Texte intégral
Monsieur le préfet, Mon général, Mesdames, Messieurs les officiers, Madame la directrice, Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de cette occasion qui m'est donnée d'évoquer devant vous quelques pistes de réflexion sur le phénomène de la mondialisation qui cristallise parfois les angoisses les moins raisonnées ou les espérances les plus imprudentes. Je serai surtout heureux de pouvoir débattre avec vous dans un instant de cet amoindrissement supposé du rôle de l'Etat dans la mondialisation.
Economistes libéraux et capitaines d'industrie vous présentent la mondialisation comme un jeu sans perdants. Les acquis de la pensée économique libérale, depuis la démonstration ricardienne des avantages comparatifs jusqu'aux raffinements théoriques plus récents de Samuelson à Krugman, semblent aujourd'hui corroborés par une création de richesses sans précédent.
On exporte pour pouvoir importer et consommer au meilleur prix pour le plus grand bien être du consommateur.
Les perdants sont pourtant nombreux ; quelques-uns ont été placés sous les feux de l'actualité récente. Je pense d'ailleurs tout autant aux employés de Marks Spencer qu'aux restructurations qui touchent les équipementiers automobiles ou le secteur des NTIC. A eux, comme à beaucoup d'autres, les bénéfices du libre-échange et de l'intégration économique croissante risquent d'apparaître trop théoriques. Pour répartir ces bénéfices de manière plus équitable, comme pour faire face au réchauffement climatique lié aux gaz à effet de serre, ou permettre aux malades du sida en Afrique d'avoir accès aux traitements efficaces, une volonté politique doit accompagner et encadrer l'intégration économique.
Les réseaux de communication instantanée, la proximité médiatique posent les prémices d'une intimité planétaire. Une société civile mondiale se dessine et prend vie à travers un grand nombre d'organisations non-gouvernementales. Le sentiment d'un destin commun à tous les citoyens du monde apparaît moins utopique que jamais et dans le même temps, la nature inégalitaire de la mondialisation n'en apparaît que plus insupportable.
Pour répondre à ce paradoxe, il faut, je crois, tenir un discours qui ne remette pas en cause les apports de la théorie économique mais qui entende et donne toute leur place aux critiques afin de construire une mondialisation politique qui fasse pendant à la mondialisation économique.
Cette mondialisation politique a un nom : c'est la régulation. Il s'agit de donner des règles à l'échange international pour en garantir l'équité.
Voici le discours que je veux vous tenir aujourd'hui.
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A. L'Etat aux prises avec le marché-monde.
1. Légitimité de l'intégration économique planétaire.
Entendons-nous d'abord sur le phénomène de la mondialisation. Les grands traits en sont maintenant bien connus : intégration croissante des économies, à travers les échanges commerciaux et les flux financiers, transferts internationaux de main d'uvre et diffusion des connaissances, amplifiée par l'avènement de l'e-économie.
Mais, pour être spectaculaire, le phénomène de la mondialisation n'est pas pour autant inédit. La fin du 19ème siècle a connu semblable expansion des échanges et du commerce entre les nations. En proportion de la richesse produite, les flux financiers entre l'Europe, l'Amérique du nord et le Japon étaient sensiblement plus importants dans les années 1870 à 1914 qu'entre 1970 et 1996.
Nous avons, malgré tout, aujourd'hui le sentiment d'une rupture historique, d'une formidable accélération du progrès technologique et des échanges, d'un rétrécissement des durées comme des distances.
Peut-être est-ce le développement de l'Internet qui définit le mieux l'originalité historique du phénomène. Il vous est presque plus facile aujourd'hui d'échanger une nouveauté musicale avec un étudiant de Chicago ou d'Helsinki croisé sur le net que de vous faire prêter le même CD par un l'un de vos condisciples sur ce campus palaisien. Cette convivialité planétaire est peut-être le visage le plus spectaculaire de la mondialisation, le plus sympathique aussi.
Mais au-delà de ces aspects ludiques, les avancées de la technologie ont formidablement accru le potentiel d'échanges, de biens, de services et d'informations.
Quelques chiffres éloquents : depuis 1950, les exportations de marchandises ont été multipliées par 18 et les investissements directs à l'étranger par 2500, quand le PIB mondial a été, si j'ose dire, seulement multiplié par 5. Les échanges internationaux ont encore augmenté de plus de 11 % en volume l'année dernière.
