Texte intégral
Q - Pierre Moscovici, vous êtes ministre des Affaires européennes, merci d'être avec nous ce soir pour essayer de réfléchir à la dimension européenne, et spécifiquement européenne, de la crise que l'on connaît aujourd'hui. Crise économique, crise politique, mondiale, créée par les événements du début du mois de septembre. D'abord, essayons de voir l'attitude des Européens face à ce terrorisme et à la réponse américaine. Ils ont tenu un Sommet extraordinaire où ils ont témoigné leur solidarité, mais, aujourd'hui n'avez-vous pas le sentiment qu'ils sont eux tenus à l'écart des décisions ?
R - Je crois qu'il ne faut pas minimiser, dans cette affaire, le rôle de l'Europe. Vous avez parlé de solidarité ; c'est la première fois que les Européens la manifestent avec une telle unité, et une telle rapidité. Moins de dix jours après les attentats qui ont abattu le World Trade Center, il y avait un sommet européen extraordinaire qui a été extrêmement clair. Et déjà auparavant, à la fois au Conseil de sécurité des Nations unies et dans le cadre de l'OTAN, les Européens avaient affirmé leur solidarité. Mais il y a beaucoup plus que cela, dans le sens où il y a, on en reparlera, des avancées sur le plan de ce que l'on appelle le pilier de "Justice et d'Affaires intérieures", c'est-à-dire comment l'on coordonne notre propre action antiterroriste. C'est là un point très important. Il y a une action diplomatique dont on ne parle pas assez, mais qui est fondamentale, et que nul Etat européen n'aurait pu faire avant : la visite de la Troïka. Le ministre des Affaires étrangères de la présidence actuelle, celui de la prochaine, le commissaire en charge de ces problèmes, M. Solana, se sont déplacés il y a quelques jours en Arabie saoudite, en Syrie, au Pakistan, en Egypte, et y ont porté des messages extrêmement importants. Il y a là l'émergence d'une diplomatie européenne tout à fait forte. Donc je crois que tout cela pèse.
Q - Est-ce que l'on n'est pas, tout de même, en dehors de la décision ?
R - C'est un autre problème, ce n'est pas un problème qui est européen, mais qui est américain. C'est-à-dire : "quelle est la nature de la coalition ?", c'est un problème américain. Vous savez, il pourrait y avoir une contradiction ; nous n'avons pas demandé à être dans cette coalition, d'autant que, les uns et les autres, nous n'avons pas la même sensibilité par rapport à ces problèmes. Les Britanniques sont les premiers partenaires militaires des Américains, et ils le sont volontairement. Ils le sont en liaison avec les Américains. Mais est-ce que c'est un conflit européen ? Est ce qu'il ne vaut pas mieux rester dans cette attitude de solidarité et de disponibilité et, en même temps, garder notre propre liberté? Je crois que nous en sommes là.
Q - Vous évoquez les Britanniques par exemple. On est frappé du fait que quelqu'un comme Tony Blair semble beaucoup plus informé sur la situation que ne le sont les responsables de l'exécutif français. On entendait hier dire par exemple "moi j'ai les preuves patentes de la culpabilité de Ben Laden, je ne peux pas vous les donner mais je les ai..."....
R - Chacun a son vocabulaire, et chacun a son rapport un peu particulier aux Etats-Unis. On sait que dans le cadre de l'Alliance atlantique, il y a une sorte de lien rapprochement historique et d'abord linguistique, les Anglais sont extrêmement proches des Américains sur ces questions de défense et ce depuis fort longtemps. Tony Blair a parlé de preuves de Ben Laden. Mais je vous ferai remarquer que le Premier ministre, Lionel Jospin, a laissé entendre que, de notre côté, nous pensions que c'était là, "sans doute", l'origine de ces attentats terroristes. Je ne crois pas que nous devions tomber de l'autre côté du cheval. On nous a souvent reproché l'anti-américanisme, il ne faudrait pas que cette fois-ci on nous reproche l'anti-Atlantisme.
Q - Quand par exemple Jacques Chirac est revenu des Etats Unis, tout le monde s'est félicité de la solidarité qu'il est allé porter aux Américains, il s'est taillé une belle popularité. Mais il est revenu apparemment bredouille de toute information sur ce qui allait se passer....
R - Je ne crois pas....
Q - Vous pensez qu'il avait des informations ?
R - Je crois qu'il avait d'une part quelques informations mais on n'en était pas du tout au stade où on en est aujourd'hui, premièrement. Et surtout il a eu, je crois, avec Hubert Védrine, une information qui était celle de l'état d'esprit du président Bush et de son administration, c'est à dire l'état d'esprit de retenue relative, ce qui n'allait pas de soi. Souvenez-vous de ce que l'on a pu penser la première semaine, avec un vocabulaire très martial, "Ben Laden wanted dead or alive", mort ou vif, qui faisait plus penser à Joss Randall, à un chasseur de prime qu'à la situation dans laquelle nous étions. Donc il y a eu cela et je crois que c'est important. Il faut peut-être essayer de situer le problème. A mon sens, la question n'est pas de savoir si l'Europe doit être le premier allié militaire des Etats-Unis ou pas. La question est de savoir comment l'Europe peut par elle-même exister, peser dans les affaires du monde, être solidaire des Américains, qui sont nos alliés, nos premiers alliés, et en même temps avoir sa propre voix. C'est cela le problème.
