Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "Arte", le 12 juin 2001, sur les relations franco allemandes, le débat sur l'avenir de l'Union européenne et les relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis.

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Média : Arte

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, de quoi ont besoin les relations franco-allemandes ? De clarification ? De confrontation intellectuelle ? De compromis éventuellement ? Que se passe-t-il ?
R - Je dirais qu'après la période des dernières années pendant lesquelles il y a eu beaucoup de changements politiques, à Bonn et Berlin, et à Paris, et d'autre part une présidence allemande, puis une présidence française, avec, en plus, au programme de la présidence française une extrême et complexe négociation institutionnelle, la France et l'Allemagne avaient besoin de se retrouver et de rebâtir ensemble de façon méthodique et large, un consensus sur les sujets immédiats que nous avons à traiter.

Q - Quand vous dites "ensemble", c'est peut-être un espoir ou un vu car les positions en présence sur l'architecture future de l'Europe sont quand même très écartées.
R - Il faudrait distinguer deux choses : à partir de janvier, le président, le chancelier et le Premier ministre ont décidé de se retrouver pour dîner tous les deux mois en présence de M. Fischer et de moi-même, et de balayer tous les sujets.

Q - Ca marche bien ça ?
R - Ca marche vraiment bien. Et nous sommes en train de rebâtir le socle non seulement d'une confiance mais d'un vrai travail en commun. Alors on traite de tout. On ne traite pas uniquement de la question de l'avenir de l'Europe qui sera tranché en principe en 2004, mais des sujets de maintenant. On a déjà vu d'ailleurs au Conseil européen de Stockholm en mars, où la France et l'Allemagne se sont trouvées sur des positions identiques à peu près sur tout. Et on parle également de l'actualité : on parle du Proche-Orient ; on parle des Balkans, des relations avec la Russie, les Etats-Unis, on parle de tout.
Pour le reste, il y a la discussion, le grand débat démocratique sur l'avenir de l'Europe. Là, on n'est pas du tout dans la phase de conclusion.

Q - Vous voulez parler des deux visions, la vision de Paris et la vision de Berlin sur le futur de l'Europe ?
R - Il n'y a pas deux visions. Il y a beaucoup plus que ça, déjà.

Q - Donc c'est le principal ?
R - Non, il ne faut pas négliger les positions des autres comme ça. Et puis en Allemagne, il y a plusieurs positions.

Q - Entre MM. Schroeder et Fischer, il y a déjà une nuance, vous trouvez ?
R - Il y a des nuances mais ce n'est pas du tout une critique. C'est normal, c'est le débat démocratique, et M. Fischer a évolué entre l'an dernier et maintenant. En France, il y a déjà plusieurs positions aussi. C'est un processus qui ne doit être conclu qu'en 2004. Nous sommes en 2001. Donc nous sommes dans la phase où les différents pays d'Europe entrent dans ce grand débat sur l'avenir de l'Europe élargie, expriment des visions d'avenir, comme l'avait fait le président de la République, comme l'a fait récemment le Premier ministre. A partir de là, les autres réagissent, ont leur propre discours, expriment leur vision et c'est beaucoup plus tard que nous orienterons au moment de la synthèse. Evidemment, chaque pays devra à ce moment-là arrêter sa propre position par des mécanismes politiques démocratiques normaux disant voilà la position française, ou allemande, ou britannique.

Q - Ce n'est pas pour botter en touche comme on dit en termes sportifs ?
R - Non, c'est pour tirer partie d'un calendrier qui fait que nous avons prévu un vrai débat démocratique et si on conclut maintenant, cela veut dire qu'on a peur du débat. Cela voudrait dire qu'on va confisquer un débat qui doit se développer. Si on veut que ce débat ne soit pas mené par des spécialistes de débats sur l'avenir de l'Europe et qui défendent chacun leur thèse ; si on veut que cela concerne les quinze pays, si on veut que cela concerne les pays candidats, les douze, comme on l'a prévu et que dans chaque pays cela intéresse des forces politiques, économiques, sociales, culturelles qui ne sont pas en permanence sur ce débat, il faut un certain temps. C'est pour cela que nous avons décidé en décembre dernier à Nice que ce n'est qu'à Laeken en Belgique en décembre 2001 que nous fixerons les modalités de cette discussion pour la période 2002-2003. Il faut donner du temps à ce débat pour qu'il puisse respirer et s'exprimer. On en est qu'au début et chacun exprime à ce stade ses préférences.