La spécialisation permet une meilleure allocation des ressources et entraîne des gains d'efficacité et donc une augmentation du bien-être national : les consommateurs ont accès à des gammes de produits plus larges et à des prix inférieurs, en comparaison d'une situation d'autarcie. Serions-nous prêts à payer le prix de l'autarcie : moindre pouvoir d'achat, moindre choix pour les consommateurs que nous sommes, moindre bien-être collectif et moins de croissance?
Je ne le crois pas, et d'ailleurs, nous autres Européens, avons en mémoire l'exemple du défunt COMECON et de l'ex-URSS : une économie protectionniste offre des biens et des produits moins nombreux, de moins bonne qualité tout en étant moins respectueuse de la nature. Faut-il pour autant passer à des politiques brutales de déréglementation et de dérégulation internationales ?
Je ne le crois pas davantage. Entre un bien théorique et la réalité, il y a tout l'espace propre à l'action politique qui doit définir le rythme et les moyens pour parvenir à une ouverture économique appropriée, ni trop rapide, ni toujours reportée à plus tard.
2. Une mondialisation inégalitaire ?
Le principal grief adressé à la mondialisation serait d'avoir enclenché une dynamique inégalitaire. Qu'en est-il véritablement ? A vrai dire, les faits sont ambigus.
Entre 1960 et 1995, l'écart de revenu entre les 20% de la population mondiale les plus riches et les 20% les plus pauvres est passé de 30 pour 1 à 60 pour 1.
Cet écart s'accroît entre les pays : sur les 25 dernières années, la richesse par tête a augmenté de 70% dans les pays industrialisés et seulement de 6% dans les pays les moins avancés.
Ces chiffres montrent aussi que tous les pays se sont enrichis, mais dans des proportions et à des rythmes très variables. De plus, indépendamment des indicateurs de revenus, l'indice de développement humain mesuré par le PNUD révèle que même les pays les moins avancés ont amélioré leur performance moyenne de près de 1% par an. Cela signifie que l'amélioration moyenne des conditions de vie sur la planète n'est pas contradictoire avec un accroissement des inégalités.
Ces considérations générales ne peuvent ignorer les spécificités régionales. L'Extrême-Orient, a connu des taux de croissance exceptionnels en s'ouvrant au commerce international et s'est engagé dans une phase de rattrapage inédite dans l'histoire de l'humanité. La Chine, qui s'apprête à entrer à l'OMC, bouleverse à elle-seule les statistiques mondiales de la pauvreté : ce pays-continent, plus peuplé que l'Afrique et les deux Amériques réunis, connaît une croissance de 8% par an.
Par ailleurs, les pays les plus exposés au commerce international, comme ceux d'Asie de l'est, ont plutôt minimisé l'accroissement des inégalités au sein de leur population, surtout si l'on compare avec les pays ayant choisi des stratégies de développement autarcique par substitution de la production locale aux importations comme en Amérique latine.
Le mécanisme du dumping social
Si le bilan est moins univoque qu'on veut bien le dire, il n'en reste pas moins que la mondialisation suscite de très vives critiques. J'étais présent cet hiver au Forum social mondial de Porto Alegre au Brésil qui se voulait le miroir critique de Davos, et je peux témoigner des inquiétudes très fortes, et même parfois des angoisses, souvent légitimes je dois dire, qui s'y sont exprimées.
La mondialisation est aujourd'hui perçue par beaucoup comme une menace pour les emplois, une menace pour la qualité de l'environnement et pour nos identités culturelles respectives et surtout comme un facteur d'inégalités et d'exclusions.
Une des principales craintes suscitées par la mondialisation tourne en effet autour de ce qu'on appelle le dumping social, terme générique qui suscite autant de fantasmes que de confusions.
Il désigne d'abord les délocalisations vers les pays du Sud, vers ces terres où le salaire est dérisoire et la législation peu encombrante. En fait, ces délocalisations sont très limitées par rapport à l'importance des investissements français : elles représentent à peine 5% de nos investissements directs dans les pays proches tels que les PECO ou le Maghreb.