Je reviens quand même sur la première question, dont vous dites qu'elle n'est pas la véritable question, c'est la solidarité militaire. Sur la défense européenne, dont l'émergence a été à Saint-Malo, entre les Anglais et les Français, vous le reconnaissez vous-même, les Britanniques jouent une carte qui est tout à fait utile. Les Français ne sont pas dans cette perspective. Où est la défense européenne dans cette affaire?
R - Il ne faut pas confondre défense européenne et armée européenne. Vous savez l'armée européenne c'est ce que l'on appelait la CED, Communauté européenne de défense, dans les années 50. Et nous avons tiré des enseignements de cela. Qu'est-ce que c'est que la défense européenne ? C'est l'émergence d'une capacité de riposte rapide avec une force de projection de 60.000 hommes. Ce n'est pas une armée qui va se substituer à toutes les autres, et principalement, sur le territoire européen. A partir de là, il y a des questions qui se posent ; celles qu'a posée le Premier ministre dans un discours devant l'Institut des Hautes études de Défense nationale. Est-ce qu'il ne faut pas étendre les missions de cette future défense européenne à l'action antiterroriste notamment sur le continent ? Mais la défense européenne, je le répète, n'a pas vocation à se substituer, pour des actions de projection extérieure lointaine, à l'armée française ou à l'armée anglaise par exemple. Ce sont des domaines qui sont des domaines de souveraineté et qui doivent le rester même si nous devons aussi partager les capacités de projection et les capacités de coordination. C'est cela la défense européenne. Donc pour moi, la défense européenne n'est nullement affaiblie par ce qui se produit, elle est relancée. Mais il faut bien faire la différence entre cette défense européenne et le type d'interventions auxquelles nous serions éventuellement appelés. Je crois par ailleurs qu'il faut rappeler autre chose : nous avons bien dit que nous étions disponibles, que nous souhaitions être consultés, mais pour l'instant aucune demande ne nous a été faite.
Q - Vous disiez que l'important c'est l'affirmation des Européens qu'il y a quand même un certains nombre de nuances, pour ne pas dire de notes discordantes. Je pense par exemple aux propos de Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien, sur la supériorité de la civilisation occidentale. Vous trouvez que l'on aurait du les condamner plus fermement qu'on ne l'a fait? Est-ce que l'on en a fait trop grand cas? Et est-ce le nouveau Haider ?
R - Non, ni par l'origine, ni par le vocabulaire. Vous savez, j'ai lu, avec attention cette déclaration. On en n'a pas fait trop grand cas, mais elle était peut être un peu plus subtile qu'on ne l'a dit. Et, par ailleurs, je crois quand même que la condamnation, ou la réprobation, ont été assez fortes de la part de Louis Michel, qui est le ministre des Affaires étrangères belge, qui préside aujourd'hui le Conseil Affaires générales. La réponse a été forte de la part de Lionel Jospin, et moi-même j'ai eu à m'exprimer sur ce sujet. Je crois que c'est excessivement maladroit, et peut être grave d'ailleurs, que de laisser entendre qu'il y a aujourd'hui des civilisations qui se confrontent, car c'est l'inverse ; nous ne voulons pas de choc des civilisations. Ce n'est pas un choc entre l'Occident, d'une part, et l'Islam, d'autre part. Il ne faut pas, non plus, laisser penser que l'Islam est identique à l'islamisme, au fanatisme et au terrorisme. Et, surtout, il ne faut pas laisser croire qu'il y a, sur notre planète, une civilisation qui serait supérieure. Il y a là , effectivement, des connotations qui sont tout à fait fâcheuses. Il faut se distancier avec beaucoup de force de ces déclarations.
Q - Néanmoins, mais je ne veux pas me faire l'avocat du diable, est-ce qu'il n'y a pas une supériorité d'une civilisation qui joue la laïcité, c'est à dire le respect des différentes religions ?
R - Je ne vais pas me lancer dans ce débat, mais je vais quand même essayer de vous répondre. Moi, je me sens laïque, républicain, français, patriote, et européen. Tout cela à la fois.
Q - C'est ce qu'a voulu dire Berlusconi?
R - Non, je ne crois pas exactement. Dans le contexte italien, la politique italienne, ce sont des choses un peu plus compliquées. Je pense qu'il a voulu dire ce qu'il a dit. Mais, répondons à votre question car elle est effectivement plus importante. Nous sommes en Europe dans une civilisation laïque, la laïcité n'étant pas d'ailleurs exclusive de la religion. Qu'est ce que la laïcité ? C'est dire que, dans l'espace publique, toutes les connotations religieuses ne sont pas dominantes, et celles-ci sont rejetées dans la sphère de la vie privée. Mais la laïcité est aussi tolérance ; tolérance des différences religieuses, mais mises dans leur propre espace. Je crois que, cela, ce sont des valeurs profondément européennes, j'y tiens énormément. Je crois que ces valeurs ont leurs forces, je crois qu'elles ont un message universel, je ne dirais pas pour autant qu'elles sont supérieures aux autres. Elles sont, pour moi, celles dans lesquelles je me reconnais. Mais je ne peux pas non plus les imposer à d'autres. Voilà ce que cela veut dire, simplement. Alors, oui, pour un européen, je crois qu'il vaut mieux être laïque que fanatique. Nous avons, depuis longtemps, tranché nos rapports avec la religion. Mais d'autres pensent différemment. On ne peut pas imposer un modèle.
Q - De votre expérience européenne, dans les derniers jours, autre nuance, est ce qu'il n'y a pas une vraie nuance entre l'attitude de Joschka Fischer et l'attitude d'Hubert Védrine? On a le sentiment que Joschka Fischer, ce qui lui pose d'ailleurs quelques problèmes avec ses camarades verts en Allemagne - tous les Verts ont leurs problèmes- est beaucoup plus insistant sur la solidarité sans condition avec les Etats-Unis, alors que l'on a le sentiment qu'Hubert Védrine met quelques bémols ?
