. En tout cas, c'est notre vision.
Q - Lorsqu'on écoute le discours de Lionel Jospin, et lorsqu'on vous entend, on se rend bien compte que, sur les valeurs, cette Europe que vous invitez de vos voeux, se pose aussi un peu comme un contre-modèle par rapport aux Etats-Unis. Cela veut-il dire que finalement, la définition de cette Europe sur le plan social, sur le plan des valeurs, sur le plan économique, est d'abord un contre-modèle ?
R - Elle n'est pas un contre-modèle, mais elle est son propre modèle. Nous avons des valeurs qui ne sont pas exactement les valeurs américaines. Je vais prendre un exemple qui est tout à fait parlant. Dans la Charte des droits fondamentaux, il est expliqué qu'aucun pays européen ne peut adopter la peine de mort. Cela nous sépare des Américains et là-dessus, il y a quelque chose qui est radicalement inconciliable. Et à chaque fois, on est choqués par ce qui se produit dans ce pays, par l'usage qui en est fait. Je ne veux pas entamer la polémique, mais je vous donne cet exemple pour qu'on saisisse cette différence. L'Europe est aussi un modèle social, et c'est très différent des Américains. L'Europe est un espace de civilisation, et je souhaite que la Charte des droits fondamentaux soit dans la Constitution européenne. Ce n'est pas contre les Américains, mais il ne peut pas y avoir qu'une seule puissance dans le monde. Je souhaite que nous bâtissions une Europe puissante qui soit aussi organisatrice de la mondialisation, qui soit le premier partenaire des Américains, mais sur un pied d'égalité, donc qu'elle sache se faire respecter. Dans 50 ans, puisque vous en parliez, il y aura des Etats-Unis d'Amérique et il y aura des Etats-Unis d'Europe avec un modèle original, ce ne sera pas le même. Ni politiquement ni sur le fond. Cela ne veut pas dire une hostilité. Je crois que l'anti-américanisme est une stupidité, les Américains sont nos amis, ils sont nos partenaires, nous avons une voix originale à défendre dans le monde, qui n'est pas la voix du libéralisme, qui est celle d'une mondialisation maîtrisée, organisée, avec une puissance publique extrêmement active, un sens donné au politique. Voilà l'Europe que j'aime, l'Europe que je veux.
Q - L'Europe-puissance que vous appelez de vos voeux, avec d'autres, c'est une Europe qui a une politique extérieure, crédible, forte. Elle se construit petit à petit. Tout le monde dit qu'il faut renforcer la politique extérieure de sécurité - la fameuse PESC -. Exemple concret : le Proche-Orient. Depuis quelques jours, se multiplient les visites à Bruxelles, les appels des uns et des autres : "l'Europe doit faire quelque chose". Et puis on a un petit peu l'impression de prêcher dans le désert. L'Europe a-t-elle des atouts que n'ont pas les Etats-Unis au Proche-Orient ?
R - Soyons honnêtes, au Proche-Orient, non. Nous sommes des bailleurs de fonds extrêmement importants, nous sommes des partenaires écoutés, nous sommes plus présents que nous ne l'avons été. C'est vrai qu'avec la multiplication des séjours comme vous dites à Bruxelles, la visite de M. Arafat à Paris, celle de M. Sharon, nous jouons un rôle actif, un rôle utile. Mais en même temps, dans cette région du monde, les Etats-Unis ont une place tout à fait particulière. Et je me réjouis qu'ils soient plus actifs, mais il faut que nous arrivions à joindre nos efforts, Américains et Européens. Là, c'est tout à fait le type de sujet sur lequel opposer les Etats-Unis d'Amérique et l'Europe est idiot. On a besoin d'une coopération entre les Européens et les Américains, pour aider à rapprocher les partis parce que nous sommes face à une tragédie, une tragédie absolue, dans cet espace du monde tellement important et tellement symbolique.
Q - Pour conclure, n'y a-t-il pas de risque que l'on dise encore dans les années qui viennent de l'Europe ce que l'on disait il y quinze ans de l'Allemagne : "géant économique et nain politique" ?
R - C'est un risque. Mais en même temps, je pense que le débat qui s'ouvre et qui durera jusqu'en 2004 et qui va aussi s'inviter dans les provinces françaises, partout, en France métropolitaine et outre-mer, ce débat illustre une prise de conscience. Maintenant, il est temps de bâtir l'Europe politique. Je souhaite que nous ne rations pas ce rendez-vous. A Nice, nous avons fait un traité "correct" ; le contrat est rempli, l'élargissement est possible. Mais nous avons aussi mesuré les limites de notre effort. Je souhaite que, d'ici à 2004, nous jetions les fondements d'une Constitution européenne de l'Europe politique dont nous avons besoin. Et vous avez raison, ce sera encore plus nécessaire d'avoir cette cohésion politique quand nous aurons l'élargissement. En effet, si nous ne bâtissons pas maintenant l'Europe politique, l'alternative, c'est la dilution, c'est l'Europe à l'anglaise, c'est le grand marché, c'est ce dont nous ne voulons pas et ce que Lionel Jospin a voulu aussi combattre en proposant des structures fortes pour une Europe forte.
Q - Donc pour l'instant l'Europe s'interroge mais elle n'est pas en crise ?
R - Elle est en crise permanente et en réponse permanente, comme toujours.
(source http://www.doc.diplomatie.gouv.fr, le 11 juin 2001)