Le plus souvent, ces implantations à l'étranger s'inscrivent dans des stratégies de conquête de nouveaux marchés.
Je l'ai constaté au Mexique la semaine dernière : il est clair que Renault, par exemple, a grandement tiré parti des capacités existantes de Nissan dans ce pays pour fabriquer ses modèles sur place. La production de la Scenic a débuté depuis plusieurs mois, la Clio devant suivre d'ici la fin de l'année. L'alliance Renault-Nissan est d'ailleurs à mes yeux l'une de ces preuves concrètes que la mondialisation est une source d'opportunités et de richesses.
On m'objectera les licenciements dans certaines usines Nissan au Japon : je répondrai qu'il faut alors s'interroger sur ce que serait devenu Nissan aujourd'hui sans son alliance avec Renault.
Pour revenir à l'exemple du Mexique, la nouvelle division internationale du travail permet aux pays en développement, voire aux pays émergents en phase de rattrapage, de bénéficier de leurs avantages comparatifs naturels mais dans des conditions souvent trop précaires et dans une logique de court terme.
Certaines régions des pays du sud où sont regroupées les industries tournées vers l'exportation - songez aux maquiladoras- finissent par connaître les effets négatifs d'une trop grande concentration en termes de transports, d'approvisionnement en eau et en électricité, en termes de pollution aussi.
Les contraintes de la mise en concurrence universelle jouent de la même façon pour les anciens pays industriels et les pays émergents. Des inégalités de revenus se creusent entre les travailleurs peu ou pas qualifiés entraînés dans une course à l'abîme social d'un côté, et les travailleurs dont le savoir-faire ou la compétence raréfiée (" les manipulateurs de symbole " de Robert Reich) sont valorisés à l'échelle démultipliée du marché mondial. C'est le cas aujourd'hui des informaticiens indiens.
Que ce soit au Nord ou au Sud, ces inégalités doivent être contrebalancées par une politique forte de redistribution des chances et d'accès à l'éducation et au savoir. La coexistence de l'économie de marché et de la solidarité a été une invention du XXème siècle. Ce modus vivendi doit être préservé au Nord et mis en place au Sud. J'y reviendrai.
Le marché ou les insuffisances de la vertu économique.
Le potentiel inégalitaire de la concurrence sociale et fiscale n'est pas le seul défi posé par la mondialisation. Les manifestants de Seattle ou de Québec insistent non sans raison, sur les dangers pour l'environnement ou la diversité culturelle d'un marché étendu aux dimensions du monde dont les acteurs en position de force seraient les firmes transnationales.
Le premier des défis posés par la mondialisation concerne sans doute l'agriculture, sujet crucial, complexe et passionné des négociations commerciales comme j'en ai été le témoin à Seattle.
On estime que pour accompagner l'accroissement démographique dans les 20 ans qui viennent, le commerce de la viande devrait tripler et celui des céréales augmenter des deux tiers. Or, c'est justement pour les produits agricoles que la libéralisation des échanges pose les problèmes les plus aigus: ce sont les secteurs les plus protégés par les pays industrialisés mais aussi les plus vitaux pour beaucoup de pays du sud.
Imagine t-on d'ailleurs le choc dévastateur que serait, pour la paysannerie africaine ou asiatique, la mise en concurrence directe avec les céréaliers de la Beauce ou du Midwest ? A ces impératifs s'ajoute désormais celui de la sécurité alimentaire sur lequel je reviendrai tout à l'heure si vous avez des questions.
Autre défi : l'environnement. La croissance exponentielle des échanges a, par exemple, entraîné celle du transport maritime, qui constitue justement un exemple probant des imperfections et des impérities du marché. Les us et coutumes d'une marine marchande qui exploite les législations factices et les régimes fiscaux avantageux des pavillons de complaisance, comme elle exploite ses matelots sri-lankais ou philippins, apparaît comme une inquiétante métaphore d'une mondialisation purement capitaliste.
L'Organisation maritime internationale, réunie à Londres la semaine dernière, a établi un calendrier pour éliminer progressivement tous les pétroliers à simple coque, au profit des bateaux à double coque, plus sûrs, d'ici à 2017. Mais beaucoup reste à faire, notamment sur l'entretien des navires, les conditions de recrutement et de travail des équipages et les normes de sécurité.