R - Pour moi, cela n'est pas exact. Là encore, il y a une chose qu'il ne faut pas oublier ;en Europe, on a parlé de laïcité, nous avons aussi la diversité de nos cultures nationales, nous avons la diversité de nos rapports aux américains. Et c'est vrai que les anglais sont plus atlantistes que nous. C'est vrai que les Allemands ont traditionnellement un rapport aux Américains un peu plus simple et direct que nous. C'est vrai que M. Berlusconi, vous en parliez, se veut la courroie de transmission du libéralisme à l'américaine. C'est vrai que M. Aznar est un homme qui est conservateur. Mais en même temps, dans cette affaire, la France a pris une attitude d'une clarté sans précédent. C'est vrai qu'en France il y a un fond d'anti-américanisme. Il parait qu'on le trouve même au ministère des Affaires étrangères. Il parait, je ne l'ai jamais constaté. Mais là, Hubert Védrine a pris une position qui est extrêmement claire ; c'est une solidarité totale, et sans condition, avec le peuple américain. ce sont quelques exigences que partagent tous les Européens, y compris Joschka Fischer : c'est à dire, d'abord, celle d'être consulté, la liberté d'appréciation de notre engagement, quand on nous le demandera. Je crois que l'attitude d'Hubert Védrine est d'une grande clarté, et c'est un engagement sans aucune condition. Mais c'est, en même temps, le respect de ce que nous sommes, c'est à dire des membres d'une coalition, et non pas des vassaux ou des serfs.
Q - Vous évoquiez tout à l'heure la diplomatie européenne et le voyage que fait la Troïka à travers un certain nombre de pays. Quel est le propos d'un voyage de ce type et, surtout, quels en sont les résultats et les effets concrets à l'heure où il y a des bruits de bottes.
R - C'est un propos qui est essentiellement un propos politique, et qui passe d'abord par un message qui est l'inverse de ce qu'a dit M. Berlusconi. A savoir que, pour nous, nous ne sommes pas dans un choc des civilisations. Justement, cette bataille est une bataille contre le terrorisme. Nous cherchons à bâtir une coalition extrêmement large qui n'est pas la coalition des Occidentaux contre l'Islam. Chacun a sa place dans cette affaire. Nous devons, deuxième message, rechercher quelque chose qui soit totalement multiforme. Bien sur, il y aura une riposte de type militaire contre Ben Laden ; bien sur, il y a la condamnation du régime des Taleban, Lionel Jospin l'a faite. Mais, au-delà de cela, l'action contre le terrorisme est une action qui doit porter sur les sources du terrorisme, sur ses sources de financement, et c'est un sujet extrêmement important. Une action qui doit aussi porter sur des actions de renseignement. C'est ce message, à la fois politique, pacifique, profondément lié à la recherche d'un accord de civilisations - comme pour la Troïka - plutôt que d'un choc de civilisations, qui est très important. Quel ministre des Affaires étrangères pourrait le faire seul ? C'est là que l'on voit la plus-value de l'Europe. C'est très important qu'Hubert Védrine aille au Proche-Orient, c'est très important que Joskha Fischer s'exprime. Mais, en même temps, je crois que c'est plus fort lorsque ce sont les Européens qui, ensemble, portent un message. On voit bien, dans cette crise, que l'Europe peut être, mais n'est pas tout à fait, c'est la voie que l'on dessine, un multiplicateur de puissance pour notre pays.
Q - Vous avez évoqué tout à l'heure la réunion des ministres européens de la Justice et de l'Intérieur. Ils ont donc lancé l'idée, et même le projet, d'un mandat européen. Concrètement, quand est ce que cela va se mettre en place?
R - Nous sommes là sur quelque chose qui est extrêmement important. Depuis une dizaine d'années, depuis le Traité de Maastricht, nous avons certes bâti une Union économique et monétaire, mais aussi construit ce que l'on appelle "le troisième pilier", qui sont les affaires de "Justice et d'Affaires intérieures". C'est-à-dire une coordination en matière de police et de justice. Et nous avons connu, dans ce domaine, des progrès raisonnables jusqu'à un Sommet à Tampere, en Finlande, en 1999. Je pense que nous allons faire, dans les six mois qui viennent, plus de progrès en cette matière que dans le dernière décennie parce que cette affaire terroriste nous fait prendre conscience que la lutte contre un fléau, qui est un fléau international, face à des organisations qui sont structurées comme des multinationales, cette lutte là ne peut pas être strictement nationale. Elle exige la coopération. Je crois, effectivement, qu'il va y avoir des barrières qui vont tomber. Non pas que nous allions directement vers une justice et une police européennes directement intégrées, mais vers une très forte harmonisation. Voilà le préalable que je voulais faire. Alors concrètement, ce qui a été décidé en principe dans cette affaire, c'est un mandat européen. Le fait que l'on puisse, sur le territoire de l'Union européenne, arrêter quelqu'un au nom d'une procédure judiciaire et substituer cela à des procédures d'extradition, qui sont extrêmement longues, et extrêmement formalistes.
Q - Cela pourra entrer en vigueur très tôt ?