Q - D'accord, Monsieur le Ministre, mais tout ça est tout de même très réactif. Regardez comment la prise de position très circonstanciée de Lionel Jospin a été reçue comme une sorte de rejet de la position de Gerhard Schroeder.
R - C'est une analyse superficielle. Et à mon avis, elle ne tiendra pas. Parce que d'abord dans ce discours, il y a un développement très important sur le fond du projet. Qu'est-ce que c'est le projet pour l'Europe aujourd'hui ? Et en quelque sorte, Lionel Jospin dit qu'il faut que l'Europe ait l'ambition de devenir un continent exemplaire sur tous les plans de la vie sociale, économique, politique, la liberté, les droits.

Q - Exemplaire par rapport à quels pays ?
R - Au reste du monde. Alors après, tout cela se décline politique par politique. Il y a des propositions institutionnelles qui ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe, comme une sorte de mécano. C'est une vision. Moi, j'ai plutôt le sentiment, et j'ai bien regardé la réaction dans les quinze pays, que cet ensemble de propositions s'est situé au cur du débat, au centre de gravité entre les uns et les autres. De toute façon, ces positions vont évoluer. Elles vont être interactives, elles vont réagir.

Q - Donc un compromis sera éventuellement possible ?
R - Plus tard, parce qu'il ne faut pas le faire maintenant. Encore une fois, si on veut conclure sur des positions françaises et allemandes à la mi 2001 alors que les autres pays ne sont même pas dans le débat, cela veut dire qu'on a peur de la discussion et qu'on veut la confisquer. Ce débat ne peut être ni confisqué ni enjambé. Il ne faut pas en avoir peur. Il faut en utiliser tout le potentiel démocratique et intellectuel. C'est pour cela qu'on a un calendrier : 2001 : débats nationaux ; chacun définit son Europe idéale en quelque sorte. 2002 : ça continue, il y a des élections dans plusieurs autres grands pays d'Europe. Il vient d'y en avoir en Italie, en Grande Bretagne. 2002, c'est la France et l'Allemagne. Après quoi, sous une forme que nous aurons à fixer, peut-être une convention inspirée de celle qui avait fait la Charte, encore qu'il faille l'adapter sur certains points, peut-être des groupes de sages, peut-être une autre formule. On va décanter cette discussion, ce débat. Nous aboutirons à quelques options pour l'avenir de l'Europe. A partir de ce moment-là, une Conférence intergouvernementale prendra le relais et puis sera conclue, comme c'est le cas forcément, démocratiquement, constitutionnellement, par un conseil européen en 2004. Il faut faire le tour de toutes les dimensions.

Q - On a tout de même l'impression qu'il y a une sorte de concurrence, de lutte d'influence même entre les deux capitales, entre Paris et Berlin.
R - Cela aussi, c'est une interprétation que je trouve étrange, biaisée, marquée par des a priori.

Q - C'est que les journalistes pour le spectacle diplomatique, vous le savez bien...
R - Il y a un débat sur l'avenir de l'Europe. Des responsables politiques allemands s'expriment. Le ministre des Affaires étrangères, le président de la République, le parti du Chancelier, ce n'est pas fini. Ils vont revenir sur le sujet. Ce n'est pas parce que quelqu'un fait un discours qu'il n'a plus le droit de s'exprimer sur le même sujet. En France, le président de la République, le Premier ministre, des forces politiques, ce n'est pas une concurrence, c'est une participation, c'est une contribution. Il y a eu un discours de Tony Blair important, un discours du Premier ministre belge, un discours des Italiens, de M. Aznar. Il y a eu beaucoup de déclarations, sans parler des très nombreuses déclarations du Parlement européen ou de la Commission. Donc nous sommes dans cette phase. Il faut que chacun développe son raisonnement, exprime ses idées à la fois sur l'objectif de l'Union européenne élargie et sur la mécanique institutionnelle, où il y a plusieurs familles d'esprit et de propositions.
Encore une fois, il faut qu'on ait pris le temps de bien mesurer les avantages et inconvénients de toutes les formules proposées. Est-ce qu'il faut garder le triangle institutionnel qui a fait le succès de l'Europe jusqu'à maintenant par exemple (Parlement, Commission, Conseil) ? Le Premier ministre a pris clairement position pour la préservation de l'équilibre mais en renforçant chacun des 3 éléments. C'est une position, mais il y en aura d'autres.
C'est extraordinaire cette période de débat, cela ne s'est jamais passé avant ; quand on a franchi les étapes (Traité de Rome, Traité de Maastricht, Traité d'Amsterdam), on n'a pas pris ce qu'on appelle du temps. C'était trop compliqué. Là, l'Europe a atteint un tel point qu'il y a un désir de clarté, de lisibilité, de démocratie, d'efficacité et que cela coïncide avec le plus grand élargissement que nous n'ayons jamais eu à négocier.