Edicter des règles qui s'imposent à tous apparaît tout aussi nécessaire pour parvenir à limiter la production mondiale des gaz à effet de serre. Sommes-nous prêts à répondre de manière concertée aux problèmes liés à l'intensification des échanges et à la croissance industrielle, bref aux externalités négatives de l'activité économique ?
La tendance au réchauffement de la planète est désormais un phénomène avéré, même si on ne peut pas se prononcer avec exactitude sur son ampleur. En 1998, d'après la Croix Rouge, le nombre de réfugiés déplacés par des catastrophes naturelles a pour la première fois dépassé celui des personnes chassées de chez elles par les guerres.
Le climat apparaît désormais comme un bien public international : depuis le sommet de Rio en 1992, les Etats ont reconnu la nécessité d'une démarche de coopération qui dépasse les intérêts particuliers. Des instruments économiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ont été définis : incitations, taxations, crédits d'émissions, technologies propres.
Mais la difficulté reste avant tout politique : il s'agit de faire accepter l'idée que ces bénéfices à long terme justifient des contraintes immédiates. Même lorsque la volonté politique existe, ne soyons pas naïfs : il y a toujours des arbitrages délicats entre l'objectif de réduction des émissions et les objectifs de compétitivité industrielle ou de politique intérieure. En refusant d'honorer les engagements pris à Kyoto, la nouvelle administration américaine a clairement privilégié ce deuxième objectif sur le premier.
Ces différences d'approche, qui à l'échelle de l'histoire apparaîtront sans doute conjoncturelles, peuvent expliquer nos divergences concernant les OGM. Les pays de l'Union européenne ont choisi d'encadrer strictement la culture des OGM car nous estimons que les OGM ne sont pas des produits agricoles et qu'on ne mesure pas encore suffisamment les risques éventuels pour l'environnement, voire pour la santé.
Nous sommes donc favorables à ce qu'on peut appeler une bio-vigilance sur les OGM.
Les Etats-Unis sont d'un avis différent : ils en sont de loin les premiers producteurs avec près de 30 000 hectares cultivés l'année dernière. La question peut donc être posée en termes de préférences collectives différentes. Sans la mondialisation, ces préférences collectives pourraient coexister sans problème. Avec l'interdépendance des économies et l'augmentation des flux commerciaux, ces différences d'appréciation deviennent plus difficile à gérer.
Autre défi, non moins crucial que celui de la biodiversité, posé par ce marché-monde en voie d'unification, est la menace, réelle ou supposée pour la diversité culturelle.
Il existe aujourd'hui une crainte réelle que la domination économique et linguistique de l'Occident en général, et des Etats-Unis en particulier, la puissance de ses médias, de ses entreprises multinationales, son contrôle des réseaux de l'information et de la communication, ne soient les vecteurs d'une hégémonie culturelle.
La conséquence la plus grave de cette hégémonie culturelle, de ce " soft power ", serait un appauvrissement de la diversité culturelle de la planète. Les cultures locales traditionnelles qui fondent souvent notre identité seraient donc gravement et directement menacées d'effacement. Pour reprendre le mot de Claude Lévi-Strauss : " une humanité unifiée serait une humanité ossifiée. "
La France reste donc attachée à conserver tous les instruments de sa politique culturelle. Même si le festival de Cannes célèbre cette semaine sa réconciliation avec Hollywood en faisant la part belle à ses grosses productions, les aides à la production cinématographique nationale ou les quotas de productions françaises à la télévision sont à mes yeux des outils légitimes. D'ailleurs, 7 des films présentés au festival ont reçu une aide financière d'Eurimages, le fonds de soutien au cinéma du Conseil de l'Europe.
Mais je suis dans le même temps convaincu que la défense de la diversité culturelle ne doit donc pas s'égarer et devenir le paravent vertueux des de toutes les dérives identitaires. Je vois moins dans la mondialisation une machine à étouffer la créativité propre à chaque peuple, à chaque pays, qu'un formidable outil de dialogue et pourquoi pas de métissage tant il est vrai que dialogue et métissage sont, à mes yeux, consubstantiels de l'idée même de culture.