R - Cela entrera en vigueur très tôt, mais il faut le temps de le préparer sur le plan judiciaire et sur le plan juridique, car c'est quand même quelque chose qui va toucher à toutes nos législations. Mais je pense que, dans l'espace de quelques mois, on doit pouvoir y arriver. Il y a eu la réunion des ministres, et il y a eu aussi le Conseil européen qui a confirmé cela. Je crois que l'idée que, sur toute l'Europe, on puisse arrêter quelqu'un grâce à une procédure est beaucoup plus forte que les actuelles procédures d'extradition, qui veulent dire qu'on a encore des barrières. Il n'y a pas que cela. Il y aussi Europol, l'unité de police européenne. Il s'agit de lui donner maintenant des missions. Faire qu'elle soit une sorte de FBI européen, que l'on ait, là aussi, une coordination sur tout le territoire. Et il y a aussi ce que l'on appelle Eurojust, c'est à dire des magistrats de liaison qui peuvent travailler entre eux. Il y a enfin une définition commune du terrorisme, qui n'existait pas dans nos pays. Bref, je crois que l'on va connaître là une accélération formidable de l'Europe sur un domaine qui est un domaine très concret, et vital, pour nos sociétés et pour nos concitoyens.
Q - Si on vous écoute bien, d'ici à quelques années, avec cette accélération, on aura notre FBI, notre harmonisation judiciaire ...
R - Et peut-être notre parquet européen, oui. On doit aller vers cela. Encore une fois, ce n'est pas une justice européenne, ce n'est pas une police européenne, mais c'est une harmonisation de toutes nos législations pour que nous puissions fonctionner de façon compatible, avec des éléments qui sont des éléments, en effet, de supranationalité, et qui sont des éléments proprement européens en la matière.
Q - Autre relais de la réponse à ces attentats, c'est la réponse à la dépression économique, ou au risque de récession économique qui aurait été en quelque sorte accélérée par ces attentats. Alors on a le sentiment, à ce propos, que l'on a davantage d'efforts de réponses nationales et de réponses européennes. On va parler bien sur de la Banque Centrale Européenne, mais dans les mesures de relance conjoncturelles, vous me corrigerez si je me trompe, je crois que Lionel Jospin est en train d'essayer de concocter un certain nombre de mesures, dont le versement de la prime pour l'emploi anticipé, des aides supplémentaires pour les réinsertions à l'emploi, des allégements fiscaux pour les entreprises, en résumé un train de mesures. Quelle est la valeur, ou l'efficacité, d'un train de mesures de ce type s'il ne s'inscrit pas, et apparemment cela n'existe pas, dans une politique européenne économique commune et maîtrisée face à cette situation?
R - Vous savez que, depuis longtemps, je suis partisan d'une coordination beaucoup plus forte des politiques économiques, ce que vous avez appelez une politique européenne commune. Par exemple, les socialistes, et j'étais le responsable de leur projet en 1997, avaient proposé un gouvernement économique de la zone euro, ce que Dominique Strauss-Kahn avait en partie créé avec l'euro-12. Mais j'en viens quand même à la situation précaire actuelle. Premièrement, je crois qu'il est prématuré, maladroit, et peut être erroné de parler d'une récession européenne. Sans doute erroné, parce que l'Europe n'est pas en récession. Nos économies continuent à être en croissance et on ne connaît pas, à dire vrai, l'impact exact de ce qui s'est passé aux Etats-Unis. Je connais bien les Etats-Unis, nous avons des précédents historiques. Il y a deux scénarios ; il y a un premier scénario qui est que cela a aggravé des signes de récession qui existaient déjà, que cela représente un coût massif, que cela atteint certains secteurs - l'industrie aéronautique, le bâtiment, etc ....- et que les Etats-Unis vont entrer en récession. Mais il y a un deuxième scénario, qui est celui du sursaut et du rebond rapides qu'il ne faut pas négliger...
Q - Vous remarquerez que le président Bush aide à ce sursaut...
R - Absolument. Mais avec, il faut bien le reconnaître, des caractéristiques propres de l'économie américaine qui a justement une monnaie qui est dominante. D'où l'utilité d'une monnaie commune. Je crois par exemple, pardonnez moi cette parenthèse de politique nationale, que ceux qui aujourd'hui préconisent de reporter l'euro ne sont pas sérieux. C'est une attitude à la fois de faiblesse politique, et c'est une attitude qui n'est pas responsable. Quand on a une monnaie forte, on est beaucoup plus capable, effectivement, de domestiquer sa politique budgétaire. Je ferme là cette parenthèse...
Q - Destinée à votre voisin franc-comtois Jean-Pierre Chevènement si j'ai bien compris...
R - Absolument. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de sérieux de dire cela maintenant. J'en viens à la récession. Les Américains sont effectivement en train d'injecter de la liquidité budgétaire et monétaire dans l'économie, et les Européens le font aussi à leur façon. Vous avez parlé de la Banque centrale européenne. Que ne lui a-t-on pas reproché ? On lui a reproché d'être frileuse, laxiste, et il nous est arrivé d'ailleurs, aux uns et aux autres, de le penser à tel ou tel moment. Là, il y a une baisse des taux extrêmement importante, qui représente plusieurs dizaines de milliards d'euros dans l'économie ; 0,5 point, c'est sans précédent, et cela a été fait de façon cordonnée avec les Américains.
Q - Alors est ce que cela suffit? Est-ce que vous souhaiteriez, vous, comme certains l'ont exprimé au sein du parti socialiste, un plan de relance européen avec notamment la relance de grands travaux à la manière de ce que souhaitait Jacques Delors il y a quelques années?