Q - Est-ce qu'il n'y a pas une sorte de crainte non-dite de ce grand fédéralisme englobant, à l'allemande, version berlinoise, et qui notamment peut faire peur aux petits pays ? On l'a bien vu en Irlande.
R - Il n'y pas de crainte. Il y a simplement des points avec lesquels on peut être d'accord ou pas d'accord. Tout dépend de ce qu'on entend par fédéralisme.
Dans la plupart des cas, ceux en France qui sont très fédéralistes associent l'idée de fédéralisme à l'idée d'intégration renforcée des politiques. Puis, ils découvrent qu'il y a une position du SPD qui s'affiche comme plus fédéraliste à cause des pouvoirs de la Commission mais qui en même temps voudrait mettre fin à certaines politiques communes. Donc, ils n'intégreraient pas plus, au contraire. Alors, cela fait réfléchir.

Q - En fait, il y a plusieurs formes de fédéralisme.
R - Oui, c'est vrai. Le débat sur l'avenir de l'Europe, cela consiste à se demander et au bout du compte à clarifier, quels sont les pouvoirs exercés au niveau de l'Europe et quels sont les pouvoirs exercés au niveau des Etats-nations et aussi des régions. Et deuxièmement, une fois qu'on a déterminé les pouvoirs exercés au niveau de l'Europe, qui les exerce ? Parlement ? Commission ? Représentants des gouvernements ? On revient à l'équilibre ou pas de ce triangle. C'est facile à dire comme cela mais après il y a des dizaines de formules différentes et d'ailleurs on parle de Constitution qui éventuellement pourrait englober tout cela et écrire les nouveaux textes en les clarifiant. Il faut du temps pour cela. Le temps, c'est aussi une forme de respect du rythme nécessaire du débat démocratique.

Q - On est tout de même loin de la vision franco-allemande un peu romantique des débuts ?
R - Mais c'est beaucoup plus compliqué ce que nous avons à faire maintenant. A la limite, c'était immensément courageux, ce n'est pas moi qui vais réduire les mérites des générations de Gaulle-Adenauer ou encore de Monnet et Schuman, ou ce qui a été fait après par Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, par François Mitterrand et Helmut Kohl.
Le problème devant lequel nous sommes est sans précédent. D'abord, nous avons des problèmes de réussite. C'est parce que la construction européenne a réussi de façon tout à fait stupéfiante, ce qui ne se compare à rien d'autre dans l'histoire de l'humanité - des nations libres et souveraines qui s'associent pour exercer en commun leur souveraineté et dépasser les particularismes tout en préservant les identités -, cela n'est comparable à rien. Donc, on arrivait à un tel point d'ambition, de compétences, de perfectionnement, que nous sommes devant des problèmes que Kohl et Mitterrand n'avaient pas à traiter.
Deuxièmement, les questions d'élargissement. Bien sûr, on est passé de 6 à 9, de 9 à 10, de 10 à 12 et de 12 à 15. Mais ce n'est rien à côté de ce qui se prépare : le passage potentiel de quinze à vingt-sept, voire plus de trente.
Cela impose de repenser l'ensemble du système tout en préservant les acquis. Alors on ne va pas non plus le repenser en faisant un show dans une sorte de pseudo-fédéralisme de façade en perdant toutes les politiques communes qui forment la chair de l'Europe. On voudrait même en faire quelques-unes en plus des politiques communes, soit tous ensemble, soit quelques-uns par les coopérations renforcées.
C'est une vaste discussion. Il faudra beaucoup d'interviews, de discussions, d'échanges, de missions, de colloques, de livres, pour que l'opinion publique dans son entier, se soit saisie de la discussion et qu'elle soit prête à trancher au moment venu.

Q - Donc, au fond, le Sommet de Fribourg aujourd'hui, c'est un sommet comme les autres ? Il ne faut pas à chaque fois attendre des résultats extraordinairement spectaculaires dans ce sommet franco-allemand ?
R - Là, on change d'horizon temporel. On parle d'un débat qui se développe sur plusieurs années, qui débouche en 2004 par rapport à la grande Europe. Fribourg est un sommet franco-allemand. Il y en a deux par an sous cette forme, extrêmement utiles parce qu'on passe en revue et on harmonise les choses sur l'actualité immédiate. Fribourg permet d'abord de traiter le thème général du sommet qui est la lutte contre le racisme et toutes les formes d'exclusion, c'est très important. Et les ministres de l'Intérieur sont un peu au centre de ce sommet pour cette raison. D'autre part, nous achevons d'harmoniser nos positions avant le Conseil européen de Göteborg qui est très important et qui est d'ailleurs précédé par une autre rencontre importante entre le président Bush et les Quinze. Donc, voilà l'utilité immédiate du Sommet franco-allemand. Et puis naturellement, on parle de tout : Proche-Orient, Balkans. A chaque fois, il faut que les positions franco-allemandes en sortent plus fortes, plus harmonisées qu'elles ne le sont, même si elles le sont déjà beaucoup.