Si Dreamworks, le studio de Steven Spielberg, est de retour à Cannes cette année avec un film d'animation, sa maison mère, Universal, est propriété de Vivendi. Et si je regrette, comme beaucoup, que " Le fabuleux destin d'Amélie Poulain " ne soit pas en compétition, je ne me plains pas du tout que ce soit Nicole Kidman qui ouvre cette compétition dans le rôle d'une danseuse de cabaret parisien !
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B. Retrouver la maîtrise de la mondialisation : une mondialisation politique qui reste à construire.
Les risques, les défis et les dangers que je viens d'évoquer ne doivent pas pour autant déboucher sur une condamnation sans appel de la mondialisation. Soyons-en persuadés, " si nous savons la maîtriser, la mondialisation peut être une nouvelle étape dans le progrès de la civilisation. " C'était le message du Premier Ministre aux étudiants brésiliens le mois dernier. C'est le message de confiance dans l'avenir et dans la capacité que nous avons d'agir sur les événements que je veux à mon tour vous adresser.
L'Etat reste en effet le seul acteur des relations internationales autour duquel peut se construire une bonne gouvernance mondiale. Il est le seul acteur qui dispose de la légitimité et de la capacité d'assurer la solidarité entre les individus et les générations.
Le progrès juridique
Cette mondialisation politique que la France appelle de ses vux passe par un rééquilibrage de la relation entre le marché et l'Etat, entre l'économique et le politique, non pas au nom d'un attachement nostalgique ou sentimental de la France à la souveraineté de l'Etat, à cet Etat-nation " inventé " par la Révolution de 1789.
Bien au contraire, notre pays a montré dans son engagement européen sa volonté de s'inventer un nouveau destin avec ses voisins et ennemis d'hier. Si nous appelons à ce rééquilibrage en faveur du politique, c'est d'abord au nom du développement et, en dernière instance, de l'efficacité économique elle-même. La misère, l'exclusion et les inégalités se nichent trop souvent dans les absences de l'Etat.
Les crises financières récentes, en Asie, ou, actuellement, en Turquie et en Argentine, ont mis en lumière les déficiences structurelles propres aux Etats, à commencer par les béances ou les imperfections du droit. Ce sont bel et bien des défaillances juridiques qui ont déclenché la crise économique et financière. Ce sont ces même défaillances qui menacent la pérennité du progrès économique. Elles permettent en effet, le développement du " crony capitalism ", ce capitalisme de larrons, dans lequel l'allocation du capital n'obéit plus à des données objectives mais à des jeux d'influences.
Il est donc important de renforcer les droits bancaires ou boursiers, le droit de la concurrence et celui des faillites. Et, qui dit règle de droit dit juge qui l'interprète et la fait respecter. Le progrès juridique est donc indissociable du progrès institutionnel qui dote l'Etat de tribunaux honnêtes et compétents, et d'une administration qui ne l'est pas moins.
En un mot, il s'agit d'établir partout les bases de l'Etat de droit économique.
Un exemple concret : à Ouagadougou, nous avons apporté notre soutien à l'OHADA pour créer un droit des affaires unifié dans les pays d'Afrique francophone. La cour de justice prévue par le Traité sera bientôt en place avec pour mission de faire respecter ce droit dans la zone.
Tous ces aspects juridiques et institutionnels concourent à fonder ce qu'on appelle désormais la bonne gouvernance. On comprend bien aussi pourquoi une action efficace de lutte contre la corruption, comme celle initiée par l'OCDE, constitue une priorité absolue pour assurer la rationalité des choix économiques collectifs.
Elle peut aussi rassurer les investisseurs étrangers. Dans le contexte de concurrence globalisée, cette bonne gouvernance, la qualité du droit et des institutions, devient un élément décisif dans l'allocation des capitaux à l'échelle mondiale. Le progrès juridique est une condition du progrès économique et reste sous-tendu par un progrès démocratique.
La réponse au sous-développement ne réside donc pas uniquement, comme on l'a longtemps affirmé, dans les aides publiques massives et l'ouverture commerciale.
Nous devons surtout, je crois, aider les pays en développement à sortir du sous-équipement juridique. Les aider aussi à supporter les coûts de ces superstructures nouvelles.
Mais il n'y pas que le droit économique, il y a aussi le droit social au sens large, le droit du travail, le droit de la sécurité sociale, le droit fiscal. Dans ces domaines, il ne peut être question seulement de compétitivité : il faut prendre en compte également les impératifs de solidarité et de cohésion sociale.