R - J'ai dit, tout d'abord, que la récession ne paraissait nullement avérée, j'ai expliqué qu'il y avait une riposte monétaire, et il y a un troisième point qui est que, à partir du moment où on dit cela, et je crois qu'un plan de relance européen est prématuré, les Européens ont affirmé entre eux qu'ils étaient capables de penser, le cas échéant, à prendre des mesures communes. Et nul doute que, si cette récession devait arriver, ils le feraient. Mais il faut choisir le bon moment.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)
R - Je crois qu'il ne faut pas minimiser, dans cette affaire, le rôle de l'Europe. Vous avez parlé de solidarité ; c'est la première fois que les Européens la manifestent avec une telle unité, et une telle rapidité. Moins de dix jours après les attentats qui ont abattu le World Trade Center, il y avait un sommet européen extraordinaire qui a été extrêmement clair. Et déjà auparavant, à la fois au Conseil de sécurité des Nations unies et dans le cadre de l'OTAN, les Européens avaient affirmé leur solidarité. Mais il y a beaucoup plus que cela, dans le sens où il y a, on en reparlera, des avancées sur le plan de ce que l'on appelle le pilier de "Justice et d'Affaires intérieures", c'est-à-dire comment l'on coordonne notre propre action antiterroriste. C'est là un point très important. Il y a une action diplomatique dont on ne parle pas assez, mais qui est fondamentale, et que nul Etat européen n'aurait pu faire avant : la visite de la Troïka. Le ministre des Affaires étrangères de la présidence actuelle, celui de la prochaine, le commissaire en charge de ces problèmes, M. Solana, se sont déplacés il y a quelques jours en Arabie saoudite, en Syrie, au Pakistan, en Egypte, et y ont porté des messages extrêmement importants. Il y a là l'émergence d'une diplomatie européenne tout à fait forte. Donc je crois que tout cela pèse.
Q - Est-ce que l'on n'est pas, tout de même, en dehors de la décision ?
R - C'est un autre problème, ce n'est pas un problème qui est européen, mais qui est américain. C'est-à-dire : "quelle est la nature de la coalition ?", c'est un problème américain. Vous savez, il pourrait y avoir une contradiction ; nous n'avons pas demandé à être dans cette coalition, d'autant que, les uns et les autres, nous n'avons pas la même sensibilité par rapport à ces problèmes. Les Britanniques sont les premiers partenaires militaires des Américains, et ils le sont volontairement. Ils le sont en liaison avec les Américains. Mais est-ce que c'est un conflit européen ? Est ce qu'il ne vaut pas mieux rester dans cette attitude de solidarité et de disponibilité et, en même temps, garder notre propre liberté? Je crois que nous en sommes là.
Q - Vous évoquez les Britanniques par exemple. On est frappé du fait que quelqu'un comme Tony Blair semble beaucoup plus informé sur la situation que ne le sont les responsables de l'exécutif français. On entendait hier dire par exemple "moi j'ai les preuves patentes de la culpabilité de Ben Laden, je ne peux pas vous les donner mais je les ai..."....
R - Chacun a son vocabulaire, et chacun a son rapport un peu particulier aux Etats-Unis. On sait que dans le cadre de l'Alliance atlantique, il y a une sorte de lien rapprochement historique et d'abord linguistique, les Anglais sont extrêmement proches des Américains sur ces questions de défense et ce depuis fort longtemps. Tony Blair a parlé de preuves de Ben Laden. Mais je vous ferai remarquer que le Premier ministre, Lionel Jospin, a laissé entendre que, de notre côté, nous pensions que c'était là, "sans doute", l'origine de ces attentats terroristes. Je ne crois pas que nous devions tomber de l'autre côté du cheval. On nous a souvent reproché l'anti-américanisme, il ne faudrait pas que cette fois-ci on nous reproche l'anti-Atlantisme.
Q - Quand par exemple Jacques Chirac est revenu des Etats Unis, tout le monde s'est félicité de la solidarité qu'il est allé porter aux Américains, il s'est taillé une belle popularité. Mais il est revenu apparemment bredouille de toute information sur ce qui allait se passer....
R - Je ne crois pas....
Q - Vous pensez qu'il avait des informations ?
R - Je crois qu'il avait d'une part quelques informations mais on n'en était pas du tout au stade où on en est aujourd'hui, premièrement. Et surtout il a eu, je crois, avec Hubert Védrine, une information qui était celle de l'état d'esprit du président Bush et de son administration, c'est à dire l'état d'esprit de retenue relative, ce qui n'allait pas de soi. Souvenez-vous de ce que l'on a pu penser la première semaine, avec un vocabulaire très martial, "Ben Laden wanted dead or alive", mort ou vif, qui faisait plus penser à Joss Randall, à un chasseur de prime qu'à la situation dans laquelle nous étions. Donc il y a eu cela et je crois que c'est important. Il faut peut-être essayer de situer le problème. A mon sens, la question n'est pas de savoir si l'Europe doit être le premier allié militaire des Etats-Unis ou pas. La question est de savoir comment l'Europe peut par elle-même exister, peser dans les affaires du monde, être solidaire des Américains, qui sont nos alliés, nos premiers alliés, et en même temps avoir sa propre voix. C'est cela le problème.
Je reviens quand même sur la première question, dont vous dites qu'elle n'est pas la véritable question, c'est la solidarité militaire. Sur la défense européenne, dont l'émergence a été à Saint-Malo, entre les Anglais et les Français, vous le reconnaissez vous-même, les Britanniques jouent une carte qui est tout à fait utile. Les Français ne sont pas dans cette perspective. Où est la défense européenne dans cette affaire?