Q - Vous venez de parler du président Bush et de sa présence au Sommet de Göteborg. Vous étiez récemment à Washington. On a le sentiment que la politique étrangère du président Bush a quelques difficultés à se faire percevoir de façon claire et nette. C'est un sentiment que vous partagez ?
R - Ce qui caractérise cette politique étrangère à son début, à mon avis, c'est une tentation unilatéraliste, un état d'esprit assez souverainiste. Les Etats-Unis ne veulent pas contracter des engagements supplémentaires. Ils ne veulent pas être soumis à des contraintes et ils considèrent que leur poids, leur puissance tout à fait exceptionnelle sous toutes ses formes, leur rôle dans le monde, font qu'ils n'ont pas à souscrire à des textes nouveaux et qu'ils doivent d'abord affirmer leur propre politique et leurs propres intérêts. C'est l'état d'esprit au départ.

Q - C'est une sorte de superbe isolement, pour ne pas dire isolationnisme ?
R - Pas du tout. Il n'y a aucun isolationnisme parce qu'ils veulent tout à fait exercer leur pourvoir dans le reste du monde. Cela n'a rien à voir avec les Etats-Unis de 1920, après la Première guerre mondiale. Ils veulent tout à fait exercer leur influence dans l'ensemble du monde et préserver leur pouvoir mais ils veulent le faire de façon unilatéraliste. Donc unilatéralisme, pas isolationnisme. C'est-à-dire qu'ils veulent décider eux. C'est le point de départ, parce que je pense que cela va évoluer.
Au point de départ, ils trouvent normal de débattre à Washington entre eux au sein de l'exécutif et avec le Congrès américain. Ils trouvaient, en tous les cas dans les premières semaines, moins évident d'avoir à négocier avec des partenaires extérieurs fussent de vieux alliés. C'est un état d'esprit. C'est un petit peu par contraste, après la présidence de Clinton. Mais c'est en train d'évoluer et cela ne peut pas ne pas évoluer parce que même les Etats-Unis, malgré leur puissance exceptionnelle, ne peuvent pas s'abstraire du monde dans lequel ils sont, ne serait-ce que pour des raisons d'intérêts. Ils vont évoluer et je pense que les deux déplacements du président Bush en Europe, celui-ci plus celui qu'il fera dans quelques semaines pour le G8, devraient à mon avis favoriser et je l'espère, accélérer cette évolution.

Q - Est-ce que l'on peut parler de relations euro-américaines ? Est-ce que cela existe ?
R - Cela dépend des domaines. Il y a des domaines dans lesquels cela n'existe pas. En fait, il y a des relations franco-américaines, germano-américaines, anglo-américaines, etc.. Il y a quand même des relations globales notamment dans le domaine commercial, d'autant que l'Europe est très bien organisée, qu'elle négocie, par exemple au sein de l'OMC, de façon unique, à travers un commissaire spécialisé qui est en ce moment M. Lamy, à partir de positions élaborées à quinze. Donc, là, il y a des relations euro-américaines. Qu'en dire ? Il y a des changes économiques tout à fait considérables. Il y a des contentieux dont on parle tout le temps. Rappelez-vous les discussions sur la banane, les OGM, certaines formes de soutien américain à leurs entreprises à travers des procédures d'assurances, de défiscalité. Mais cela représente 2% du montant global. Ce n'est pas un sujet si gros que cela en fait.
Pour le reste, il y a une série de sujet où les positions ne sont pas forcément les mêmes d'un pays à l'autre, encore que je sente s'harmoniser les réactions européennes face aux Etats-Unis.