Les formes traditionnelles de la solidarité construites autour de la famille ou du village font place, avec l'industrialisation et l'urbanisation, à des formes organisées par l'Etat ou les collectivités publiques. Il y a là des choix complexes, des arbitrages entre le court et le moyen terme, que chaque pays doit assurer lui-même, en fonction de ses besoins, de ses traditions et du souhait collectif de ses habitants.
La leçon universelle en ce domaine est que seul le jeu de la vie politique dans des institutions démocratiques doit permettre de définir le niveau et les moyens d'une juste redistribution.
Mais il faut parallèlement favoriser le progrès juridique au niveau international, non pas au profit d'Etats-nation jaloux de leurs prérogatives mais dans l'élaboration de nouveaux cadres, supranationaux ou multilatéraux qui redonnent aux peuples le pouvoir d'influer sur le cours de la mondialisation, le pouvoir de la maîtriser, de lui donner des règles.
Pour y parvenir, les Etats doivent construire ensemble une architecture internationale de régulation.
Les crises financières que connaissent actuellement l'Argentine et la Turquie nous rappellent que l'intégration financière croissante est aussi facteur d'instabilité. Elles mettent en évidence un certain nombre de failles évidentes du système monétaire et financier international. Toutefois, depuis trois ans, des progrès significatifs ont été accomplis, en particulier dans la lutte contre la délinquance financière.
Le Forum de stabilité financière a édicté des recommandations utiles pour la régulation des hedge funds et la supervision bancaire dans les centres off-shore. Ces recommandations doivent maintenant déboucher sur un renforcement de la législation des Etats concernés et une meilleure coopération internationale.
De même, le blanchiment d'argent, les pratiques fiscales dommageables des territoires et pays non-coopératifs mettent en danger la stabilité du système. Le Groupe d'action financière internationale a identifié 15 de ces territoires dont certains ont d'ores et déjà adopté des mesures efficaces. Autant d'efforts de régulation qui doivent se poursuivre avec énergie.
La responsabilité des acteurs économiques, en particulier celle des entreprises transnationales est fondamentale. Ces entreprises ont acquis une masse et un pouvoir financier considérables. Selon la CNUCED, le chiffre d'affaires de ces entreprises s'et élevé en 1999 à quatorze mille milliards de dollars, soit le double du montant total des exportations mondiales, ou encore un dixième du PIB mondial. Il est donc normal que ces entreprises aient des droits mais aussi des devoirs, dont celui d'adopter un comportement social et environnemental responsable dans tous leurs pays d'implantation.
La France attache une grande importance aux principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, qui ont été révisés l'an dernier afin de permettre une meilleure mise en uvre et permettre aussi de dénoncer publiquement les mauvaises pratiques en matière sociale et environnementale.
Mais trop de pays restent encore en marge des réseaux de l'économie mondialisée : leur permettre de s'intégrer et de bénéficier pleinement du développement des échanges doit être une des priorités de la prochaine conférence de l'OMC qui va se tenir au Qatar à l'automne.
Pour contredire ceux qui décrivent l'Europe comme une " citadelle assiégée ", l'Union a décidé d'ouvrir son marché à l'ensemble des produits en provenance des pays les moins avancé, dans le cadre de l'initiative TSA " Tout sauf les armes ". Pour parler franchement, ces pays ne pourront vraiment réduire la pauvreté qu'à condition d'avoir un plus large accès aux marchés des pays développés mais aussi à ceux des pays émergents les plus avancés.
L'abaissement progressif de ces barrières douanières et l'ouverture des marchés négociés à l'OMC sont donc des objectifs fondamentaux pour réduire la pauvreté.
Cette dynamique se heurte néanmoins à un obstacle paradoxal : les nations pauvres sont aussi celles qui tirent des recettes douanières la part la plus importante de leurs recettes fiscales. La France a donc proposé de créer au FMI une facilité financière qui permette de compenser les pertes de revenu liées à l'abaissement des tarifs douaniers et d'encourager ainsi les PMA dans la voie d'une ouverture commerciale dont ils pourront véritablement bénéficier.