R - Il ne faut pas confondre défense européenne et armée européenne. Vous savez l'armée européenne c'est ce que l'on appelait la CED, Communauté européenne de défense, dans les années 50. Et nous avons tiré des enseignements de cela. Qu'est-ce que c'est que la défense européenne ? C'est l'émergence d'une capacité de riposte rapide avec une force de projection de 60.000 hommes. Ce n'est pas une armée qui va se substituer à toutes les autres, et principalement, sur le territoire européen. A partir de là, il y a des questions qui se posent ; celles qu'a posée le Premier ministre dans un discours devant l'Institut des Hautes études de Défense nationale. Est-ce qu'il ne faut pas étendre les missions de cette future défense européenne à l'action antiterroriste notamment sur le continent ? Mais la défense européenne, je le répète, n'a pas vocation à se substituer, pour des actions de projection extérieure lointaine, à l'armée française ou à l'armée anglaise par exemple. Ce sont des domaines qui sont des domaines de souveraineté et qui doivent le rester même si nous devons aussi partager les capacités de projection et les capacités de coordination. C'est cela la défense européenne. Donc pour moi, la défense européenne n'est nullement affaiblie par ce qui se produit, elle est relancée. Mais il faut bien faire la différence entre cette défense européenne et le type d'interventions auxquelles nous serions éventuellement appelés. Je crois par ailleurs qu'il faut rappeler autre chose : nous avons bien dit que nous étions disponibles, que nous souhaitions être consultés, mais pour l'instant aucune demande ne nous a été faite.
Q - Vous disiez que l'important c'est l'affirmation des Européens qu'il y a quand même un certains nombre de nuances, pour ne pas dire de notes discordantes. Je pense par exemple aux propos de Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien, sur la supériorité de la civilisation occidentale. Vous trouvez que l'on aurait du les condamner plus fermement qu'on ne l'a fait? Est-ce que l'on en a fait trop grand cas? Et est-ce le nouveau Haider ?
R - Non, ni par l'origine, ni par le vocabulaire. Vous savez, j'ai lu, avec attention cette déclaration. On en n'a pas fait trop grand cas, mais elle était peut être un peu plus subtile qu'on ne l'a dit. Et, par ailleurs, je crois quand même que la condamnation, ou la réprobation, ont été assez fortes de la part de Louis Michel, qui est le ministre des Affaires étrangères belge, qui préside aujourd'hui le Conseil Affaires générales. La réponse a été forte de la part de Lionel Jospin, et moi-même j'ai eu à m'exprimer sur ce sujet. Je crois que c'est excessivement maladroit, et peut être grave d'ailleurs, que de laisser entendre qu'il y a aujourd'hui des civilisations qui se confrontent, car c'est l'inverse ; nous ne voulons pas de choc des civilisations. Ce n'est pas un choc entre l'Occident, d'une part, et l'Islam, d'autre part. Il ne faut pas, non plus, laisser penser que l'Islam est identique à l'islamisme, au fanatisme et au terrorisme. Et, surtout, il ne faut pas laisser croire qu'il y a, sur notre planète, une civilisation qui serait supérieure. Il y a là , effectivement, des connotations qui sont tout à fait fâcheuses. Il faut se distancier avec beaucoup de force de ces déclarations.
Q - Néanmoins, mais je ne veux pas me faire l'avocat du diable, est-ce qu'il n'y a pas une supériorité d'une civilisation qui joue la laïcité, c'est à dire le respect des différentes religions ?
R - Je ne vais pas me lancer dans ce débat, mais je vais quand même essayer de vous répondre. Moi, je me sens laïque, républicain, français, patriote, et européen. Tout cela à la fois.
Q - C'est ce qu'a voulu dire Berlusconi?
R - Non, je ne crois pas exactement. Dans le contexte italien, la politique italienne, ce sont des choses un peu plus compliquées. Je pense qu'il a voulu dire ce qu'il a dit. Mais, répondons à votre question car elle est effectivement plus importante. Nous sommes en Europe dans une civilisation laïque, la laïcité n'étant pas d'ailleurs exclusive de la religion. Qu'est ce que la laïcité ? C'est dire que, dans l'espace publique, toutes les connotations religieuses ne sont pas dominantes, et celles-ci sont rejetées dans la sphère de la vie privée. Mais la laïcité est aussi tolérance ; tolérance des différences religieuses, mais mises dans leur propre espace. Je crois que, cela, ce sont des valeurs profondément européennes, j'y tiens énormément. Je crois que ces valeurs ont leurs forces, je crois qu'elles ont un message universel, je ne dirais pas pour autant qu'elles sont supérieures aux autres. Elles sont, pour moi, celles dans lesquelles je me reconnais. Mais je ne peux pas non plus les imposer à d'autres. Voilà ce que cela veut dire, simplement. Alors, oui, pour un européen, je crois qu'il vaut mieux être laïque que fanatique. Nous avons, depuis longtemps, tranché nos rapports avec la religion. Mais d'autres pensent différemment. On ne peut pas imposer un modèle.
Q - De votre expérience européenne, dans les derniers jours, autre nuance, est ce qu'il n'y a pas une vraie nuance entre l'attitude de Joschka Fischer et l'attitude d'Hubert Védrine? On a le sentiment que Joschka Fischer, ce qui lui pose d'ailleurs quelques problèmes avec ses camarades verts en Allemagne - tous les Verts ont leurs problèmes- est beaucoup plus insistant sur la solidarité sans condition avec les Etats-Unis, alors que l'on a le sentiment qu'Hubert Védrine met quelques bémols ?