Q - On pouvait lire récemment dans la presse américaine, évidement ce n'est pas la position de l'administration américaine, tout de même c'est un reflet, que l'Europe aspire à une sorte de rôle important sur la scène mondiale mais que, à part ça, elle n'est pas même, j'allais dire un mot plus familier, elle n'est même pas fichue d'organiser ses propres relations internes. Donc, ils avaient ces commentaires un tout petit peu méprisants à l'égard des Européens.
R - C'est un réflexe que l'on rencontre souvent aux Etats-Unis depuis toujours. C'est la plaisanterie de Kissinger qu'il dément avoir faite d'ailleurs, en demandant quel est le numéro de téléphone de l'Europe. Il y aurait assez beau jeu de plaisanter sur ce point puisqu'il se trouve que l'Europe, c'est sa réalité historique, c'est une complication, mais c'est une richesse aussi, est composée d'un certain nombre d'Etats-nations (quinze, vingt-sept, etc.). C'est assez facile à dire. En même temps, ces Etats-nations font un effort tout à fait étonnant pour harmoniser leurs positions. Par exemple aujourd'hui, tous les Européens sont exactement d'accord dans les Balkans. Ce n'est pas facile, mais il n'y a pas de désaccord entre nous. Au Proche-Orient, on est de plus en plus proches. En matière commerciale, nous avons des positions uniques par rapport aux Etats-Unis. Et donc, l'harmonisation se renforce. Alors, du côté américain, mais tous les Américains ne sont pas comme cela et notamment les responsables sont souvent plus mesurés dans leur vision, du côté américain, il y a toujours un peu de goguenardise quand les Européens disent "on va faire ceci et cela". Parfois plus : dans l'affaire de l'euro, en somme, le commentaire a été tout à fait critique. Il a été à la fois critique, hostile, inquiet et sceptique. Ils disaient cette rumeur épouvantable d'ailleurs "cela ne marchera pas", ce qui permettait de dire "à ce moment-là, rassurez-vous si cela ne doit pas marcher". Et puis finalement l'euro a marché. Aujourd'hui, on voit cette ambivalence sur la défense européenne. Ils ne sont pas très pour, ils n'osent pas être tout à fait contre. Ils nous disent "d'accord, à condition que cela ne perturbe pas l'Alliance atlantique", mais ce n'est pas notre intention. Ce serait bien sot de notre part de vouloir affaiblir l'Alliance atlantique qui est un élément de notre propre sécurité. Le monde veut que l'Europe ait ces moyens en plus. Alors, ils nous regardent du coin de l'il en se demandant comment cela va tourner. C'est vrai que cela dépend de nous de donner ou non une vraie consistance, un caractère vraiment opérationnel à cette défense européenne. Il y a cet état d'esprit américain mais en même temps, il y a toujours des Américains qui jouent le jeu, qui sont positifs et qui arrivent à se projeter dans l'avenir.

Q - Vous pensez que le président Bush fait partie de ces Américains-là ?
R - D'après ce que je vois et ce je comprends, il n'a pas spécialement d'a priori, dans un sens ou dans l'autre. Il avait réagi sur la défense européenne d'une façon qui n'était pas trop fermée quand Tony Blair lui avait présenté sa conception. En tout cas, en ce qui nous concerne, nous, les Européens, nous souhaitons que les Américains demeurent très engagés dans le monde de façon constructive naturellement, en partenariat avec nous. Donc, nous souhaitons qu'ils surmontent, quand ils l'éprouvent parfois, ce sentiment d'énervement ou de méfiance par rapport à tel ou tel projet européen et que nous puissions travailler ensemble.

Q - Vous ne vous dites pas parfois : "Vivement que nous fassions jeu égal avec eux !" ?
R - Non. Ce n'est pas un souhait en l'air, c'est un travail quotidien. Et d'autre part, je ne crois pas que cela soit un bon objectif de chercher à leur faire la course. Ce n'est pas un problème de compétition. Notre propre vision de l'Europe, c'est qu'il faut que l'Europe soit exemplaire, ce n'est pas pour bâtir exactement le même type de société que la société américaine, même si c'est une société cousine. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Il s'agit peut-être de faire jeu égal. Il s'agit d'être capable de travailler ensemble, dans un partenariat vrai, c'est-à-dire sur un pied d'égalité, de respect mutuel. Cela fait des dizaines d'années que l'on parle d'une Alliance atlantique à deux piliers, il n'y a jamais eu deux piliers. On est peut-être en train de fabriquer le deuxième pilier, donc il faut l'accepter. Je crois que nous devons travailler ensemble parce que quand on pense à tous les défis globaux dont on parle tout le temps (environnement, climat, drogue, crime organisé, sida, fossé entre les riches et les autres, etc...). Qui est-ce qui est capable de traiter cela, en dehors des déclarations de bonnes intentions ? Il faut vraiment additionner le potentiel américain et le potentiel européen qui se renforcent chaque année pour traiter ces grands problèmes du monde d'aujourd'hui. Donc l'objectif c'est plutôt un partenariat qu'un affrontement, mais un partenariat sur une base d'équilibre.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr , le 14 juin 2001)