J'ajoute que cette aide financière spécifique doit absolument s'accompagner d'une assistance technique et humaine qui permette à ces pays de maîtriser les enjeux et les conséquences de négociations complexes.
Ces propositions n'épuisent pas nos engagements envers les pays les plus pauvres. Ceux qui ne peuvent encore tirer du commerce des ressources suffisantes ont besoin de l'aide publique au développement. La France continuera d'y consacrer un effort majeur. Mais, pour ces pays, le premier obstacle au développement reste le poids de la dette.
Nous avons accueilli à Lyon en 1996 le sommet où a été proposée l'initiative d'allègement de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). Nous devons maintenant veiller à ce que les sommes libérées par la réduction de la dette soient bien utilisées pour réduire la pauvreté. Chaque annulation de dette s'accompagne "d'un contrat de désendettement ET de développement " qui privilégie l'éducation, la santé, les infrastructures des collectivités locales et la gestion des ressources naturelles.
A cet égard, vous avez peut-être noté la proposition récente du professeur Jeffrey Sachs consistant à convertir la dette des pays les plus pauvres en fonds destiné à lutter contre le sida. J'en terminerai avec cet sujet car il est exemplaire, je crois, des contradictions propres à la mondialisation et des défis urgents qui nous sont posés.
Vous le savez, la pandémie de sida qui touche le continent africain est un désastre sanitaire, mais aussi social et économique pour ces pays. Au Botswana par exemple, un jeune de votre age a deux chances sur trois de mourir du sida.
On ne peut pas attendre que les populations du sud soient solvables pour qu'elles aient le droit de se soigner et le sentiment de la plus élémentaire solidarité avec nos semblables commande que les malades, où qu'ils vivent, aient accès aux traitements efficaces qui existent. Doit-on pour autant s'exclamer : " la propriété intellectuelle c'est le vol " ?
Et si l'on décide en effet, cédant à des motifs généreux, de l'abolir pour ces molécules, comment l'effort financier très lourd de recherche et de développement pourrait-il être rétribué ? Veut-on " dés-inciter " l'effort de recherche au moment même où il est plus indispensable que jamais pour vaincre la maladie ?
Je suis persuadé que les Etats peuvent et doivent apporter une réponse coordonnée sur plusieurs points : augmenter l'aide publique, élaborer un système de prix différenciés, développer si nécessaire les licences obligatoires ce que permet l'OMC, tout en évitant que les traitements fournis à prix réduits dans les pays en développement ne fassent l'objet d'un trafic pour retourner vers le Nord.
Conclusion :
J'ai bien conscience d'avoir évoqué plus de problèmes que de solutions. Mais, vous devez en être convaincus, la régulation internationale cherche sa voie et progresse régulièrement. Les progrès réalisés ces dernières années ont souvent été suscités par les interrogations et les questionnements de la société civile. C'est aux Etats, qui bénéficient de la légitimité démocratique, d'apporter des réponses à ces interpellations. C'est à eux de trouver les bons équilibres entre des intérêts, des besoins et des aspirations souvent contradictoires.
Ils doivent donc pouvoir s'appuyer des institutions internationales plus cohérentes, plus démocratiques, plus efficaces encore. Certaines sont certainement à créer telle l'OME, l'Organisation mondiale de l'environnement que le gouvernement appelle de ses vux depuis longtemps. Doit-on réorganiser les Nations-Unies et pourquoi pas, y rattacher l'OMC comme les autres institutions spécialisées ? Quel rôle le G7/G8, ou désormais le G20 élargi doivent-ils jouer ? Imaginer une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale fondée sur les valeurs des droits de l'Homme, de la démocratie et du progrès partagé est encore largement utopique: mais ce n'est pas le moindre des défis que nous adresse la mondialisation.
Vous me permettrez d'emprunter le mot de la fin aux Lettres à un jeune poète de Rainer-Maria Rilke qui fut, comme vous, pensionnaire d'une académie militaire. Le destinataire de ces lettres connaît, lui aussi, les grandeurs et les servitudes d'un internat militaire et Rilke lui écrit : " Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement dans les réponses. " Vivre vos questions pour y trouver réponse, voilà tout ce que je vous souhaite pour votre avenir.
Je vous remercie.
(Source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 30 mai 2001)