R - Pour moi, cela n'est pas exact. Là encore, il y a une chose qu'il ne faut pas oublier ;en Europe, on a parlé de laïcité, nous avons aussi la diversité de nos cultures nationales, nous avons la diversité de nos rapports aux américains. Et c'est vrai que les anglais sont plus atlantistes que nous. C'est vrai que les Allemands ont traditionnellement un rapport aux Américains un peu plus simple et direct que nous. C'est vrai que M. Berlusconi, vous en parliez, se veut la courroie de transmission du libéralisme à l'américaine. C'est vrai que M. Aznar est un homme qui est conservateur. Mais en même temps, dans cette affaire, la France a pris une attitude d'une clarté sans précédent. C'est vrai qu'en France il y a un fond d'anti-américanisme. Il parait qu'on le trouve même au ministère des Affaires étrangères. Il parait, je ne l'ai jamais constaté. Mais là, Hubert Védrine a pris une position qui est extrêmement claire ; c'est une solidarité totale, et sans condition, avec le peuple américain. ce sont quelques exigences que partagent tous les Européens, y compris Joschka Fischer : c'est à dire, d'abord, celle d'être consulté, la liberté d'appréciation de notre engagement, quand on nous le demandera. Je crois que l'attitude d'Hubert Védrine est d'une grande clarté, et c'est un engagement sans aucune condition. Mais c'est, en même temps, le respect de ce que nous sommes, c'est à dire des membres d'une coalition, et non pas des vassaux ou des serfs.
Q - Vous évoquiez tout à l'heure la diplomatie européenne et le voyage que fait la Troïka à travers un certain nombre de pays. Quel est le propos d'un voyage de ce type et, surtout, quels en sont les résultats et les effets concrets à l'heure où il y a des bruits de bottes.
R - C'est un propos qui est essentiellement un propos politique, et qui passe d'abord par un message qui est l'inverse de ce qu'a dit M. Berlusconi. A savoir que, pour nous, nous ne sommes pas dans un choc des civilisations. Justement, cette bataille est une bataille contre le terrorisme. Nous cherchons à bâtir une coalition extrêmement large qui n'est pas la coalition des Occidentaux contre l'Islam. Chacun a sa place dans cette affaire. Nous devons, deuxième message, rechercher quelque chose qui soit totalement multiforme. Bien sur, il y aura une riposte de type militaire contre Ben Laden ; bien sur, il y a la condamnation du régime des Taleban, Lionel Jospin l'a faite. Mais, au-delà de cela, l'action contre le terrorisme est une action qui doit porter sur les sources du terrorisme, sur ses sources de financement, et c'est un sujet extrêmement important. Une action qui doit aussi porter sur des actions de renseignement. C'est ce message, à la fois politique, pacifique, profondément lié à la recherche d'un accord de civilisations - comme pour la Troïka - plutôt que d'un choc de civilisations, qui est très important. Quel ministre des Affaires étrangères pourrait le faire seul ? C'est là que l'on voit la plus-value de l'Europe. C'est très important qu'Hubert Védrine aille au Proche-Orient, c'est très important que Joskha Fischer s'exprime. Mais, en même temps, je crois que c'est plus fort lorsque ce sont les Européens qui, ensemble, portent un message. On voit bien, dans cette crise, que l'Europe peut être, mais n'est pas tout à fait, c'est la voie que l'on dessine, un multiplicateur de puissance pour notre pays.
Q - Vous avez évoqué tout à l'heure la réunion des ministres européens de la Justice et de l'Intérieur. Ils ont donc lancé l'idée, et même le projet, d'un mandat européen. Concrètement, quand est ce que cela va se mettre en place?
R - Nous sommes là sur quelque chose qui est extrêmement important. Depuis une dizaine d'années, depuis le Traité de Maastricht, nous avons certes bâti une Union économique et monétaire, mais aussi construit ce que l'on appelle "le troisième pilier", qui sont les affaires de "Justice et d'Affaires intérieures". C'est-à-dire une coordination en matière de police et de justice. Et nous avons connu, dans ce domaine, des progrès raisonnables jusqu'à un Sommet à Tampere, en Finlande, en 1999. Je pense que nous allons faire, dans les six mois qui viennent, plus de progrès en cette matière que dans le dernière décennie parce que cette affaire terroriste nous fait prendre conscience que la lutte contre un fléau, qui est un fléau international, face à des organisations qui sont structurées comme des multinationales, cette lutte là ne peut pas être strictement nationale. Elle exige la coopération. Je crois, effectivement, qu'il va y avoir des barrières qui vont tomber. Non pas que nous allions directement vers une justice et une police européennes directement intégrées, mais vers une très forte harmonisation. Voilà le préalable que je voulais faire. Alors concrètement, ce qui a été décidé en principe dans cette affaire, c'est un mandat européen. Le fait que l'on puisse, sur le territoire de l'Union européenne, arrêter quelqu'un au nom d'une procédure judiciaire et substituer cela à des procédures d'extradition, qui sont extrêmement longues, et extrêmement formalistes.
Q - Cela pourra entrer en vigueur très tôt ?
R - Cela entrera en vigueur très tôt, mais il faut le temps de le préparer sur le plan judiciaire et sur le plan juridique, car c'est quand même quelque chose qui va toucher à toutes nos législations. Mais je pense que, dans l'espace de quelques mois, on doit pouvoir y arriver. Il y a eu la réunion des ministres, et il y a eu aussi le Conseil européen qui a confirmé cela. Je crois que l'idée que, sur toute l'Europe, on puisse arrêter quelqu'un grâce à une procédure est beaucoup plus forte que les actuelles procédures d'extradition, qui veulent dire qu'on a encore des barrières. Il n'y a pas que cela. Il y aussi Europol, l'unité de police européenne. Il s'agit de lui donner maintenant des missions. Faire qu'elle soit une sorte de FBI européen, que l'on ait, là aussi, une coordination sur tout le territoire. Et il y a aussi ce que l'on appelle Eurojust, c'est à dire des magistrats de liaison qui peuvent travailler entre eux. Il y a enfin une définition commune du terrorisme, qui n'existait pas dans nos pays. Bref, je crois que l'on va connaître là une accélération formidable de l'Europe sur un domaine qui est un domaine très concret, et vital, pour nos sociétés et pour nos concitoyens.
Q - Si on vous écoute bien, d'ici à quelques années, avec cette accélération, on aura notre FBI, notre harmonisation judiciaire ...
R - Et peut-être notre parquet européen, oui. On doit aller vers cela. Encore une fois, ce n'est pas une justice européenne, ce n'est pas une police européenne, mais c'est une harmonisation de toutes nos législations pour que nous puissions fonctionner de façon compatible, avec des éléments qui sont des éléments, en effet, de supranationalité, et qui sont des éléments proprement européens en la matière.
Q - Autre relais de la réponse à ces attentats, c'est la réponse à la dépression économique, ou au risque de récession économique qui aurait été en quelque sorte accélérée par ces attentats. Alors on a le sentiment, à ce propos, que l'on a davantage d'efforts de réponses nationales et de réponses européennes. On va parler bien sur de la Banque Centrale Européenne, mais dans les mesures de relance conjoncturelles, vous me corrigerez si je me trompe, je crois que Lionel Jospin est en train d'essayer de concocter un certain nombre de mesures, dont le versement de la prime pour l'emploi anticipé, des aides supplémentaires pour les réinsertions à l'emploi, des allégements fiscaux pour les entreprises, en résumé un train de mesures. Quelle est la valeur, ou l'efficacité, d'un train de mesures de ce type s'il ne s'inscrit pas, et apparemment cela n'existe pas, dans une politique européenne économique commune et maîtrisée face à cette situation?
R - Vous savez que, depuis longtemps, je suis partisan d'une coordination beaucoup plus forte des politiques économiques, ce que vous avez appelez une politique européenne commune. Par exemple, les socialistes, et j'étais le responsable de leur projet en 1997, avaient proposé un gouvernement économique de la zone euro, ce que Dominique Strauss-Kahn avait en partie créé avec l'euro-12. Mais j'en viens quand même à la situation précaire actuelle. Premièrement, je crois qu'il est prématuré, maladroit, et peut être erroné de parler d'une récession européenne. Sans doute erroné, parce que l'Europe n'est pas en récession. Nos économies continuent à être en croissance et on ne connaît pas, à dire vrai, l'impact exact de ce qui s'est passé aux Etats-Unis. Je connais bien les Etats-Unis, nous avons des précédents historiques. Il y a deux scénarios ; il y a un premier scénario qui est que cela a aggravé des signes de récession qui existaient déjà, que cela représente un coût massif, que cela atteint certains secteurs - l'industrie aéronautique, le bâtiment, etc ....- et que les Etats-Unis vont entrer en récession. Mais il y a un deuxième scénario, qui est celui du sursaut et du rebond rapides qu'il ne faut pas négliger...
Q - Vous remarquerez que le président Bush aide à ce sursaut...
R - Absolument. Mais avec, il faut bien le reconnaître, des caractéristiques propres de l'économie américaine qui a justement une monnaie qui est dominante. D'où l'utilité d'une monnaie commune. Je crois par exemple, pardonnez moi cette parenthèse de politique nationale, que ceux qui aujourd'hui préconisent de reporter l'euro ne sont pas sérieux. C'est une attitude à la fois de faiblesse politique, et c'est une attitude qui n'est pas responsable. Quand on a une monnaie forte, on est beaucoup plus capable, effectivement, de domestiquer sa politique budgétaire. Je ferme là cette parenthèse...
Q - Destinée à votre voisin franc-comtois Jean-Pierre Chevènement si j'ai bien compris...
R - Absolument. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de sérieux de dire cela maintenant. J'en viens à la récession. Les Américains sont effectivement en train d'injecter de la liquidité budgétaire et monétaire dans l'économie, et les Européens le font aussi à leur façon. Vous avez parlé de la Banque centrale européenne. Que ne lui a-t-on pas reproché ? On lui a reproché d'être frileuse, laxiste, et il nous est arrivé d'ailleurs, aux uns et aux autres, de le penser à tel ou tel moment. Là, il y a une baisse des taux extrêmement importante, qui représente plusieurs dizaines de milliards d'euros dans l'économie ; 0,5 point, c'est sans précédent, et cela a été fait de façon cordonnée avec les Américains.
Q - Alors est ce que cela suffit? Est-ce que vous souhaiteriez, vous, comme certains l'ont exprimé au sein du parti socialiste, un plan de relance européen avec notamment la relance de grands travaux à la manière de ce que souhaitait Jacques Delors il y a quelques années?
R - J'ai dit, tout d'abord, que la récession ne paraissait nullement avérée, j'ai expliqué qu'il y avait une riposte monétaire, et il y a un troisième point qui est que, à partir du moment où on dit cela, et je crois qu'un plan de relance européen est prématuré, les Européens ont affirmé entre eux qu'ils étaient capables de penser, le cas échéant, à prendre des mesures communes. Et nul doute que, si cette récession devait arriver, ils le feraient. Mais il faut choisir le bon moment.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)